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Le 23 avril 1965, l’Olympique de Marseille bat Forbach (3-0) pour le compte de la 27e journée de Division 2. Devant 434 spectateurs, plus faible affluence de l’histoire du stade Vélodrome. Un match devenu mythique, socle des conquêtes futures du club phocéen. Nous avons retrouvé ses acteurs et témoins.
Il a glissé pour l'occasion sa silhouette encore fine dans son cher maillot de l'OM.
Le bleu marine, avec le col ciel et blanc. Et l’étoile dorée brodée sur le cœur. « Pour ressembler encore un peu à un joueur de foot », lance malicieusement André Tassone en ouvrant le portail de sa maison nichée au fond d’un vallon paisible des Pennes-Mirabeau, banlieue nord de Marseille. À 82 ans, « Dédé » porte beau. Bien sûr, il y a cette hanche qui lui a empoisonné bien des matins mais il vient juste de la faire réparer. « J’ai fini les séances de rééducation ce matin et je suis tout neuf. Pour mon âge, je crois que je ne suis pas trop mal. Jouer à l’OM, ça doit conserver. »
« JOUER AVEC CE MAILLOT, J’EN RÊVAIS LA NUIT »
Ces couleurs qu’il continue d’arborer si fièrement, le Marseillais d’origine les a portées douze années durant. Défenseur rugueux, il est junior quand il est débauché de la JS de Saint-Louis en 1957. « Jouer avec ce maillot, j’en rêvais la nuit, se souvient-il en feuilletant un épais classeur aux pages jaunies et écornées qui s’ouvre par un article titré « Gloire à l’OM ! » Ce rêve, je l’ai réalisé pleinement. »
De son premier match avec les professionnels, le 22 décembre 1959 à Besançon (« Je m’en rappelle comme si c’était ma date de naissance ») jusqu’au dernier, en 1969, et cette victoire en finale de la Coupe de France contre Bordeaux (2-0), où il était remplaçant. Dix ans « qui sont la joie de ma vie », lâche-t-il, un trait d’émotion dans la voix. Avec quelques hauts mais aussi et surtout pas mal de bas.
ANDRÉ
TASSONE
« À CETTE ÉPOQUE, L’OM ÉTAIT LOIN DES SOMMETS. C’ÉTAIT UN AUTRE MONDE, IL N’Y AVAIT PAS D’ARGENT. MAIS ON AIMAIT LE FOOT ET ON AIMAIT CE CLUB »
C’est pour évoquer un de ces nombreux matches sans gloire que l’on est venu raviver les souvenirs du Provençal grisonnant. OM-Forbach, 27e journée de Division 2, le vendredi 23 avril 1965. 434 spectateurs payant, record de la plus faible affluence du stade Vélodrome. Historique. « La preuve, on en parle encore », sourit-il.
Une rencontre mythique, tellement qu’au fil des ans, ils sont devenus des milliers, des dizaines de milliers même, dans une outrance gentiment marseillaise, à jurer sans ciller y avoir assisté. Comme le maire de la ville (1986-1995) Robert Vigouroux. Ou comme cet anonyme qui, lors d’un micro-trottoir, avait assuré à l’ancien journaliste et historien de l’OM Alain Pécheral « qu’il y était et que c’était à l’Huveaune », un autre stade de la cité phocéenne !
Passé le folklore, OM-Forbach est aussi et surtout un match symbole de cette période, la plus noire du club. « C'était une saison épouvantable, sans doute la pire, appuie Alain Pécheral. Jamais le club n’a été aussi proche de disparaître. »
La passion et la vaillance d’une poignée d’irréductibles en ont décidé autrement, semant lors de ces heures tourmentées les graines des grands succès futurs. De ce premier doublé Coupe-Championnat, en 1972. De ce titre européen contre le Milan AC dont on fêtera les trente ans le 26 mai. Et de ce record d’affluence, cette fois, battu le 26 février dernier, 65 894 spectateurs contre le PSG dans un Vélodrome bouillonnant.
Loin, bien loin des 434 vaillants qui, une fin d’après-midi d’avril, il y a 58 ans, bravèrent les vents contraires pour que vive leur OM.
02
Une saison en enfer
Nous sommes donc partis sur les traces des acteurs et des témoins de cet OM-Forbach.
