24 Nov 2012, 09:38
« Je suis peut-être
trop intelligent »
Suspendu depuis le début de la saison en Championnat,
le milieu marseillais va découvrir la L 1 demain. Il revient
sur sa réputation et évoque sa personnalité à part, dans ce milieu.
La nuit est tombée depuis longtemps au-dessus du Vélodrome, où Marseille vient de se faire éliminer de la Ligue Europa après sa défaite face à Fenerbahçe (0-1). Joey Barton a joué mais il n’est pas fatigué. Le rendez-vous est fixé au lendemain, il est d’accord pour l’avancer. Il s’installe à table, dans les entrailles du stade, et on ne l’arrête plus. Il parle de sa passion pour le foot, son enfance à Liverpool, son image de « bad guy ». Toujours prolixe, souvent passionné, parfois drôle, il ne quittera les lieux qu’aux alentours de deux heures du matin, au volant de la Citroën du club, direction Cassis, où il s’est installé avec sa compagne et son fils.
MARSEILLE –
de notre envoyée spéciale
« AVEZ-VOUS PROFITÉ de votre suspension (1) pour vous faire une opinion de la L 1 ?
– Je l’ai regardée, comme supporter frustré de l’OM. Je tapais dans chaque ballon depuis mon canapé. En France, c’est un jeu complètement différent. C’est beaucoup plus méthodique, plus réfléchi qu’en Premier League. Ici, ce n’est pas le plus fort qui joue pour gagner, c’est souvent l’équipe qui reçoit qui doit faire le jeu pour battre celle qui se déplace. En Angleterre, la mentalité est différente : les grosses équipes jouent pour gagner partout, tout le temps.
– Vous avez pu vous faire une idée de la ville de Marseille ?
– J’y vais parfois faire un tour. Les gens me reconnaissent mais sont toujours très chaleureux. Ils veulent une photo, un autographe. C’est normal, ça fait partie de mon boulot. La plupart des footballeurs viennent de la classe ouvrière, mais ils oublient un peu vite. Moi, j’ai toujours eu un bon rapport avec les supporters. Je me reconnais en eux.
– Connaissez-vous vraiment leur vie ?
– Je sais qu’en Angleterre le salaire moyen est de 15 000 livres (environ 18 500 euros) par an. Je pense qu’ici ça doit être à peu près la même chose. J’ai conscience de la valeur des choses. Dans un sens, j’ai eu la chance d’aller en prison. J’étais vraiment dans un cocon doré, et l’argent m’avait transformé un peu. À Newcastle, je gagnais 75 000 par semaine (92 700 euros), et j’avais un contrat de cinq ans. J’avais vingt-quatre ans et je me disais : pendant cinq ans, je vais prendre quatre millions par an !
– C’était compliqué à gérer ?
– Tu perds un peu de vue le sens des choses. Ça n’est pas un salaire normal. Et personne ne nous apprend, personne ne vient et dit : “Voilà ce que tu peux faire de ton argent.” L’argent résout énormément de choses, mais plus tu as d’argent, plus tu as de problèmes, en même temps. Quand j’étais en prison (2), je gagnais sept livres par semaine. Et c’était presque plus simple. Tu as sept livres, tu vas acheter à manger avec, et c’est tout.
– Ces deux mois en prison, ça vous a appris quoi ?
– Au-delà des barreaux à la fenêtre qui t’empêchent de sortir, les choses qui me manquaient vraiment, c’était mon propre oreiller, mon lit, prendre une douche quand je voulais. Ces petites choses. Les voitures, les filles, les boîtes de nuit, ça ne te manque jamais, pas un instant. Ça m’a servi pour mieux hiérarchiser mes priorités, et aussi pour me donner une conscience sociale. Je pense que si tu travailles dur, tu arrives à ce que tu veux, j’y crois vraiment. Je suis là aujourd’hui, et peu importe ce que les gens écrivent, ce qu’ils pensent. Je me dis : “J’ai mérité ça, j’ai travaillé dur.” Je sais que j’ai beaucoup de chance, mais j’ai travaillé aussi.
