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Affaire Nasser al-Khelaïfi : le Qatar a fait pression sur le gouvernement
Lors de l’opération de police qui l’a visé en juillet au sujet de la détention d’un lobbyiste au Qatar, le patron du PSG s’est enfermé une heure dans son avion, tandis que des dignitaires qataris menaçaient les policiers et téléphonaient aux ministres Catherine Colonna et Gérald Darmanin.
C’est une surprise dont Nasser al-Khelaïfi se serait bien passé. Le 5juillet dernier, le président qatari du PSG s’envolait de Doha pour Paris afin d’assister à la présentation du nouvel entraîneur du club, Luis Enrique. Mais comme l’a révélé Mediapart, la conférence de presse a dû être décalée de deux heures et demie, car des policiers attendaient Nasser al-Khelaïfi sur le tarmac de l’aéroport, afin de saisir son téléphone et de perquisitionner son domicile.
Cette opération s’inscrivait dans le cadre d’une information judiciaire pour «enlèvement», «séquestration avec torture et actes de barbarie» et «extorsion en bande organisée», visant le patron du PSG et plusieurs avocats, au sujet de la détention au Qatar du consultant et lobbyiste franco-algérien Tayeb Benabderrahmane.
Cet homme d’influence, qui a rendu des services à Nasser al-Khelaïfi puis travaillé pour le Qatar, est par ailleurs mis en examen pour sept délits présumés (dont «corruption» et «trafic d’influence») dans une affaire connexe sur les barbouzeries (consultations de fichier de police, opérations de déstabilisation) autour du PSG et des réseaux du Qatar en France –il conteste les faits qui lui sont reprochés.
Arrêté en janvier 2020 à Doha, après s’être procuré des données sensibles appartenant à Nasser al-Khelaïfi, Tayeb Benabderrahmane n’a pu rentrer en France qu’en novembre 2020, après avoir restitué ces données. Il affirme avoir été victime d’une «détention arbitraire» et de mauvais traitements qu’il considère comme de la «torture».
Une enquête judiciaire a été ouverte en janvier 2023 sur ces faits, à la suite de deux plaintes déposées par Tayeb Benabderrahmane. Les juges d’instruction cherchent à vérifier si le patron du PSG aurait utilisé sa détention, donc les moyens d’un État autoritaire, pour faire pression sur lui de façon illicite afin de récupérer les données.
Le Qatar et Nasser al-Khelaïfi démentent ces accusations et se disent parfaitement sereins. Le patron du PSG «coopère pleinement avec les autorités», nous avait indiqué son entourage suite à la perquisition. En réalité, Nasser al-Khelaïfi et le Qatar sont très inquiets de cette procédure, et ne comptaient pas du tout coopérer avec la justice, selon le compte rendu de l’opération policière du 5 juillet, que Mediapart a pu consulter.
L’opération policière du 5 juillet
Il est 12h30, le 5 juillet 2023, lorsqu’un commissaire et trois officiers de l’Office central de lutte contre le crime organisé, service chargé de l’enquête sur la détention de Tayeb Benabderrahmane, se présentent dans un terminal de l’aéroport du Bourget (Seine-Saint-Denis), où doit atterrir un jet privé en provenance de Doha, affrété par Nasser al-Khelaïfi.
Ils sont accueillis par deux avocats anglais du patron du PSG. Lesquels appellent immédiatement l’un de ses avocats français, Francis Szpiner, qui s’entretient au téléphone avec les policiers.
Dans la foulée, les avocats anglais donnent aux enquêteurs une lettre rédigée par le chef de cabinet du premier ministre du Qatar, censée prouver que Nasser al-Khelaïfi, qui est aussi ministre sans portefeuille, bénéficie de l’immunité diplomatique. Ce courrier indique que Nasser al-Khelaïfi est en «visite officielle» en France du 5 au 9juillet, en tant que «ministre d’État».
Les policiers appellent immédiatement le service «immunités et protocole» du ministère des affaires étrangères, qui leur indique ne pas avoir été informé d’une visite officielle de Nasser al-Khelaïfi. Et pour cause: il se rend manifestement en France en tant que patron du PSG, afin de participer le jour même à la conférence de presse de présentation du nouvel entraîneur.
Les policiers ne tiennent donc pas compte de la lettre du Qatar, qui semblait destinée à protéger artificiellement Nasser al-Khelaïfi de la justice française. Il avait des raisons de se méfier: le cabinet de ses avocats français, Francis Szpiner et Renaud Semerdjian, avait été perquisitionné une semaine plus tôt dans la même affaire.