Avec patience. Car si les joueurs encore en vie des deux côtés se sont montrés intarissables pour rameuter et chanter les souvenirs de leur belle jeunesse, pour les spectateurs, en revanche, il a fallu batailler. Un appel à témoins lancé sur le site L’Équipe et via ses réseaux sociaux a récolté une quarantaine de réponses. Une fois passé un premier tamis, ils sont restés une poignée à proposer de raconter ce moment si particulier de leur jeunesse.
Mais comment savoir ? Comment être sûr qu’ils y étaient vraiment, qu’ils ne font pas partie de la palanquée qui auraient tellement aimé être acteurs de l’histoire, même petite, de leur club adulé ? Alors on a discuté, on a tendu sans malice quelques pièges. Pour, finalement, ne conserver que trois témoignages. Sans certitude toutefois.
LES TITULAIRES D'OM-FORBACH SONT EN BLANC
À l’attaque de la saison 1964-1965, l’OM a les traits d’un grand malade en sursis. Créé en 1899, le club s’est peu à peu installé dans le paysage du foot hexagonal. Deux Championnats (1937 et 1948), six Coupes de France (entre 1924 et 1943). Mais depuis le début des années soixante, il fait le yoyo entre la Division 1 et la Division 2.
Avec, point le plus bas de cette période d’errance, les 580 spectateurs éparpillés dans les travées du stade Vélodrome le 27 mai 1961. Contre Forbach, déjà...
Au printemps 1964, l’OM a manqué la montée en D1 à trois journées de la fin, au bout d’une rocambolesque défaite à Grenoble (3-4 alors qu’il menait 3-0) qui a longtemps fait planer le doute, certains joueurs ayant été suspectés d’avoir levé le pied par peur de perdre leur place en cas d’accession dans l’élite. Plombé par des finances désastreuses, le président d’alors, le docteur Jean-Marie Luciani, doit sacrifier son effectif. Il vend une dizaine de joueurs majeurs dont le meilleur d’entre eux, Jean-Pierre Dogliani, et repart avec des juniors et même un cadet du cru, Jean-Claude Scotti, et des recrues des plus modestes, le tout dirigé par une figure à Marseille, Mario Zatelli.
« C’était un pied-noir qui avait passé ses plus belles années de joueur au club, raconte l’ancien journaliste Alain Pécheral, auteur de ''La grande histoire de l’OM''. Il avait entraîné Nancy, qui était en faillite et il cherchait un club. Il était à Liège quand sa femme a reçu l’appel de l’OM. Il a tout de suite foncé et a fait la route sous une pluie battante. »
MARIO
ZATELLI
ENTRAÎNEUR DE L'OM
1964-1973
« À MARSEILLE, J’Y SERAIS ALLÉ POUR ENTRAÎNER LES PUPILLES ! »
Zatelli ne le sait pas encore mais il n’est pas si loin de la vérité. Il lui faut en effet attendre la neuvième journée de championnat pour enregistrer un premier succès, à Cherbourg (1-2). « Quand vous enchaînez les victoires, on dit qu’il existe une euphorie de la gagne, se souvient le gardien de but Jean-Paul Escale, qui nous reçoit dans sa maison de Saint-Andiol, à une trentaine de kilomètres au sud d’Avignon. Cette saison-là, on a vécu l’euphorie des roustes. »
JEAN-PAUL
ESCALE
85 ANS
GARDIEN
OM 1960-1971
« POURVU QUE JE N'EN PRENNE PAS ENCORE 4 OU 5 ! »
« Je rentrais sur le terrain et je me disais : ''Pourvu que je n’en prenne pas encore quatre ou cinq !'' Parce que défensivement, on n’était pas des cadors. Ça n’était pas la panique mais il y avait une certaine angoisse. En plus, même si ça n’a rien à voir avec maintenant, on était chahutés, les Marseillais n’étaient pas très heureux de voir l’OM dans cet état-là. »
Sans surprise, le club phocéen avance dans la souffrance. L’effectif est inexpérimenté, les lacunes trop criantes. Et le coach est loin de faire l'unanimité. « Zatelli, il pensait surtout à lui, il était assez imbu de sa personne et il nous avait fait croire que l’équipe allait se renforcer », raconte le milieu de terrain Manuel Roig, dit Dany, 81 ans, fils de réfugiés espagnols, moustache et sourire impeccables dans la douceur de son jardin de Cabriès, près d’Aix-en-Provence.