– C’est un métier si compliqué, d’être footballeur ?
– Oui. Aujourd’hui, le problème avec certains jeunes joueurs, c’est qu’ils veulent être footballeurs, mais ils ne veulent pas tout ce que ça implique. Et ça implique de bosser tous les jours comme un fou pour réussir. Je me demande parfois s’ils aiment vraiment le jeu. Certains sont simplement contents d’être sur le banc ! Moi, quand j’étais sur le banc, à vingt et un ou vingt-deux ans, je ne le supportais pas, parce que j’étais persuadé d’être meilleur que les gars sur le terrain. Alors je me plaignais : “Hey, c’est moi qui dois jouer, je suis meilleur que lui.” Aujourd’hui, je ne vois jamais ça ! À quinze ans, ils ont un agent et un contrat avec un équipementier ! Moi, quand j’étais en formation à City, je gagnais 72 livres (89 euros) par semaine. Je prenais le train tous les jours pour Manchester. Je partais à 7 heures du matin, je rentrais à 7 heures du soir. Je n’ai pas eu de vie sociale pendant deux ans !
– Mais vous ne pouviez pas vivre à Manchester ?
– Je ne pouvais pas vivre dans une autre famille. J’étais tellement proche de la mienne. Et Liverpool n’était pas si loin. J’étais content. À l’époque, ma grand-mère me disait : “Je ne veux pas que tu deviennes un grand joueur. Je veux que tu joues en D 2, que tu aies une belle maison et une vie tranquille. Si tu gagnes trop d’argent, que tu es connu, ce sera compliqué.” J’avais quinze, seize ans et je me disais : “Mais qu’est-ce qu’elle raconte ?” Aujourd’hui, je me rends compte qu’elle avait raison. Elle ne voulait pas de ce monde-là pour moi. Dans ce milieu, ça va tellement vite, c’est parfois difficile de garder ta santé mentale.
– Le foot a toujours fait partie de votre vie, dès votre enfance à Liverpool ?
– C’était foot, vingt-quatre heures par jour. On grimpait au mur pour voir les entraînements d’Everton, on les attendait après pour avoir les autographes. J’allais aux matches et comme parfois on n’avait pas de billet, il fallait se faufiler dans le stade sans se faire repérer, au milieu de la foule.
– Quand avez-vous réalisé que vous pourriez en faire un métier ?
– À six ans, j’étais sûr que je deviendrais joueur de foot ! On m’a souvent dit que j’étais trop petit, pas assez bon. Mais je ne le croyais jamais. Quand j’ai eu dix-sept ans, à City, ils m’ont dit : “Tu n’as pas assez grandi, on ne va pas te garder.” Et je me suis dit : “Tant pis pour eux, ils y perdront.” Je n’ai pas douté un instant. Finalement, ils m’ont gardé.
– Quand vous aviez signé à l’OM, vous aviez expliqué : “D’où je viens, quand je frappe quelqu’un, la moindre des choses c’est qu’il me frappe en retour.” C’était vraiment ça ?
– C’était un environnement normal de classe ouvrière, je pense. Où la violence était la norme. Les gens se battaient, c’était comme ça. Là d’où je viens, un homme doit être un homme. Pleurer, montrer des émotions, c’est perçu comme une vulnérabilité qui sera forcément exploitée par les autres. Alors, tu développes un mécanisme de défense pour te protéger. Si tu montrais la moindre faiblesse, on te prenait ton vélo, tes chaussures, ton ballon. On n’avait pas les moyens de se les payer, alors le plus faible se faisait voler. Il y avait beaucoup de petite criminalité. Pour nous, c’était complètement normal. Aujourd’hui, je me rends compte que ça ne l’était pas. J’ai beaucoup travaillé là-dessus, pour changer ça, mais ce n’est pas facile. C’était un peu la théorie de l’évolution de Darwin : seuls les plus forts survivent.
