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Margarita Louis-Dreyfus, la revanche d'une veuve
L'épouse de Robert Louis-Dreyfus a mené une opération de reconquête acharnée de l'empire familial de son défunt mari.
HÉRITAGES Cette histoire a une version courte : celle d'une veuve qui prend le pouvoir sur l'entreprise de son défunt mari pour s'assurer de la pérennité du patrimoine de leurs trois garçons.
Mais, bien sûr, ce fut plus long. Compliqué, douloureux, violent. Parce que c'était lui, parce que c'est elle, parce que c'est de l'héritage Louis-Dreyfus dont il est question.
Lui. Robert Louis-Dreyfus. L'enfant chéri du capitalisme français, un peu rebelle mais tellement doué. Du genre à transformer en or tout ce qu'il touche. Adidas, Saatchi & Saatchi, Neuf Cegetel, IMS Health... chaque entreprise dont il a pris les commandes a connu avec lui un parcours spectaculaire. Le rachat de l'Olympique de Marseille en 1996 a fait sa célébrité. Un destin hors du commun, fauché par la maladie le 4 juillet 2009.
Elle. Margarita Bogdanova. Une biographie de conte de fées. Russe née derrière le rideau de fer, orpheline à 11 ans, elle rencontre Robert Louis-Dreyfus dans un vol Paris-New York en 1989, et l'épouse trois ans plus tard. Un personnage à générer les clichés. Comme si elle les cherchait, à force d'être si blonde, d'avoir les yeux si bleus, de porter si souvent du rose et tant de fourrure, d'être si attachée à son petit chien toujours posé sur ses genoux.
Empire de longue lignée
L'héritage. La dynastie Louis-Dreyfus a été fondée en 1851, en Alsace, par Léopold, pionnier du négoce de matières premières agricoles. Le groupe né de ses aventures, Louis-Dreyfus Commodities (LDC), simplement appelé Dreyfus dans le secteur, est devenu le « D » des « ABCD » qui forment le club historique du trading mondial, avec Archer Daniels Midland, Bunge et Cargill. Café, sucre, jus d'orange, riz, céréales... c'est Margarita Louis-Dreyfus, 61 ans, qui règne aujourd'hui sur ce petit empire de longue lignée.
Leur destin à tous a basculé en juin 2007. Robert Louis-Dreyfus, auréolé de sa carrière flamboyante d'entrepreneur, prend le contrôle de la maison familiale dont il s'était jusque-là tenu à l'écart. Il rachète à ses soeurs, cousins et cousines de quoi porter de 16 % à 51 % sa participation au capital de Louis-Dreyfus Holding, la maison mère de LDC. Le cousin Philippe prend sa liberté. Il échange l'essentiel de ses parts contre l'activité maritime, Louis-Dreyfus Armateurs.
La plupart de ceux qui ont réalisé une opération de fusion-acquisition pendant cet été 2007, le dernier avant la grande crise financière, s'en sont mordu les doigts. Pas RLD. Pour lui, c'est la culbute. La vente des 28,5 % de Neuf Cegetel à SFR fin 2007 rapporte 2 milliards d'euros. Et le secteur des matières premières, porté par le « super-cycle » dopé par la croissance chinoise, se transforme en machine à cash.
Mais Robert Louis-Dreyfus est malade. Doublement. Déjà affecté de leucémie, l'homme d'affaires découvre en août 2007 qu'il a contracté le virus JC, qui risque de lui être fatal sous quelques semaines. L'époux un peu volage confie sa vie à sa femme. L'épouse un peu effacée se transforme en lionne pour assurer à son mari les meilleurs soins. Margarita lui fait gagner deux années de vie sur une mort imminente. C'est un premier aperçu de ce que peut produire la détermination de la Russe. Les autres auraient dû se méfier.
Quand Robert Louis-Dreyfus décède à 64 ans, tout paraît en ordre. Son héritage se répartit en trois blocs. Margarita et leurs trois fils (Éric, né en 1992, Maurice et Kyrill, nés en 1997) sont propriétaires de la société qui détient les participations dans Le Coq sportif ou Infront (droits sportifs), ainsi que du holding Eric Soccer, qui porte celle dans l'OM. Les 55 % de LDH sont logés dans une fondation, Akira, et sont incessibles pendant 99 ans. Trois garants (« trustees ») ont été désignés par Robert Louis-Dreyfus pour y veiller : Margarita, qui représente aussi les enfants jusqu'à leurs 33 ans, Jacques Veyrat, le patron de LDH, et leur banquier de chez Lazard, Erik Maris. « Les trois trustees sont chargés de gérer les intérêts de la fondation qui répond à la volonté de Robert Louis-Dreyfus : perpétuer l'existence du groupe pendant au moins un siècle » , explique à l'époque Jacques Veyrat.
Tout le monde comprend alors que Veyrat sera le régent de l'empire. Il était le bras droit de RLD et un as des affaires, lui aussi. Le reste de la famille est prêt à le suivre les yeux fermés. Mais ce scénario déraille. Margarita Louis-Dreyfus prend très au sérieux son travail d'héritière. Robert ne lui avait-il pas « dit qu'(elle) pourrait compter sur Jacques Veyrat pour tout » (1) ? Elle le suit partout, l'inonde de requêtes. « J'ai besoin de comprendre les avantages et les risques des propositions des managers » , dit-elle. Jacques Veyrat l'accompagne d'abord, ne la supporte plus ensuite. Mais à ce jeu-là, quelles que soient les cartes que chacun a en mains au départ, le capital gagne toujours à la fin. Jacques Veyrat le reconnaîtra fin 2011 quand le principe de son départ est posé : il ne s'appelle pas Louis-Dreyfus. Régent, oui. Dauphin, non.