« La recrue de l’année, c’était Robinet. Ils l’avaient fait venir du Red Star et franchement, on s’est demandé comment il avait fait pour passer professionnel. On pensait que c’était un renfort mais on a vite compris. Pour les jeunes qu'on était, c'était une année noire. »
DANY
ROIG
81 ANS
MILIEU
OM 1963-1967
« ON EN A PRIS DES SÉVÈRES. UN 8-0 À BORDEAUX EN COUPE DRAGO OÙ ON EST PASSÉ POUR DES COMIQUES »
Une année jalonnée de défaites qui, un demi-siècle plus tard, hantent encore les mémoires. « On en a pris des sévères, poursuit Dany Roig. Un 8-0 à Bordeaux en Coupe Drago où on est passé pour des comiques et le fameux match de Coupe de France au Vélodrome contre le Gazélec d’Ajaccio, qui jouait une division en dessous de nous. On perd 5-1 alors que Zatelli nous avait dit qu'ils n'avaient qu'un joueur dangereux, Kanyan. On s'en est aperçu, il nous a fait la misère ! »
Jean-Paul Escale confirme, comme si c’était hier : « Il avait plu. Il y a un long ballon, je le prends mais Kanyan tape en même temps dedans. Mes mains s’ouvrent et le ballon passe. Il le récupère, l’arrête sur la ligne de but. Il regarde son camp, met la main sur son front pour dire mais il est où le gardien ? Et la met du talon. Là je lui ai dit : ''Je te choperai un jour ou l’autre, ce que tu as fait, ça n’est pas bien !'' Bien plus tard à Bastia, je ne me suis pas dégonflé, je l’ai coupé en deux ! »
Jean-Paul Escale.
Malmenés sur le terrain, les joueurs doivent en plus évoluer avec, en coulisses, les rumeurs insistantes de la fin programmée du club.
On parle de la création d’une autre entité professionnelle, de la reprise de l’OM et de ses dettes par un mystérieux « comité des treize » qui, selon l’ancien journaliste Alain Pécheral, « n’était qu’un fantasme et ne reposait sur rien. » Suffisant toutefois pour créer le doute. Mais jamais les joueurs ne vont abdiquer. « On était jeunes, on était joyeux », lance l’ancien défenseur Henri Lopez, 82 ans, qui partage son temps entre son petit jardin dans le quartier de La Pomme et la chasse aux grives dans les collines alentour.
HENRI
LOPEZ
82 ANS
DÉFENSEUR
OM 1961-1968
« ON VIVAIT NOTRE RÊVE DE PORTER CE MAILLOT, ON ÉTAIT FIERS, MÊME SI ON PERDAIT SOUVENT »
« On était tous frères, personne n’a jamais rechigné, ajoute Jean-Paul Escale. On était dans la mélasse mais il y avait une vraie solidarité. En plus, on n’était pas vingt-cinq, juste une quinzaine, il n’y avait pas de remplaçant. Tu partais à onze et si tu te blessais, tu jouais à dix. »
Tel est le contexte dans lequel l’OM s’apprête à accueillir Forbach.
Henri Lopez (ici à droite face à Angers lors de la saison 1966-1967), n'a pas toujours joué devant des tribunes vides.
03
Marseille, Forbach, même combat
Le treizième de D2 contre le quinzième. À l’aller, les Mosellans ont gagné 2-0.
Eux aussi vivent une saison compliquée. « On était une équipe moyenne avec pratiquement que des joueurs du secteur, raconte le milieu de terrain Henri Gricar, 80 ans. Il y avait six professionnels et beaucoup de jeunes amateurs comme moi. » Instituteur de formation, il effectue alors son service national. La plupart de ses coéquipiers travaillent eux à la mine. Comme le défenseur Raymond Urbaniak, 86 ans (« J’étais mécanicien au fond, je faisais mes huit heures et tous les jours après le boulot, j’allais à l’entraînement ») ou le milieu de terrain Henri Atamaniuk, 78 ans (« Je triais le charbon des pierres à mille mètres de profondeur et c’est le football qui m’a sorti de là »). Comme leurs adversaires du jour, les Forbachois tiennent par passion et solidarité, sans jamais se plaindre.
