Canal+ et TPS s'étripent pour obtenir la retransmission de la Ligue 1 de football Spéculations, coups bas et intox : rien n'arrête les deux diffuseurs. Leur avenir en dépend.
Tous les coûts sont permis
C'est une guerre sans merci entre deux empires, Canal+ et TF1 «Je ferai tout pour avoir le maximum «, proclame Bertrand Méheut, chef d'état-major de la chaîne cryptée. «Je ne suis pas habitué à aller jouer au poker dans un saloon à l'ouest du Pecos », répond Patrick Le Lay (1), commandant suprême de TF1 et actionnaire majoritaire du bouquet de chaînes par satellite TPS.
Pourtant, plus qu'un duel de cow-boys, c'est une véritable guerre qui déchire l'audiovisuel français. L'objet des combats : un ballon qui roule tous les week-ends dans les stades de l'Hexagone...
En novembre, la Ligue de football professionnelle, chargée de commercialiser les droits télé des clubs de Ligue 1, a ouvert les hostilités en lançant des enchères pour les saisons 2005-2008. Jusque-là, les deux protagonistes se partagent les diffusions : deux matchs et un magazine (Jour de foot) côté Canal, un match côté TPS, tandis que le paiement à la séance (pay per view) est mis en commun. Coût de l'opération : 305 millions d'euros par an pour Canal+ et 70 pour TPS.
Aujourd'hui, la Ligue entend bien faire grimper le montant de la rançon. Indispensable pour lutter à armes égales avec les grandes écuries européennes, disent les présidents de clubs de football, dont les ressources proviennent à plus de 50 % de la télé. Les dirigeants du foot français ont donc fait preuve d'une imagination machiavélique dans l'élaboration de l'appel à candidatures.
Canal+ et TPS sont contraintes de sortir la grosse artillerie, au point que le montant global des droits pourrait atteindre 500 ou 600 millions d'euros par an. Un prix qui interdit aux chaînes gratuites de participer aux enchères : « Impossible de rentabiliser un tel investissement par la publicité «, explique Nicolas de Tavernost, pdg de M6. Mais un prix qui conditionne toute l'économie des chaînes payantes, celle de Canal+ en particulier. Détentrice du monopole des droits de 1984 à 1999, elle a recruté la quasi-totalité des inconditionnels du foot à la télé, estimés à deux millions. Deux millions, ce n'est pas beaucoup, mais sur 4,9 millions d'abonnés, c'est énorme. Perdre ces droits constituerait une catastrophe pour la chaîne. Ses dirigeants ne manquent pas de le répéter, espérant ainsi peser sur le choix des responsables de la Ligue, avec lesquels Canal+ a tissé des liens privilégiés pendant vingt ans.
Pour son adversaire, TPS, retransmettre du foot, c'est se donner les moyens de concurrencer Canal+. Avec 1,6 million d'abonnés, le bouquet – codétenu par TF1 à 66 % et M6 à 34 % – ne devrait atteindre l'équilibre financier qu'en 2005. Il reste toujours à la traîne de CanalSatellite et de ses 2,8 millions de fidèles. Comptant sur le carnet de chèques de Martin Bouygues, l'empire TF1 lance donc une offensive tous azimuts. II empiète sur le territoire de l'ennemi, lui raflant les droits du championnat anglais. Il débauche les hommes de main de ses adversaires : Thierry Gilardi, le monsieur foot de Canal, va remplacer Thierry Roland sur TF1, et Christophe Josse, venu de Francetélévisions, commente les matchs sur TPS Star. Il place ses lieutenants aux endroits stratégiques : Charles Villeneuve, nouveau patron des sports de TF1, est une vieille relation du président de la Ligue, Frédéric Thiriez...
TF1 mène donc une guerre de conquête quand Canal+ défend ses positions. Si l'objectif est différent, la stratégie est la même : intox et coups tordus. Au point que la Ligue a recruté un bataillon d'huissiers pour surveiller l'annonce du verdict, le 10 décembre. Ce jour-là, trois scénarios possibles.
Le premier, celui du partage des droits entre TPS et Canal, équivaudrait à un statu quo plutôt défavorable à TPS, qui pourrait voir sa note augmenter plus vite que celle de son concurrent (aujourd'hui, elle paie la Ligue 1 proportionnellement moins cher que Canal+).
Le deuxième, celui d'une victoire totale de Canal+, assurerait sa pérennité, mais présente de gros risques financiers. La filiale de Vivendi devrait payer 100 ou 200 millions d'euros en plus sans espoir de recruter de nouveaux abonnés. Quant à TPS, privée du championnat français, elle serait condamnée à vivoter dans un éternel second rôle. D'ailleurs, ses dirigeants proclament que dans ce cas, ils saisiront la justice pour abus de position dominante.
Dernier scénario, enfin : TPS rafle tout. Son équilibre économique serait alors en péril. Une enchère suffisante pour remporter l'exclusivité, disons 500 millions d'euros, représente quasiment le chiffre d'affaires du bouquet ! Et pour Canal+ ? Ce serait la Berezina. Privés de foot, 1,5 million d'abonnés pourraient faire défection (sur les 2 millions de fans, certains resteraient fidèles à Canal, quitte à s'offrir. les deux bouquets). C'est toute l'économie de la chaîne qui serait remise en cause. 30 à 40 % d'abonnés envolés, c'est autant de chiffre d'affaires en moins. Or celui-ci sert à calculer la contribution de Canal+ à la production de films. Le cinéma pourrait ainsi perdre pas loin de 100 millions d'euros.
Ce scénario aurait une autre conséquence : il mettrait TPS en position de force, quasiment à égalité avec CanalSatellite, pour négocier une fusion des deux bouquets. Car l'enjeu est bien là. Qu'elle soit causée par la surenchère sur les droits du foot ou par la concurrence des nouvelles chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT) qui vont débarquer en 2005, ou par les deux, la disparition d'un des deux bouquets paraît inéluctable. Les paraboles ne vont plus se multiplier, le réseau câblé est achevé, il y a donc peu d'espoir de recruter de nouveaux abonnés. Mieux vaut garder un seul bouquet, mais un bouquet hautement rentable. Tous nos voisins européens en sont d'ailleurs arrivés à cette extrémité. Dans le langage des investisseurs et des analystes financiers, on appelle ça la « consolidation du marché » la disparition d'un bouquet est une « destruction créatrice », elle permet de réaliser des « synergies », de « mutualiser », de « rationaliser ».
Preuve que la concurrence, tant vantée par les acteurs de l'économie de marché, n'est pas toujours la bienvenue. Mais au moins elle persistera entre supporters de l'OM et du PSG.
source : l'équipe