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PSG, chantage en eaux troubles
A quelques semaines de la Coupe du Monde, Nasser al-Khelaïfi, président du PSG et intime de l'émir du Qatar, est accusé par un homme d'affaires français de l'avoir fait jeter en prison à Doha. Une sordide affaire d'extorsion et d'espionnage sur fond d'informations sensibles qui révèlent les coulisses sombres du club.
La success story était si belle. Un conte des mille et une nuits à faire saliver tout producteur hollywoodien. L'histoire d'un fils de pêcheur de perles né sur les côtes d'un lointain émirat et devenu l'homme le plus influent de la planète football. Un roturier aussi puissant qu'un chef d'Etat. La saga de Nasser al-Khelaïfi, à quelques jours de la Coupe du Monde au Qatar, pourrait bien se transformer en cauchemar pour les dirigeants de son pays.
Explication : le tout-puissant président du PSG se retrouve au coeur d'une sombre affaire de chantage, où se croisent d'anciens flics, un étrange lobbyiste, des ténors du barreau parisien, les services de renseignement du Qatar. Mais que peut bien faire le très discret Nasser al-Khelaïfi, alias « NAK », dans un roman à la John le Carré ?
L'intrigue de ce polar se noue au « Carré » du Parc des Princes, le salon VIP du PSG, surnommé le « Carré des vanités ». Les soirs de match s'y bousculent deux cents personnalités triées sur le volet : people, politiques, businessmen, ambitieux en tous genres attirés par la manne du Qatar. Parmi eux, un certain Tayeb Benabderrahmane, à la carte de visite longue comme un match avec prolongations.
Né à Gennevilliers, ce Franco-Algérien de 41 ans se présente tout à la fois comme un homme d'affaires, un consultant, un lobbyiste et un mécène. L'homme voyage beaucoup, en Afrique, au Moyen-Orient, jusqu'en Malaisie. Businessman, il grenouille aussi dans les milieux politiques. Il dirige un club de réflexion, signe des tribunes sur l'« islam des Lumières », participe aux réunions politiques à Gennevilliers, mais aussi à Asnières, et d'autres communes des Hauts-de-Seine. Certains le voient comme un modèle d'intégration républicaine. Mais, dans le même temps, il joue les intermédiaires dans le conflit libyen - un activisme brouillon qui aurait, à un moment, attiré l'attention de la direction du renseignement militaire.
Ses voyages intriguent. On le soupçonne, sans preuve formelle, d'être proche des Frères musulmans. En 2017, cette image de musulman défenseur des valeurs de la République séduit jusqu'aux responsables du Qatar, qui l'enrôlent comme lobbyiste pour défendre leurs intérêts, sans doute par l'intermédiaire de « NAK », qui l'a rencontré au « Carré » du Parc des Princes.
Loyauté à géométrie variable
En juin 2019, le Franco-Algérien s'installe avec femme et enfants à Doha. Quelques mois plus tôt, il réussit une belle opération : organiser une entrevue entre le président du Comité national des Droits de l'Homme qatari et le pape François. Sa cote est au sommet. Et puis tout dérape. Le gentil défenseur des droits de l'homme intrigue les autorités qataries. Elles le soupçonnent de loyauté à géométrie variable.
Pis, il aurait tenté de monnayer, à prix d'or, des vidéos intimes de « NAK » mais également des preuves de corruption de membres de la Fifa pour l'attribution du Mondial. Accusation gravissime. Les services secrets qataris prétendent qu'il aurait approché le rival de toujours, les Emirats arabes unis, pour négocier ses « informations ». On passe de la petite magouille à l'atteinte à la sûreté de l'Etat. Car s'en prendre au patron du PSG mais aussi de beIN Sports et des studios Miramax, c'est lancer une grenade au coeur du pouvoir gazier.
« NAK » est le meilleur ami de l'émir al-Thani, un quasi-frère, bien qu'il ne soit pas de sang royal. Les deux hommes ont partagé durant leur adolescence la passion du tennis, mais aussi de la chasse au faucon. « NAK » possède le titre de ministre d'Etat, c'est un « intouchable ». Le natif de Gennevilliers vient de mettre le doigt dans un engrenage dangereux.
Le 13 janvier 2020, il est interpellé par les forces de sécurité qataries. Au cours de la perquisition à son domicile, les policiers découvrent 700 000 euros en liquide. Ses téléphones, ses ordinateurs, sont saisis. L'affaire est trop sensible pour qu'elle éclate au grand jour.On intime à sa femme de n'alerter personne.
Il aurait alors été conduit dans une prison secrète. Une cellule de deux mètres carrés, sans fenêtre, éclairée en permanence par une lumière aveuglante. Toujours selon lui, il aurait subi des tortures psychologiques : privations de sommeil, simulacres de tabassage, menaces d'empoisonnement de ses enfants. Faut-il le croire sur parole ?