LES TITULAIRES D'OM-FORBACH SONT EN BLANC
HENRI
ATAMANIUK
MILIEU DE TERRAIN
FORBACH 1963-1966
« QUAND VOUS ALLEZ À LA MINE À 16 ANS, RIEN N’EST DIFFICILE ENSUITE »
« C’étaient des années magnifiques, on était une bande de copains, on se serrait les coudes, ajoute Raymond Urbaniak. On a passé tellement de temps ensemble. »
Ce match pas encore historique, les joueurs de Forbach ont pourtant bien failli l’aborder en ordre dispersé. Henri Atamaniuk raconte : « On est parti la veille à 9 heures de chez nous. On a pris une micheline jusqu’à Dijon. On a cassé la croûte et on a pris le train pour Marseille. C’était long, on jouait aux cartes, on bouquinait. On rigolait bien, on venait tous ou presque du coin, on avait grandi ensemble. On est arrivé à Marseille à 22 heures. » Sauf qu’à Lyon, ils ont laissé trois des leurs derrière eux.
Raymond Urbaniak se souvient, un grand sourire dans la voix :
« Dans l’équipe, j’avais un copain du même patelin que moi, Schwinn. Notre train avait quarante minutes d’arrêt à Lyon. On est descendu avec lui et un autre pour aller boire un coup à la brasserie de l’Ours Blanc à côté de la gare. Mais quand on est revenu, il n’y avait plus de train. On s’était mélangé dans les horaires ! On a dû prendre un taxi jusqu’à Valence pour rattraper le train, on a payé une sacrée facture mais on a partagé à trois ! »
Le lendemain, vendredi 23 avril, les Forbachois sont donc au complet. Le matin, le peu d’enthousiasme et le fatalisme de la presse locale donnent le ton : « OM-Forbach, une rencontre entre deux équipes mal classées et qui, de ce fait, ne peut passionner les sportifs, écrit Le Provençal dans sa très courte annonce. Belle occasion de recenser les véritables supporters de l’OM, les indéfectibles, ceux qui mériteraient la médaille d’or du club. »
Le match a été avancé à 19 h 30 à la demande de l’OM pour permettre à certains de ses joueurs, encore amateurs, de remettre ça le dimanche après-midi avec la réserve, qui n’a pas encore sauvé sa place en division d’honneur. À 17 h 30, le lever de rideau oppose l’OM à La Plaine.
Comme à leur habitude, André Tassone, Jean-Paul Escale et Albert Sejnera, qui habitent tous les trois Saint-Antoine, dans les quartiers Nord, ont partagé la même voiture pour économiser l’essence.
Ils ont rejoint le reste de l’équipe dans un restaurant près de l’Huveaune puis ont tué le temps en jouant aux cartes. « Il n’y avait pas de sieste ni de massage, explique André Tassone. C’était vraiment la débrouille. »
ANDRÉ
TASSONE
« SOUVENT, C’ÉTAIT MOI QUI ALLUMAIS LE CHAUFFE-EAU EN ARRIVANT AUX VESTIAIRES SINON LES DOUCHES ÉTAIENT FROIDES »
Les joueurs n’ont qu’une paire de chaussures, dont ils clouent les crampons en cuir avant les matches. Pour les maillots, il n'y a que deux jeux à leur disposition. « C’est la seule chose qu’on laissait pour qu’ils les lavent, explique Henri Lopez. Le reste, c’était la dèche complète. Les chaussettes, les flottants, on les ramenait à la maison pour la lessive. On n’était pas vraiment chouchoutés. »
Jean-Paul Escale, fier capitaine de l'OM, dans les entrailles du stade Vélodrome (à gauche, au second plan, Henri Lopez et André Tassone).
04
434 sur 35 000
L’heure du coup d’envoi approche. Et l’immense stade Vélodrome sonne creux, très creux.
ANDRÉ
TASSONE
« ON NE VA PAS SE MENTIR, À CETTE ÉPOQUE-LÀ, LE STADE ÉTAIT BIEN TROP GRAND POUR NOUS »
Inaugurée en 1937, l’enceinte comprend, outre la pelouse, une piste d’athlétisme en cendrée et un anneau cycliste en béton. Ses 35 000 places réparties entre les deux tribunes couvertes (Jean-Bouin et Ganay) et les deux virages ont accueilli des matches de la Coupe du monde 1938. Mais les Marseillais ont eu du mal à l’adopter. Trop imposant, trop froid, trop estampillé mairie.
