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Ligue des champions : vainqueur du Real Madrid, Tiraspol Sheriff fait sa loi depuis le far-east moldave
Ovni dans le foot européen, le club de Transnistrie, territoire non reconnu, est novice en Ligue des champions mais vient de battre le Chakhtar Donetsk et le Real Madrid. Pèsent sur son actionnaire des soupçons de corruption et de trafics d’armes et de drogues.
par Romain Métairie
publié le 28 septembre 2021 à 14h49
(mis à jour à 23h33)
La victoire (2-1) de l’improbable Sheriff Tiraspol ce mardi soir sur le terrain des stars du Real Madrid est un événement. Mi-septembre, le club fêtait son tout premier match de Ligue des champions, en remportant un premier succès face aux Ukrainiens du Chakhtar Donetsk (2-0).
Vingt-quatre ans, depuis sa création ex nihilo en 1997, que le Sheriff Tiraspol rêvait de disputer la compétition européenne. Après un parcours éliminatoire sans faute, ponctué d’une victoire inattendue contre le Dinamo Zagreb en barrages, il est devenu cette année le 145e club à découvrir la Ligue des champions.
Karim Benzema et consorts se sont cassé les dents sur un club singulier à plus d’un titre. Officiellement, Tiraspol est situé en Moldavie. Mais selon ses propres habitants, la ville est la capitale de la république indépendante de Transnistrie, un Etat séparatiste pro-russe de quelque 470 000 habitants ayant fait sécession, dans la foulée de la chute de l’URSS en 1991, du reste du pays. Depuis, la Transnistrie, protégée par des soldats russes, se proclame indépendante, et dispose de sa propre monnaie, son drapeau et son propre gouvernement. Même si aucun pays au monde ne l’a reconnue. Pas même la Russie. Le passé soviétique y est pourtant encore glorifié, en témoignent les statues de Lénine qui ornent les artères de la ville.
Ce statut officieux, instable, rend la participation du Sheriff à la compétition européenne intrigante de facto. Pour se glisser dans le giron de l’UEFA, le club a dû se rattacher, dès sa mise sur pied, aux basques du championnat moldave. Championnat où il règne comme aucune autre équipe : quasi invaincu, le Sheriff a remporté 19 des 21 dernières éditions. Un règne sans partage qui en fait le porte-étendard de la Moldavie sur la scène européenne. La Fédération moldave de foot a d’ailleurs lâché un «Sheriff est EUROFANTASTIC !» sur les réseaux après la qualification de Tiraspol pour la phase de groupes.
De quoi renforcer l’impression d’union entre Transnistrie et Moldavie. En réalité, l’inimitié entre les deux territoires est prégnante. «Les gens disent que le sport, ce n’est pas de la politique. Mais en réalité, le sport, c’est de la politique», relève Yuriy Vernydub, l’entraîneur du Sheriff. Le coach ukrainien, dont le pays d’origine est également déchiré par un conflit avec des séparatistes prorusses, ose espérer que l’aventure du club en C1 puisse nourrir une certaine fraternité entre Moldaves. «Ça va probablement unifier la Moldavie et la Transnistrie», veut-il croire.
Il est permis d’en douter, tant défiance et méfiance persistent chez ceux qui vivent à l’ouest du Dniestr, le fleuve séparant la Transnistrie du reste de la Moldavie. «Je ne vois pas de raison de se réjouir», assène le journaliste sportif moldave Cristian Jardan, cité par l’AFP. Il poursuit : «Cette équipe représente une enclave séparatiste qui se finance par la corruption, les trafics et l’économie grise, causant directement des dommages au budget, aux intérêts de la république de Moldavie.»
C’est qu’avant même d’être un club, le Sheriff est un conglomérat. Une nébuleuse aux contours opaques, dont l’influence s’étend bien au-delà des frontières du foot. Le groupe, fondé en 1993 par deux vétérans des forces de l’ordre, dont l’actuel président du club Victor Gushan, a profité de la période post-guerre froide dans la région, marquée par un capitalisme sans limites, pour asseoir son influence dans bon nombre de secteurs.
Le Sheriff est à la tête d’une foule d’entreprises de construction, de stations-service et autres casinos. Il possède un réseau de téléphonie, des chaînes télés, détient jusqu’aux distilleries de cognac et aux élevages d’esturgeons. Son logo, une étoile à cinq branches de shérifs américains, apparaît à chaque coin de rue ou presque. «Tout ce à quoi vous pourriez penser avec de l’argent dedans, le nom du Sheriff est dessus», abonde Wim Van Meurs, professeur de politique européenne comparée à l’université Radboud de Nimègue, cité par le journal belge De Morgen. Un empire qui s’étendrait, selon diverses sources, au trafic d’armes ou de stupéfiants.
Un monopole de chaque instant qui n’a pas épargné la sphère du sport, le foot en particulier. Ses dirigeants le savent : la Ligue des champions constitue une formidable vitrine. Y figurer permet à la bande de terre non reconnue de se faire connaître du grand public. Voilà pourquoi, depuis plusieurs années, l’équipe autour de Victor Gushan met le paquet sur le club. Quitte à essorer la concurrence locale à grands coups d’investissements. Le groupe a ainsi bâti un complexe sportif estimé à 200 millions de dollars, avec deux stades, respectivement de 13 000 et 9 000 places, un palais des sports et 16 terrains d’entraînement, quand les équipes adverses accueillent sur des terrains aux airs de champs, à peine entretenus.
Sa manne financière imposante lui permet en outre de payer ses joueurs à hauteur de 15 000 dollars le mois. Honnête en comparaison avec les grosses écuries. Abyssale si on met ces salaires en perspective avec ceux des autres footballeurs moldaves, lesquels peinent à amasser quelques centaines de dollars sur le mois, quand ils sont rétribués dans les temps. L’équipe est dès lors la seule du championnat moldave à pouvoir attirer des talents venus d’Afrique, d’Amérique du Sud ou d’Europe de l’Est. Son onze de départ lors du match contre Donetsk comptait des Brésiliens, des Grecs, des Colombiens et même un Luxembourgeois. Pas un seul Moldave.
Qui plus est, les vingt millions d’euros de prime à la qualification octroyés par l’UEFA cette année ne devraient pas aider à résorber la fracture sportive. Sans occulter les forts soupçons de favoritisme et de corruption qui pèsent sur le Sheriff. Le New York Times rapportait ainsi mi-septembre que les autorités locales auraient modifié les règles concernant le nombre de joueurs étrangers à pouvoir jouer au sein de l’équipe afin que celle-ci puisse se renforcer. Pour autant, avec un effectif estimé à 11,8 millions d’euros, selon le site spécialisé Transfermarkt, le Sheriff ne pèse quasi rien en Europe. A des années-lumière des 783,5 millions du Real Madrid.
Mise à jour le 28 septembre 2021 à 23h32 après la victoire de Tiraspol Sheriff face au Real Madrid (2-1).