Le 1 février 2020, changement de décor : il est transféré à la prison de haute sécurité de Salwa Road et placé à l'isolement. Avance-t-il alors quelques noms de son carnet d'adresses parisien pour calmer les Qataris ? Comme celui de Rachida Dati, symbole, comme lui, de l'intégration républicaine ? Est-ce pour ne pas faire éclater le scandale au grand jour qu'on lui propose alors de signer un protocole d'accord au scénario extravagant ? Il doit reconnaître avoir agressé un prince et purgé pour cela une simple peine d'une vingtaine de jours de cachot.
Comme dans toutes les affaires d'espionnage, on navigue en « zone grise », dans un espace où le mensonge et la manipulation sont la règle. Seule certitude : quelques jours plus tard, le directeur adjoint des services secrets qataris propose un autre deal à Tayeb Benabderrahmane, toujours sous le sceau du secret : il rend tous les documents compromettants contre sa remise en liberté. Problème : lesdits documents sont en France. Son épouse est chargée de les récupérer.
De Yamina Benguigui à Rachida Dati
A Paris, elle entre en contact avec Yamina Benguigui, dont il se dit proche. La réalisatrice et ex-ministre de François Hollande a fait connaissance de l'homme d'affaires en 2016, lors d'une projection de son film « le Plafond de verre », à Gennevilliers. Elle remarque alors cet homme très impliqué dans l'intégration républicaine des jeunes d'origine maghrébine.
A ses côtés, il réussit, à l'occasion de la projection des « Invisibles », un film coproduit par la cinéaste, à se glisser à l'Elysée et à se prendre en photo avec Emmanuel Macron. Surprise par l'ampleur de l'affaire, Yamina Benguigui prend conseil auprès de Rachida Dati. L'ancienne garde des Sceaux recommande les services de son avocat, M Olivier Pardo, une figure du barreau, défenseur par ailleurs d'Eric Zemmour.
Le 18 mars 2020, il accepte de prendre le dossier. Une stratégie se met en place. « Pour exfiltrer Tayeb Benabderrahmane, raconte un proche du dossier, il fallait à tout prix éviter que Nasser al-Khelaïfi porte plainte et rester dans la logique d'un dossier civil, administratif. Un peu comme un échange dans le monde du renseignement. »
La tâche s'avère difficile. Car le lobbyiste emprisonné au Qatar n'est pas le seul à posséder la clé USB où sont copiées les informations sensibles. L'autre dépositaire s'appelle Hicham K. Ex-joueur de tennis marocain, devenu l'intendant de Nasser al-Khelaïfi, il s'est fâché avec ce dernier. Selon plusieurs sources, c'est par son entremise que le prisonnier de Doha les aurait récupérées. La rumeur de l'emprisonnement d'un Français, de surcroît défenseur des droits de l'homme, se fait pressante.
« Je ne veux pas faire la fête sur des tombes » : y aller, regarder ou boycotter le Mondial au Qatar, le dilemme des supporters Il faut donc agir au plus vite pour que ce protocole d'accord s'applique. Une course contre la montre s'engage. Olivier Pardo et Francis Szpiner, le conseil parisien de « NAK », au terme de plusieurs échanges, parviennent à récupérer, croient-ils alors, l'ensemble des pièces sulfureuses. Le 1 juillet 2020, ils peuvent signer le protocole avec un cabinet représentant l'Etat du Qatar. Dans ce document, Tayeb Benabderrahmane reconnaît s'être « approprié illicitement des documents confidentiels dont il a notamment altéré ou falsifié l'objet et le contenu ». En cas de non-respect de la confidentialité, il s'engage à verser 5 millions de dollars. C'est le prix de sa libération. Un protocole similaire est signé par Hicham K. Tout semble réglé.
Dans la foulée, Tayeb Benabderrahmane est assigné à résidence, au 54 étage de l'hôtel InterContinental de Doha, où il multiplie les alertes sur son sort. « Donne-nous encore quelques jours, je t'en supplie, lui écrit Rachida Dati, dans un SMS, le 17 août. Nous agissons dans tous les sens, mais de manière cohérente, car nous ne voulons prendre aucun risque pour toi. » La maire du 7 arrondissement de Paris a-t-elle joué un rôle dans le retour en France de son ami Tayeb ?En tout cas, l'affaire semble classée quand ce dernier foule à nouveau le sol français. Il revient de loin. Il peut fêter sa libération, soulagé, chez M Pardo : « Vous êtes mon sauveur ! »
Vengeance à retardement
Pour les avocats des trois parties, le « scud » judiciaire qui aurait pu atteindre Doha, à quelques semaines de la Coupe du Monde, a été « désamorcé ». Pas pour longtemps. Car le rescapé des geôles qataries a la vengeance à retardement. Amaigri de 15 kg, souffrant de stress post-traumatique, dit-il, le lobbyiste veut obtenir une indemnisation de plusieurs millions d'euros de la part du Qatar. Il menace de les poursuivre pour torture. Pas moins. Là, surprise et effarement, il affirme détenir un double de la fameuse clé USB. Il rencontre aussi des éditeurs pour « vendre » son histoire. Dans son désir de vengeance, il écrit même à Eric Zemmour.