Ils lui préféreront longtemps le rustique stade de l’Huveaune, sorti de terre en 1904, propriété du club et dont les tribunes avaient été, dans les années 20, financées par les supporters. Posé à quelques encablures du front de mer, entre l’hippodrome et le Prado, il est plus petit (entre 15 000 et 20 000 places) et ses gradins dégoulinent pratiquement jusqu’à la ligne de touche.
Pour l’heure, les joueurs, qui s’échauffent alors sur le parvis, à l’extérieur du Vélodrome, ne sont pas dérangés par la foule.
Ils l'ont vraiment vu
Claude Bounous
À l’époque, il a 14 ans et écume depuis plusieurs années déjà les lieux avec ses parents. Mais cette fois, grande première, il est seul : « Ce jour-là, mon père ne voulait pas venir, il en avait marre de voir des mauvais matches. Moi, je râlais et j’ai bien baratiné ma mère. On m’a donné les sous pour les tickets et je suis parti comme un grand. J’habitais loin, à Saint-Louis. J’ai pris le bus jusqu’en ville et après, j’ai fini à pied, la rue de Rome, le Prado. Je suis arrivé, c’était désert, j’ai même cru que je m’étais trompé de jour. À l’époque, on achetait le billet au guichet, il n’y avait pas d’abonnement. Au gars, je lui ait dit que je voulais une place en virage, comme d’habitude. Il m’a dit, vous payez le prix du virage mais vous allez à Jean-Bouin, on vous met tous là parce qu’il n’y a personne. J’étais content parce que je n’y allais jamais. Mais peuchère, ça faisait peine ! »
Soirée fraîche - mistral léger - bon terrain - éclairage suffisant
Quand ils pénètrent sur la pelouse, les joueurs ont un peu de mal à y croire.
« Cette année-là, on n’a pas vraiment fait déplacer les foules mais ce match, c’était le sommet », raconte Henri Lopez. Ce qu’ils voient, c’est un groupe de supporters recroquevillés à Jean-Bouin et quelques grappes parsemées dans les deux virages. Des images qui sont restées imprimées.
« À l’époque, on empruntait un tunnel pour déboucher sur la pelouse, précise Jean-Paul Escale. Quand on est sorti, ce qui nous a frappé, c’est le silence et la résonnance. On entendait tout. Pendant le match, quand je criais à mes coéquipiers ''Fais gaffe derrière !'' ou ''Laisse !'', il y avait un écho pas croyable, c’était impressionnant, plus que les Forbachois, je crois ! Ils étaient un peu dans le trou, comme nous. »
Ils l'ont vraiment vu
Ange Zagame
« J’ai vu tellement jouer l’OM, souffle Ange Zagame, 22 ans à l’époque, qui habite toujours en haut du boulevard Michelet et qui, les soirs de match, suivant le sens du vent, sent monter le souffle du Vélodrome. Mon seul souvenir, c’est que j'étais à l'ombre et qu’on entendait juste le bruit du ballon. Je travaillais dans une entreprise qui faisait le revêtement des routes, l'étanchéité des immeubles et j'avais demandé une demi-journée à mon patron. Je n’aurais peut-être pas dû parce qu'au niveau foot, c’était catastrophique. Avec le temps, je n'ose plus dire que j'ai vu ce match parce que ça fait rigoler les gens. Pour ceux de mon âge, la moitié de Marseille était au stade ! »
HENRI
LOPEZ
JOUEUR DE L'OM
1959-1968
« LE VÉLODROME ÉTAIT QUASIMENT VIDE ET POUR UN MARSEILLAIS, ÇA FAISAIT MAL AU COEUR »
« Déjà, quand les tribunes étaient garnies, on avait l’impression d’être loin à cause des pistes autour de la pelouse, ajoute André Tassone. Là, c’était pire, on ne voyait que le ciel, on était tout seuls. » En face, les gars de Forbach restent insensibles à cette ambiance glaciale : « Bien sûr, quand on entre sur ce stade si impressionnant et qu’il est vide, c’est marquant, avoue Raymond Urbaniak. Mais on était habitués, on ne jouait pas souvent devant un grand public (leur stade du Schlossberg, qui fête ses cent ans cette année, pouvait accueillir un peu plus de 5 000 spectateurs). À part contre Reims, on ne faisait pas déplacer les foules. » « C’est amusant d’en parler encore aujourd’hui », ajoute Henri Gricar.
