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Roberto Saviano : « Les virages sont fondamentaux pour le narcotrafic »
Passionné de football, suiveur assidu du Napoli, spécialiste de la Camorra qui menace sa vie depuis près de vingt ans, l'écrivain dissèque les relations entre les tribunes du Calcio et les groupes mafieux
Le Napolitain passe la porte du siège de Gallimard, à Paris, un bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils qu'il a drus. Devant, derrière, trois policiers en civil, armés, oreillettes en alerte. Depuis 2006 et la publication de Gomorra, best-seller mondial, plongée vibrante dans la mécanique mortifère de la Camorra, Roberto Saviano vit sous protection rapprochée. Le quadra n'a plus de vie sinon celle d'un écrivain prolifique à l'esprit comme une lame : romans, essais, nouvelles, tribunes... Il sort deux nouveaux ouvrages. D'abord Crie-le !, recueil de 30 portraits (dont ceux d'Edward Snowden, Émile Zola, Jean Seberg et Martin Luther King). Et Je suis toujours vivant, roman graphique au trait magistral qui plonge dans son quotidien et ses tourments. Pendant une heure, il a soupesé chaque mot, chaque idée. Et s'est amusé à parler un peu calcio.
Quel sens donnez-vous à l'assassinat de Vittorio Boiocchi, historique boss ultra de l'Inter Milan, en octobre dernier ?
Sa mort résulte d'une exécution ordinaire dans la logique du narcotrafic. Il a rompu un pacte, certainement avec la'Ndrangheta (organisation mafieuse de la région de Calabre). Même chose pour le chef ultra de la Lazio « Diabolik » (Fabrizio Piscitelli) en 2019 qui, lui, était entré en conflit avec un clan albanais. Les deux étaient des trafiquants de drogue pur jus ! Ils ont voulu aller trop loin...
Comme d'autres chefs ultras, ils possédaient un casier judiciaire extrêmement chargé. Étaient-ils membres d'un clan mafieux ?
Ils étaient des criminels de haut vol mais pas des « hommes d'honneur », c'est-à-dire de réels mafieux qui mettent leur vie au service de l'organisation, qui tuent pour elle et n'existent plus en tant qu'individu. Un leader ultra ne peut pas devenir « homme d'honneur », jamais une mafia n'en embrigaderait un directement. En revanche - et on en parle très peu -, les virages des stades sont fondamentaux pour le narcotrafic, et pas seulement en Italie.
Décrivez-nous le mécanisme.
Les stades sont d'immenses bassins de consommation de drogue. Donc, en étant en contact avec les supporters ultras, leurs proches et leurs familles, le trafiquant accède à un immense marché. Quand il doit écouler un gros stock de cocaïne ou de haschisch, il sait qu'il peut s'adresser à ceux qui contrôlent les virages. L'autre point fondamental touche aux déplacements des ultras. Chaque semaine, pour les matches, des dizaines de milliers d'entre eux voyagent à travers le pays. Il est aisé pour certains de transporter la drogue sans grand danger. D'ailleurs, les rivalités entre ultras de différentes villes sont aussi liées à des motifs criminels, pas uniquement à la passion pour leur équipe.
Dans quelle mesure les mafias sous-traitent-elles la vente de drogue dans les stades à divers leaders ultras ?
En Italie, comme ailleurs, il est impossible d'acheter et vendre un seul gramme de drogue si on n'a pas le blanc-seing d'une mafia. Les mafias fournissent la marchandise à leurs conditions et autorisent tel ou tel à la dealer dans des espaces bien précis. D'où, à leurs yeux, l'importance des ultras qui contrôlent les virages des stades, à l'image de Boiocchi à Milan ou de « Diabolik » à Rome. Ces bandits se mettent d'accord avec le crime organisé. Par exemple, la'Ndrangheta, qui domine le marché de la drogue, tenait les virages du stade de la Juventus. À Naples, le capo ultra surnommé Genny « la Charogne », fils d'un important camorriste, était un trafiquant de cannabis.
Au-delà de ces ultras au lourd profil criminel, il y a des millions de tifosi. N'est-ce pas exagérer le trait que de tout dépeindre en noir ?
Bien sûr qu'il y a beaucoup de supporters absolument clean. Simplement, il est prouvé que les grands groupes ultras - Roma, Napoli, Milan, Inter, Juve... - comptent une bonne part de repris de justice. Comme je le dis souvent, les mafias ne se soucient pas de l'émancipation des populations. Concernant le Calcio, elles exploitent la passion des ultras en saisissant toutes les occasions de business autour d'un événement - le match - qui fait consensus. Un business qui pèse des dizaines de millions d'euros. Vu sa relation exclusive à son club, la semaine de l'ultra est noire ou euphorique en fonction du résultat de son équipe. Cette émotion remplit sa vie et peut lui faire perdre tout jugement équilibré.
Certains grands clubs italiens sont-ils dirigés en direct par un clan mafieux ?
Comme elles brassent des millions de millions, les mafias en ont les moyens, mais ce n'est surtout pas leur intérêt. À la tête d'un club fameux de Serie A suivi par des centaines de milliers de gens, elles deviendraient visibles, donc fragiles. La visibilité médiatique, c'est mauvais pour les affaires, ça attire l'attention de l'État, de la justice... Mieux vaut agir en parallèle, dans l'ombre, et acquérir des hôtels, des immeubles, des entreprises... Quand une mafia prend le contrôle d'un club, c'est à petit niveau. Je pense au SC Albanova de la ville de Casal di Principe, près de Naples, qui évoluait en Serie C2 (Quatrième Division).