– Et vous étiez fort ?
– Moi, ça allait, mon père était dur et se faisait respecter dans le quartier. Il me disait quoi faire. Et je lui ressemble beaucoup. À l’époque, c’était des traits de caractère qui m’étaient précieux et me protégeaient. Aujourd’hui, évidemment, je me rends compte qu’on ne m’a pas programmé pour affronter la vie comme un être humain normal. On m’a programmé pour affronter la vie dans ce microcosme. C’est seulement quand j’en suis sorti que je m’en suis rendu compte. Je n’avais aucune aptitude sociale pour vivre ailleurs. Et j’étais complètement incapable de gérer la célébrité.
– Vous êtes vraiment fou, alors ?
– (Il rit.) Je me regarde et je me dis que j’ai quand même fait du chemin. Maintenant, je gère certaines situations. Quand je vois mon fils, je me dis que, lui, il ne sera pas élevé dans ce schéma-là. J’ai fait des erreurs, je les ai regrettées, j’ai parfois réagi sans réfléchir. C’est quelque chose en moi, cet instinct de protection, qui a provoqué certaines réactions. Aujourd’hui, j’essaie de dénouer tout ça. Pendant dix-huit, dix-neuf, vingt ans, on m’a répété qu’il fallait que je me fasse respecter, que je me défende. Et soudain, quand je suis devenu un joueur de foot connu, il aurait fallu que je change tout ça. Mais c’était ancré en moi. Ça me prend du temps, beaucoup de travail, mais j’essaie.
– Les réseaux sociaux aussi vous prennent pas mal de temps, entre votre site, votre compte Twitter. C’est pour faire parler de vous ?
– La culture actuelle, c’est que quand il y a un problème, personne n’en parle, et les gens s’éloignent les uns des autres. Moi, j’essaie de parler. Évidemment, on me dit : “Tu es joueur de foot, parle de foot.” Mais j’ai 1,8 million de gens qui me suivent ! Je ne dis pas que j’ai raison. Je donne un avis et j’invite les gens à la conversation. Après, ça ne plaît pas, parfois. Sur le conflit en Israël, par exemple… Un conflit à cause d’un livre écrit il y a deux mille ans ! Si un gars frappe à ma porte, demain, en me tendant un bouquin vieux de deux mille ans et me dit : “Là-dedans il est écrit que ce terrain est à moi”, forcément que ça va mal se passer. Pourquoi on n’aurait pas le droit d’avoir un avis là-dessus ?
– En général, les joueurs de foot n’ont pas souvent d’opinion sur la question, ou en tout cas ils ne l’expriment pas publiquement.
– C’est vrai, mais de quoi je vais parler alors ? De mes chaussures, pour dire que les nouvelles Adidas sont géniales ? Ça ne va pas vraiment faire avancer le débat.
– Mais vous avez des amis dans le foot ? Vous trouvez des sujets de conversation ?
– C’est vrai, c’est un problème. Je ne devrais pas le dire, mais je suis peut-être trop intelligent pour être footballeur ! Il y a beaucoup de joueurs intelligents, mais ils ne montrent pas ce côté d’eux. Moi, je donne mon avis. Par exemple, j’ai beaucoup de problèmes avec la religion, et je le dis. Je viens pourtant d’un milieu très catholique. Mais je n’y crois pas, je ne vais pas vivre ma vie en fonction d’un livre. Après, les gens font ce qu’ils veulent. Mais, franchement, les dinosaures étaient là avant la Bible, alors pourquoi la Bible n’explique pas les dinosaures ? J’ai du mal à le croire. Ils disent : « Si tu veux quelque chose, prie. » Moi, je pense que c’est mieux de se bouger pour l’avoir. Parce que prier, tu ne sais jamais ce que ça va te donner.
– Il y a quand même une part de provocation, non ?