HENRI
GRICAR
« CE JOUR-LÀ, ON N’AVAIT PAS L’IMPRESSION D’ÉCRIRE L’HISTOIRE. ON AVAIT JUSTE PERDU UN MATCH DE PLUS DANS UNE AMBIANCE DE MORT »
Ils l'ont vraiment vu
René Mildonian
René Mildonian, 18 ans au moment des faits, avoue avoir zappé le score et le déroulement de la rencontre. Mais un événement est resté gravé en lui : « À cette époque, on ouvrait les grilles du stade à la mi-temps gratuitement et on pouvait même changer de place quand des emplacements étaient disponibles. Moi, j'étais virage Nord où il n'y avait qu'une dizaine de spectateurs, les autres étaient à Jean-Bouin. Un petit groupe de jeunes a déboulé en riant par les bouches du virage alors que la deuxième mi-temps venait de démarrer. Ils ont jeté un œil, ont demandé qui jouait, quel était le score et ont décidé de repartir. Dans ce stade immense, c’était assez pathétique et ça me traumatise encore ! »
05
3-0 face aux mouettes
Ce match que personne n’a vu, l’OM va le dominer et le gagner, largement même, 3-0, la plus nette de ses sept pauvres victoires de la saison.
Réduit à dix dès la 37e minute suite à la blessure de Raymond Schwinn, Forbach n’a jamais fait le poids. Il avait déjà encaissé, à la 10e minute, « un fort joli but de Bordone qui reprenait de plein fouet un centre en retrait de Joseph », selon le compte-rendu de Maurice Fabreguettes le lendemain dans Le Provençal. Mais c’était visiblement le seul éclair d’une première période où, selon André-R. Barataud dans Le Méridional, « les avants marseillais ont été d’une maladresse indigne et ont tout raté avec une bonne volonté désarmante ».
La deuxième période, toujours sous la plume de Fabreguettes, « sombra dans une grande médiocrité ». Il y eut toutefois deux éclairs. D’abord par Tassone, qui « monté à l’attaque, tenta sa chance d’une trentaine de mètres et fusilla Clausius d’un maître shoot », dixit Le Méridional, l’un des deux buts inscrits par le défenseur dans sa carrière à l’OM (« Je me souviens plus de l’autre, contre Angers, à la deuxième minute, ma femme l’avait raté parce qu’elle avait eu des problèmes de transport pour venir »).
Ensuite par Markiewicz, qui, sur un coup franc de la gauche, « sautait et, comme à la parade, logeait le ballon dans la cage visiteuse d’un fort bon coup de tête », dixit Le Provençal.
Le lendemain, on pouvait lire dans L’Équipe, sous la plume désabusée et un brin fataliste de son correspondant Victor Sinet : « Cela ne changeait rien à la physionomie d’une partie qui fut nulle sur tous les plans. On s’en serait douté, bien qu’elle nous ait donné à penser que c’étaient encore les 434 spectateurs accourus au boulevard Michelet qui avaient eu tort. C’est bien la preuve que le football marseillais est décidément bien moribond. »
« À force de lasser son public, Marseille n’en a plus », lançait Alain Delcroix dans Le Soir. Ajoutant : « Il conviendrait donc d’essayer de lui redonner le goût de revenir prendre le chemin du stade vélodrome. Mais comment ? »
Quand ils rembobinent sans trop d'efforts le fil de leurs souvenirs, acteurs et témoins ne s'arrêtent pas trop sur le score ni sur la physionomie de la partie.
Reste seulement, intacte, l’impression d’avoir vécu un moment singulier, décalé.