Une guérilla sans relâche
Margarita reconstruit-elle l'histoire quand elle affirme dans Capital, en 2010, que son mari, « avant de partir, (lui) avait demandé de prendre la suite » ? Souvent, elle raconte qu'il l'a initiée dans les salles d'attente des médecins. Qu'avait réellement voulu Robert ? Quinze ans plus tard, la question est, au fond, devenue obsolète. Ce qui compte, c'est que pour sa veuve, le pouvoir a toujours fait partie de l'héritage, au même titre que les actions. Le pouvoir sur Louis-Dreyfus, le reste compte moins. À commencer par l'OM. La danseuse du défunt mari ne séduit pas la veuve, marquée par les procédures judiciaires que le club avait values à Robert, mal accueillie par les supporteurs malgré la victoire en championnat en 2010. En 2016, Margarita vend l'OM.
Pour le groupe Louis-Dreyfus, en revanche, leur « quatrième enfant » dit-elle parfois, Margarita Louis-Dreyfus a mené une guérilla sans relâche. La détermination remplace l'entregent ; celui-ci viendra plus tard, avec le pouvoir et une nouvelle union, avec Philipp Hildebrand, ex-gouverneur de la Banque nationale suisse et ponte de BlackRock, avec qui elle a des jumelles, nées en 2016. Mais au début, « face à l'establishment français, je ne pouvais rien en tant qu'étrangère, femme, n'ayant pas d'expérience du business et de la politique », explique-t-elle aux Échos en 2012. Le gratin du trading rit sous cape de sa gaucherie à la tribune du forum annuel de la profession. Le magazine Challenges décrit en 2010 son « activisme brouillon, ses coquetteries de veuve flamboyante qui n'avoue pas son âge et pose en robe panthère » . Beaucoup ne la prennent pas au sérieux. Erreur. « Sa prétendue méconnaissance du code de bonne conduite dans les affaires est devenue sa signature. Elle sait parfaitement l'utiliser, à la fois pour justifier ses extravagances et pour se protéger » , analysera la journaliste Elsa Conesa (2).
Dès juillet 2010, elle fait sortir Jacques Veyrat et Erik Maris de la tour de contrôle, Akira. Un coup d'État. David de Rothschild et Antoine Frérot leur succèdent comme trustees, avant d'être remplacés à leur tour par des proches de Margarita. En février 2011, elle prend aussi la présidence du conseil de LDH. « Le groupe a été présidé pendant 158 ans sur 160 par un membre de la famille » , justifie-t-elle.
En 2010, elle dit non à l'idée d'une introduction en Bourse de LDC, non à un rapprochement avec Olam, non à une entrée au capital du fonds souverain de Singapour, Temasek. Les traders et la direction de la maison Dreyfus assistent sur le banc de touche à la frénésie de développement de leurs concurrents. Celle-ci atteint son apothéose avec la cotation de Glencore en 2011, une « usine à milliardaires » (3). En 2012, Jacques Veyrat s'en va, avec un peu de cash et des participations du groupe, dont celle dans Direct Energie, son bébé, qui fera bientôt une nouvelle fois sa fortune.
Nouvelle chef de famille
Depuis qu'elle est veuve, Margarita Louis-Dreyfus est en fait obsédée par une clause des contrats signés en 2007, qu'elle vit comme une épée de Damoclès : les « puts ». Robert avait voulu rassurer ses soeurs Monique et Colette et ses cousins quand il avait pris le contrôle de la maison familiale en leur accordant ces options de vente valables à partir de 2012. Sa veuve redoute que les Louis-Dreyfus ne la ruinent, d'autant que les deux camps se regardent en chiens de faïence depuis le départ de Veyrat. Les Louis-Dreyfus n'ont pas confiance dans la nouvelle chef de famille, autour de laquelle, chez LDC, les patrons valsent presque tous les ans.
Margarita rachète les parts de la famille en deux fois, en 2012 et en 2018. Le prix a été âprement négocié, jusque devant la Chambre d'arbitrage internationale. Au final, la veuve de Robert Louis-Dreyfus atteint son but : elle possède 96,2 % de LDH. « Robert disait toujours que c'était préférable d'avoir un actionnaire fort » , explique Margarita dans le Financial Times . Mais sa victoire a son revers : un endettement colossal contracté auprès de Credit Suisse qui contraint LDC, au mauvais moment du cycle, à verser chaque année de volumineux dividendes à son actionnaire. En novembre 2020, Margarita Louis-Dreyfus cède 45 % du groupe, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas protégé dans les statuts d'Akira, au fonds souverain d'Abu Dhabi, ADQ. À Paris, Genève et Zurich, on cancane sur une reddition. Pas si sûr. « Les actionnaires sont alignés sur une logique de long terme. Le bilan du groupe est renforcé », constate un proche du dossier. « C'est une opération splendide , affirme un expert. Après des années très difficiles, Dreyfus a trouvé un partenaire professionnel, riche, et motivé par sa propre sécurité d'approvisionnement alimentaire. »
L'avenir fera le bilan. Il appartient aux enfants. Les jumeaux Kyrill et Maurice ont pris chacun une part des rêves de leur père. Le premier investit dans le foot - il a racheté le club de Sunderland. Le second travaille chez LDC.
(1) « Robert Louis-Dreyfus », Jacques-Olivier Martin et Jean-Claude Bourbon, Michel Lafon.
(2) « Margarita Louis-Dreyfus », Elsa Conesa, Grasset
. (3) « The World for Sale », Javier Blas et Jack Farchy, Oxford University Press.
1062.0.3162056634
Société du Figaro