À 12h40, le jet privé atterrit. Mais à 12h50, dès que les policiers arrivent sur le tarmac, «la porte de l’avion se referme hermétiquement et les hublots sont occultés par le système prévu à cet effet», écrivent-ils dans leur procès-verbal. Les enquêteurs s’assurent que «les cales bloquant les roues» de l’avion sont bien en place, afin d’éviter «un départ précipité». Ils frappent à la porte, puis discutent avec le pilote à travers la fenêtre du cockpit pour tenter de le convaincre d’ouvrir. Sans succès.
À 13h15, le secrétaire de l’ambassade du Qatar interpelle les policiers de façon «véhémente», affirmant que l’opération est «illégale» en raison du «statut diplomatique» de Nasser al-Khelaïfi. Il ajoute que l’ambassadeur du Qatar «vient d’avoir à ce sujet la ministre de l’Europe et des affaires étrangères» Catherine Colonna, qui a dans la foulée appelé «le ministre de l’intérieur» Gérald Darmanin, et que les policiers devraient donc recevoir «prochainement de nouvelles consignes».Le secrétaire de l’ambassade du Qatar nous menace de subir les foudres de notre ministre de tutelle.
Les policiers de l’Office central de lutte contre le crime organisé
Sollicité par Mediapart, le Quai d’Orsay n’a ni confirmé ni démenti l’appel de l’ambassadeur du Qatar à Catherine Colonna, mais indique que le ministère des affaires étrangères «n’est pas intervenu auprès du ministère de l’intérieur […] dans cette affaire, à quelque niveau que ce soit». Gérald Darmanin ne nous a pas répondu.
À 14 heures, soit une heure et dix minutes après l’arrivée des policiers sur le tarmac, Nasser al-Khelaïfi finit par accepter de descendre de l’avion et de parler aux enquêteurs dans l’une des berlines de luxe qui doit l’emmener à la conférence de presse. Il accepte de déléguer une personne pour assister à sa place à la perquisition de son domicile. Mais il «refuse catégoriquement de nous remettre son téléphone, évoquant qu’il lui est indispensable pour le business», relatent les policiers.
Des discussions téléphoniques s’engagent entre les enquêteurs et les avocats du patron du PSG, Francis Szpiner et Renaud Semerdjian. Ils négocient les conditions de la saisie du téléphone et tentent de convaincre leur client de le donner. Sans succès. Les policiers préviennent Nasser al-Khelaïfi qu’ils vont devoir «utiliser la contrainte» et le placer en garde à vue.
Le secrétaire de l’ambassade du Qatar tente alors un ultime coup de pression. «Il nous menace de subir les foudres de notre ministre de tutelle [Gérald Darmanin – ndlr], qu’il aurait fait prévenir par le biais du ministre de l’intérieur de son pays et qui se tiendrait informé en direct de l’évolution de la situation», écrivent les policiers. Ils ne cèdent pas: «[Nous] réitérons notre demande avec fermeté en indiquant que nous avons une mission et que rien ne nous en détournera.»
C’est seulement à 15h35, trois heures après l’atterrissage de son avion, que le patron du PSG a fini par accepter la saisie de son téléphone.
Sollicité au sujet des pressions exercées sur les deux ministres français, le gouvernement du Qatar n’a pas répondu. L’entourage de Nasser al-Khelaïfi affirme qu’il a «coopéré avec les autorités», que «personne n’a menacé la police», et que le délai s’explique simplement par le fait qu’«il a été demandé […] aux autorités de fournir la documentation et les explications nécessaires». Les policiers écrivent pourtant qu’ils ont présenté la commission rogatoire du juge d’instruction dès 13h15.
Une enquête qui inquiète le Qatar
Cet incident confirme la fébrilité du Qatar au sujet de l’enquête sur les accusations de torture et de détention arbitraire formulées par Tayeb Benabderrahmane, et les pressions exercées par l’émirat sur le gouvernement français.
Comme l’a révélé Blast, le premier ministre et ministre des affaires étrangères du Qatar, Mohammed al-Thani, a d’abord écrit, en avril 2023, un courrier à Catherine Colonna pour se plaindre de l’ouverture de cette enquête et accuser le plaignant: «Tayeb Benabderrahmane a commis de graves crimes […] et il est recherché par les autorités judiciaires qataries en raison de ces crimes.»
Le 21 juillet, soit deux semaines après l’incident à l’aéroport du Bourget, le premier ministre qatari adresse une seconde lettre à la ministre des affaires étrangères pour se plaindre du traitement infligé au patron du PSG, estimant que la justice aurait pu agir «à un moment opportun après son arrivée à Paris, sans pour autant porter atteinte à sa réputation et à celle du Qatar».
Mohammed al-Thani ajoute que la plainte de Tayeb Benabderrahmane «est sans fondement juridique et ne correspond à aucun fait réel». Surtout, il annonce à la ministre des affaires étrangères que l’arrestation du lobbyiste en janvier 2020 était motivée par des accusations d’«espionnage pour le compte d’un État étranger», et qu’il a été condamné à mort par contumace pour ces faits, ainsi que deux autres personnes, en mai 2023. Le jugement est adressé en pièce jointe à Catherine Colonna.