– Je vais vous dire d’où c’est parti. À chaque fois que j’ai fait une bêtise, ou quand je suis allé en prison, en Angleterre on me démontait en me disant : “Tu dois être un exemple, tu dois être un modèle.” Mais, moi, je n’ai jamais voulu ça !
– Ça fait aussi partie du métier, l’exemplarité…
– Oui. Mais je me suis dit : “O.K., je vais être un modèle, mais pas celui que vous voulez que je sois. Je vais être le modèle qui sort du rang.” C’est pour ça que les gens s’intéressent, aussi. Je parle de tout. Les clubs de foot, comme ici à Marseille, ont une telle empreinte sociale. Ils ont une telle influence sur la ville, sur les gens. Ils doivent défendre des valeurs. En Angleterre, le foot aujourd’hui, ce n’est que du consumérisme. Voilà à quoi se résume le lien entre le club et le fan. Quel maillot tu vas acheter ? Combien tu vas dépenser ? À la fin, les gens vont en avoir marre, à mon avis. Moi, je ne paierai jamais, jamais pour aller voir un match anglais. Je n’aime pas les valeurs que le foot représente aujourd’hui.
– Mais vous aussi vous gagnez l’argent du foot, quand même.
– Quand je suis allé à QPR (en 2011), c’était un choix dicté par l’argent, oui. Et je n’ai pas aimé ce que j’ai fait, et je me suis juré que je ne le referais jamais. C’était la première fois de ma vie que je prenais une décision pour l’argent, parce que ma copine allait accoucher. Mais je ne me suis pas senti bien.
– C’est si important pour vous de donner votre avis sur tout ? Pourquoi ?
– Je pense que c’est une responsabilité qu’on a tous. J’ai vu mourir mon grand-père et je me suis dit : “Qu’est-ce qu’il laisse ?” Je me suis demandé ce que mes enfants diraient de moi. Je veux qu’ils sachent que j’ai défendu mes positions. Ne pas pouvoir prendre position, ça me mangerait de l’intérieur. Et je pourrais encore dérailler. J’ai besoin que ça sorte, sinon, avec mon caractère, ça me boufferait et je serais plein de colère et à la fin j’exploserais. Ma façon de gérer la violence, c’est de tout exprimer. Je ne suis pas un parangon de vertu et je n’ai jamais pensé l’être. Je suis juste un mec normal. Et je pense que les gens sont bons, ils naissent bons, même si après il peut se passer des choses qui les changent. Personne n’est intrinsèquement mauvais.
– Même pas vous alors ?
– (Il sourit.) Oui, je sais ce que les gens disent de moi. Mais ce n’est pas grave. Parce que ça m’a fait beaucoup de publicité. Et ça m’a rendu aussi beaucoup plus conscient des autres. On m’a énormément attaqué, mais ça m’a changé, je suis différent de ce que j’aurais été si les gens m’avaient laissé tranquille. Ils ont créé un monstre, mais en bien. Parfois, c’est vrai, je lis des choses sur moi et je me dis : “Putain de merde !” Mais je ne me vexe pas.
– Aujourd’hui, vous êtes attendu au tournant. On s’attend presque à ce que vous disjonctiez dès votre premier match en L 1…
– Ah oui ? Ce n’est pas un problème, parce que je ne fais jamais ce que les gens attendent de moi ! »
MÉLISANDE GOMEZ
(1) Le 13 mai dernier, après son expulsion contre Manchester City (2-3), il donne un coup de genou à Sergio Agüero. Il écope de douze matches de suspension et de près de 100 000 euros d’amende.
(2) Le 27 décembre 2007, Barton met à terre un homme et lui assène une vingtaine de coups de poing. Quelques minutes plus tard, il frappe un adolescent de seize ans. Pour ces différentes rixes, le joueur est condamné à six mois de prison. Il y passera finalement deux mois et demi avant d’être libéré, le 28 juillet 2008.
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