« Ce jour-là, j’ai vraiment connu la solitude du gardien de but, avoue Jean-Paul Escale. À part, je crois, une action en première mi-temps, je n’ai pas trop été inquiété. Alors j’ai eu le temps de regarder ces tribunes vides et de penser. On se dit qu'on est tombé bien bas, que c'est plié, qu'on est cuit. À Marseille, le foot, c'est une folie et là, c'était presque mort. J’ai souvent pensé que ma carrière allait s’arrêter là ou qu’il fallait que je cherche un autre club parce que je ne voyais pas d’issue heureuse. Mais même dans le trou, on n’a jamais baissé les bras et on a permis au club de rester en vie. »
Henri Lopez a aussi le temps de laisser son regard et son esprit divaguer : « Ce match, on l’a dominé et comme j’étais défenseur, il y avait des moments plus calmes. À un moment, j’ai vu des mouettes venir tranquillement se poser dans les gradins du quart de virage sud, j’ai encore cette image gravée en moi. C’était OM-Forbach et c’était triste. »
JEAN-PAUL
ESCALE
JOUEUR DE L'OM
1960-1971
« ON SE DIT QU’ON EST TOMBÉ BIEN BAS, QUE C’EST PLIÉ, QU’ON EST CUIT. À MARSEILLE, LE FOOT, C’EST UNE FOLIE ET LÀ, C’ÉTAIT PRESQUE MORT »
Deux semaines plus tard, les Olympiens vivront encore pire, 315 pauvres spectateurs au stade de Sauclières de Béziers pour une défaite sans gloire de plus (0-2). À la fin de la saison, ils terminent quatorzièmes sur seize avec 21 points (7 victoires, 7 nuls, 16 défaites, 26 buts pour, deuxième plus mauvaise attaque, 38 contre), juste devant Forbach. Mais à cette époque, il n’y a pas de relégation. Seul l’abandon du professionnalisme oblige un club à quitter la D2. Ou, évidemment, la liquidation judiciaire. L'OM va pourtant survivre, presque par miracle.
Jean-Paul Escale n'a pas eu le temps de s'ennuyer lors de la saison 1964-1965, comme ici au Stade Bauer face au Red Star (0-0).
06
La fin des années noires
Le sauveur de l’OM s’appelle Marcel Leclerc.
Marcel Leclerc
Homme de presse, il a été journaliste avant de créer Télé-Magazine puis de racheter L’Economiste de Paris et But !
Le Corse d’origine investit ses deniers personnels pour renflouer les caisses. Il renforce l’effectif, conserve Mario Zatelli et se met le peuple marseillais dans la poche en entamant un bras de fer contre le député-maire Gaston Deferre. Leclerc réclame une subvention annuelle fixe, une détaxe et la suppression du loyer payé par l’OM pour évoluer au Vélodrome. Devant le refus de la mairie, il décide de ne plus jouer boulevard Michelet et de se rabattre sur l’Huveaune, stade en jachère (il sera rasé en 1998) à qui il redonne des couleurs. Tribunes repeintes, pelouse replantée, grillages reprisés, c’est là, dans une ferveur retrouvée, que le club va construire dès la saison suivante sa remontée dans l’élite. Avec Tassone, Lopez et Escale.
« Ces saisons en D2 ont été spéciales, reconnait ce dernier, longtemps recordman du nombre de matches pour un gardien à l'OM et détrôné en 2013 par Steve Mandanda. Moi, je débutais et cela a été un bon apprentissage pour la suite. J’ai eu la chance de toucher le fond et après de connaître le sommet. »
JEAN-PAUL
ESCALE
JOUEUR DE L'OM
1960-1971
« QUAND VOUS AVEZ VÉCU ÇA ET QU’ENSUITE VOUS GAGNEZ LA COUPE DE FRANCE, C’EST LA MÊME PUISSANCE MAIS INVERSÉE »
De retour en D1 et au Vélodrome, l’OM entame quatre années flamboyantes : Coupe de France en 1969, titre de champion en 1971 et doublé Coupe-Championnat en 1972 avec sa défense de fer autour du duo Carnus-Bosquier et son attaque de feu Skoblar-Magnusson. Si loin du lugubre mais fondateur OM-Forbach.
« Ça reste un bon souvenir, conclut Henri Lopez. Quand on m’en parle maintenant, il me vient le sourire. C’est un moment d’histoire de l’OM, pas le plus glorieux, mais il a compté. »
Suffisamment pour que tant de Marseillais continuent de jurer, les yeux dans les yeux, qu'ils y étaient.