Les clubs italiens abandonnent une part de leur merchandising, de la gestion des parkings au stade et de la vente de billets aux groupes ultras dirigés par des criminels. Espérer une paix sociale en retour est-il une illusion ?
En Italie, le match de football est une religion... Les clubs sont là pour l'ordonner. Et ils ont peur du préjudice qu'ils subiraient s'ils se mettaient leurs ultras à dos. D'où des négociations permanentes avec les capos ultras. Des millions d'euros sont en jeu. Or, depuis toujours, l'argent attire le crime organisé qui, peu à peu, a accaparé un certain business autour des stades. C'est l'économie illégale qui se substitue à l'économie légale. La police laisse faire à condition qu'il n'y ait pas de violences graves sur la place publique.
S'agit-il d'un blanchiment toléré ?
Si on parle du blanchiment en tant qu'outil économique, alors évoquons aussi les capitaux énormes investis par les émirs du Golfe ou les oligarques russes qui entrent par la grande porte dans le football mondial. Là, il s'agit de blanchiment public.
Quels sens donnez-vous à la photo de 2018 sur laquelle Matteo Salvini, alors ministre de l'Intérieur, serre amicalement la main de Luca Lucci, trafiquant de drogue notoire et leader ultra de l'AC Milan ?
Belle image, n'est-ce pas ? Salvini a ensuite prétendu qu'il acceptait d'être photographié avec tout le monde. Sauf qu'il savait très bien qui était ce Lucci. C'est gravissime, car son message aux ultras liés au crime organisé est que l'impunité est possible.
La passion italienne pour le football est-elle rendue impossible par l'intrusion des mafias dans les stades ? Un supporter lambda peut-il encore aimer son équipe préférée ?
Le foot est central dans mon pays. J'en suis la preuve vivante. Enfant, le Napoli de Diego Maradona remplissait ma vie. Je riais grâce à lui, je pleurais à cause de lui... Et, déjà à l'époque, la ville était traversée par la criminalité. Aujourd'hui, je garde cette passion, c'est possible ! Car, au-delà des contradictions, des obstacles, le football reste lui-même. Les matches sont tous les jours devant nos yeux, cette médiatisation massive le protège contre les abus. En plus, l'apparition récente du VAR a été fondamentale. Par le passé, il fallait un oeil aguerri pour déceler les combines...
Vous regardez les matches du Napoli. Dans quel état êtes-vous devant la télévision ?
L'angoisse est là... Je crie en napolitain. Des jurons m'échappent. Je ne suis pas très fair-play. En fait, je redeviens un bambino ! J'ai grandi avec cette équipe. Mon père, Luigi, était un supporter invétéré et m'emmenait au stade San Paolo. Il était tellement superstitieux ! Si l'équipe avait gagné le match précédent, il fallait s'asseoir à la même place, sinon il fallait absolument se mettre ailleurs. Pour moi, le Napoli, c'est mon père.
Comment voyez-vous l'équipe actuelle, large leader de Serie A ?
J'adore ! C'est un délice de la regarder. Ce Napoli très dynamique est à l'opposé de celui de Maradona, vingt-cinq ans en arrière, car il ne tourne pas autour d'un homme providentiel qui décide de tout. Comme j'aime tout politiser, je dirais que Luciano Spalletti est un entraîneur libertaire qui a bâti une équipe égalitaire et communautaire car il ne supporte pas l'idée de confier le jeu à un « général ». D'ailleurs, à la Roma, ça n'avait pas fonctionné avec Francesco Totti, qui voulait tout régenter.
Qui sont les Napolitains les plus excitants à vos yeux ?
Bien entendu, « Kvara » (Khvicha Kvaratskhelia) ! En plus, il a une histoire particulière : il est géorgien et a quitté le Championnat russe (Rubin Kazan) en mars 2022 pour rentrer dans son pays, à la suite de l'invasion de l'Ukraine, et parce qu'il recevait des menaces. À chacun de ses buts, il exhibait ses protège-tibias où figurait le drapeau de la Géorgie. Il y a aussi Kim (Min-jae), le moine-soldat de la défense. Et, bien sûr, le buteur Victor Osimhen, qui est comme un fauve halluciné. J'insiste aussi sur l'importance de Stanislav Lobotka qui, au milieu, est le cerveau de l'équipe. Tous ces joueurs vivent une expérience religieuse tellement la ville de Naples les idolâtre.
Vous n'êtes plus allé à San Paolo depuis 2006, pour des raisons de sécurité. Serait-il raisonnable de vous y rendre pour célébrer le titre de champion à venir ?
Je me refuse à parler du titre avant qu'il ne soit officiel, je suis trop superstitieux. Nous sommes sur le bon chemin (à 11 journées de la fin, le Napoli compte 19 points d'avance sur son dauphin), l'équipe est extraordinaire. Ça me tente d'aller fêter le Scudetto au stade, en plus avec mes gardes du corps qui sont napolitains. Mais se retrouver dans la foule en pleines célébrations risquerait d'être très anxiogène. Je ne peux pas me permettre de me retrouver coincé...