Le Qatar a condamné son ex-lobbyiste et l’ancien majordome de Nasser al-Khelaïfi à être « fusillés jusqu’à ce que mort s’ensuive »
En 2018, le majordome marocain de Nasser al-Khelaïfi, Hicham Karmoussi, avait confié à Tayeb Benabderrahmane des données sensibles appartenant à son patron, dont l’un de ses téléphones, ainsi que des fichiers de vidéosurveillance de son appartement parisien, dont des vidéos intimes avec sa maîtresse (lire notre enquête ici).
Mis en examen à ce sujet pour «complicité d’accès frauduleux» au téléphone dans l’affaire des barbouzeries du PSG, le consultant et lobbyiste conteste cette accusation, indiquant que l’ancien majordome, qui se disait à l’époque maltraité par son patron, lui a remis le téléphone et d’autres données liées à Nasser al-Khelaïfi pour se protéger.
Selon le jugement qatari, il y avait, dans ces données, des «échanges» entre Nasser al-Khelaïfi et l’émir du Qatar, des documents sur l’affaire de corruption du numéro2 de la Fifa qui visait le patron du PSG en Suisse (il a finalement été relaxé), ainsi que «des informations susceptibles de soustraire au Qatar l’organisation de la Coupe du monde 2022», entachée par des soupçons de corruption.
Toujours selon ce jugement, déjà révélé par Le Monde, Tayeb Benabderrahmane et Hicham Karmoussi auraient essayé, sans succès, de vendre le contenu du téléphone à des agents secrets des Émirats arabes unis pour 25millions d’euros. Cette tentative aurait été menée en 2018 lors d’un voyage du lobbyiste à Abou Dhabi organisé avec l’aide de Zouhir Boudemagh, un homme d’affaires français résidant aux Émirats, qui avait défrayé la chronique en 2016 pour avoir financé l’orchestre de l’épouse du premier ministre Manuel Valls. Les trois hommes ont été jugés en leur absence et condamnés à «être fusillés jusqu’à ce que mort s’ensuive».
Sollicité à plusieurs reprises, Zouhir Boudemagh n’a pas donné suite.
Tayeb Benabderrahmane n’a pas souhaité nous répondre. «Face à un simulacre de justice qui, dans un acte barbare, condamne à mort trois personnes innocentes sans le moindre égard pour les droits fondamentaux de l’accusé, notre réaction ne peut être que celle d’une profonde indignation. M.Benabderrahmane n’a jamais commis aucun crime», avait réagi son entourage dans LeMonde. «Cette condamnation n’est qu’un énième contre-feu allumé pour faire échec aux procédures engagées par M. Benabderrahmane», a ajouté son avocat, Romain Ruiz.
« Ces accusations sont totalement mensongères», indique l’avocat d’Hicham Karmoussi, Antoine Ory, qui dénonce lui aussi un «contre-feu du Qatar». Son client a déposé une plainte pour travail dissimulé visant Nasser al-Khelaïfi, et une seconde pour tentative d’enlèvement. «Cette condamnation à mort fait froid dans le dos quand on la met en perspective avec le fait que juste après l’arrestation de Tayeb Benabderrahmane, Nasser al-Khelaïfi avait insisté pour que Hicham Karmoussi se rende au Qatar», poursuit MeOry.
La date de la condamnation pose question. Tayeb Benabderrahmane a été arrêté au Qatar en janvier 2020, puis libéré et autorisé à rentrer en France en novembre 2020, après que Hicham Karmoussi et lui-même ont accepté de remettre les données appartenant à Nasser al-Khelaïfi, ainsi que l’intégralité des archives personnelles du consultant. Les deuxhommes ont également dû signer avec le patron du PSG un accord de confidentialité drastique, incluant une pénalité de 5millions d’euros s’ils évoquaient publiquement l’affaire.
Dans ces conditions, il semble étrange que le Qatar ait laissé partir un homme accusé d’un crime aussi grave que l’espionnage, et qu’il n’ait été condamné que deux ans et demi plus tard.
Le contenu du jugement est lui aussi problématique. L’accusation repose intégralement sur les auditions anonymes de deux agents du State Security Bureau (SSB), les services secrets intérieurs du Qatar, qui ont rapporté au tribunal les éléments de l’enquête et les aveux présumés du lobbyiste – obtenus selon lui sous la torture. Le jugement évoque des «opérations techniques menées en secret»,maisaucun élément de preuve matériel (SMS, écoutes téléphoniques, surveillance humaine) n’est mentionné.