Stupéfait, se sentant trahi par ce changement de stratégie, Olivier Pardo se retire du jeu. Son ex-client se lance dans une opération « kamikaze ». Il fait alors le tour des cabinets d'avocats - il en aurait usé une dizaine jusqu'à aujourd'hui. Fin 2021, il alerte le ministère des Affaires étrangères, entame des démarches pour récupérer ses biens confisqués au Qatar, porte plainte pour détention arbitraire et actes de torture devant les Nations unies. Il se retourne aussi contre ses anciens défenseurs, dont Rachida Dati, auxquels il reproche de ne pas avoir alerté les autorités françaises de sa détention. Il saisit l'ordre des avocats, qui ouvre une enquête déontologique. Lors d'une audition devant le Conseil de l'Ordre, le 11 janvier 2022, le lobbyiste affirme :
« Tous les avocats ont accepté d'aller dans le sens des intérêts qataris en devenant les sous-traitants de leurs services secrets. Je leur reproche d'avoir activement participé à l'extorsion de ma signature pour le protocole d'accord. »
Selon son récit, il aurait découvert le protocle le jour de la signature : « M Pardo m'indique qu'il n'y a aucune marge de manoeuvre et qu'il faut signer dans les minutes qui suivent. »
Désormais, l'homme qui avait accepté de se taire parle. Au grand jour. La version de son aventure au Qatar est dévoilée dans « Libération ». Sa nouvelle équipe d'avocats, dont le controversé Juan Branco, annonce le dépôt d'une salve de plaintes pour « torture et extorsion », visant le Qatar, « NAK », mais aussi diverses personnalités intervenues pour sa libération.
« Elles étaient dans l'obligation d'alerter les autorités françaises », accuse M Nabil Boudi, lequel reproche à la France et à sa diplomatie d'avoir fermé les yeux sur le cas Tayeb. Une opération de diversion pour oublier la mise en cause de leur client dans une autre affaire, moins reluisante ?
En partie. Car la source du scandale ne se situe ni au quai d'Orsay ni ailleurs, mais bien au coeur de la machine du « soft power » du PSG. Dans le fameux « Carré des vanités » du Parc des Princes. En enquêtant sur un autre dossier, les policiers de la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) perquisitionnent au domicile d'un collaborateur de Nasser al-Khelaïfi, un ex-policier chargé officiellement des relations avec les groupes de supporters du club.
L'ancien de la « Maison », Malik N., a un gros défaut : il conserve tout. Des informations tirées des fichiers de police obtenus illégalement auprès de ses anciens contacts, noms, numéros de téléphone, casiers judiciaires, mais aussi des vidéos intimes, des écoutes téléphoniques, du patron du PSG ou de nombreuses personnalités. Une caverne d'Ali Baba de petit barbouze au service des intérêts du club de la capitale ?
Une équipe de « privés » très spéciaux
La perquisition oriente les policiers sur la trace de Tayeb Benabderrahmane. Malik N. l'a côtoyé au « Carré » du Parc des Princes. Le lobbyiste aurait régulièrement sollicité des informations confidentielles auprès de l'ex-policier. Les deux hommes auraient également fomenté des campagnes de déstabilisation à l'encontre de ceux qui, dans le club, ou autour de Nasser al-Khelaïfi, leur faisaient de l'ombre.
Ciblé par l'« armée numérique du PSG », le supporter giflé par Neymar porte plainte pour « harcèlement » et « intimidation » Les cibles visées ? Les exemples foisonnent, comme celui de l'ex-chef de cabinet du PSG, ancien arbitre de tennis tunisien, contraint de quitter son poste après un bombardement de fake news hostiles sur les réseaux sociaux. Autre cas, celui de Sihem Souid, ex-policière désormais chargée de la communication du Qatar. Entendue courant septembre par les policiers, elle confie avoir été la cible d'un véritable complot, « suivie, surveillée et cambriolée » par une équipe de « privés » très spéciaux.
Au cours de son audition, elle révèle qu'en août 2021 son mari a reçu ce SMS, parmi d'autres, d'un interlocuteur non identifié :
« 1 jr fils de pute tu découvriras ts les moyens financiers, humains et de sorcellerie que ns avons utilisé contre vs, c ke le début de votre destruction. »
Son témoignage est corroboré par un enregistrement découvert lors de la perquisition chez Malik N. On y entend un ancien directeur du PSG, Jean-Martial Ribes, solliciter la « cellule » afin de transmettre des éléments à charge contre Sihem Souid, qu'ils soient « vrais ou faux », afin que celle-ci soit déconsidérée aux yeux de ses employeurs qataris. Méthodes mafieuses au coeur du système PSG ou dérapages de collaborateurs trop zélés ?
Nasser al-Khelaïfi était-il au courant de ces pratiques ? A-t-il créé un monstre qui lui a échappé et qui s'est retourné contre lui ? L'intéressé, qui doit également faire face aux révélations de Mediapart sur l'existence d'une armée de trolls au sein du PSG, se mure dans le silence. Certains évoquent son départ après la Coupe du Monde. Le fils du pêcheur de perles a-t-il nagé en eaux troubles ?
Le Nouvel Observateur