Des documents sur cette procédure judiciaire qatarie, fournis par l’émirat à Tayeb Benabderrahmane dans le cadre d’une procédure connexe et versés au dossier judiciaire français, semblent en tout cas accréditer les soupçons de détention arbitraire.
Alors qu’il a été arrêté le 13 janvier et emprisonné par les services secrets, la première ordonnance d’un procureur autorisant sa détention provisoire n’a été rendue que le 10 février 2020, soit vingt-huit jours plus tard. Une seconde période de détention, du 18 février au 15 mars, semble elle aussi ne pas avoir été validée par un magistrat.
L’entourage de Nasser al-Khelaïfi dénonce « une campagne de dénigrement dénuée de toute base factuelle »
Le gouvernement du Qatar n’a pas répondu à nos questions précises, et refuse même de confirmer les condamnations à mort. Un porte-parole de l’émirat se borne à indiquer que la procédure a été menée «en conformité avec les lois de l’État du Qatar» et que «M. Benabderrahmane a eu droit à une représentation légale pendant toute la procédure». Les avocats de l’intéressé ont démenti, précisant que leur client n’a pas été convoqué à son procès et qu’il n’a jamais reçu le jugement.
Lors de deux auditions devant des juges d’instruction en mars et avril dernier, auxquelles Mediapart a eu accès, Tayeb Benabderrahmane a livré pour la première fois sa version des faits au sujet des circonstances qui ont provoqué son arrestation.
En novembre 2018, il a été embauché par le docteur Ali al-Marri, l’actuel ministre du travail du Qatar, qui était à l’époque président du NHRC, le Comité national des droits de l’homme. Sous couvert de défense des droits humains, le NHRC était une officine d’influence de l’émirat, aujourd’hui au cœur du scandale de corruption au Parlement européen.
Tayeb Benabderrahmane indique que sa mission était d’«aider médiatiquement et politiquement les autorités du Qatar à se défendre face au blocus» instauré en 2017 par plusieurs pays arabes, menés par l’Arabie saoudite et les Émirats.
Début 2019, «le Dr Ali m’a sollicité sous couvert d’une prétendue lutte sur la corruption afin de travailler sur les questions liées à l’utilisation des fonds publics dans les investissements réalisés à l’étranger. […] Il m’a demandé s’il n’y avait pas des informations liées à Nasser, notamment sur des investissements à l’étranger», a déclaré Tayeb Benabderrahmane au juge. Il dit avoir compris après coup qu’Ali al-Marri était «en rivalité avec Nasser al-Khelaïfi» et cherchait à le «faire tomber».
C’est ainsi que le lobbyiste dit avoir fourni à son patron des informations sur le patron du PSG et de la chaîne BeIN Sports, issues notamment de son téléphone. Il assure avoir agi en toute légalité: «Je considérais le Dr Ali comme autorité légitime, étant président du Comité des droits de l’homme du Qatar avec rang de ministre.» Sollicité par Mediapart, Ali al-Marri n’a pas répondu.
Tayeb Benabderrahmane affirme que les documents démontraient «un système de rétrocommissions» portant sur des opérations en lien avec le PSG et BeIN Sport, qui aurait permis à Nasser al-Khelaïfi de «recevoir des fonds» au détriment du Qatar, via une société nommée Oryx QSI, par ailleurs mise en cause par la justice française dans l’affaire de corruption des Mondiaux d’athlétisme.
Il assure qu’Ali al-Marri a été stupéfait à la lecture des documents, mais qu’il n’a pas agi. Tayeb Benabderrahmane ajoute avoir indiqué au bras droit de son employeur qu’il arrêtait sa mission fin décembre 2019, soit deux semaines avant son arrestation. Il affirme que Nasser al-Khelaïfi se serait «défendu en utilisant son pouvoir, tout son réseau». «C’est ce qui explique ce qui est arrivé: j’ai été pris dans une lutte entre deux clans rivaux», a affirmé Tayeb Benabderrahmane.
L’entourage de Nasser al-Khelaïfi dément formellement ces accusations, dénonçant «une campagne de dénigrement» basée sur «des plaintes fallacieuses» et «dénuées de toute base factuelle».«La dernière version [de Tayeb Benabderrahmane – ndlr] au sujet de M. al-Marri et d’un supposé conflit politique interne au Qatar est ridicule», indique son entourage.
Nasser al-Khelaïfi, qui s’est constitué partie civile dans l’affaire des barbouzeries au sujet de l’accès aux données de son téléphone, «est une victime et un plaignant dans cette affaire, face à des individus qui ont été mis en examen pour de nombreux délits», et qui «ont changé d’avocats plus souvent qu’ils ont modifié leurs versions et leurs mensonges», ajoute l’un de ses proches, précisant que le patron du PSG a toute confiance en la justice française.
Mediapart