Information
« Je me suis vue mourir »
Mathilde a 30 ans et elle vit à Paris. Supportrice des Reds, elle était au Stade de France samedi dernier et en est ressortie traumatisée. Son témoignage met en cause l’organisation et la police. hugo guillemet
Tombée amoureuse de Liverpool à 6 ans, après avoir vu un match des Reds à la télévision, Mathilde cumule aujourd’hui des dizaines de déplacements européens avec sa mère, à qui elle a transmis sa passion. Mère de Rose, 4 ans et demi, elle aussi fan en devenir de l’équipe de Jürgen Klopp, elle était à Saint-Denis pour la finale de la Ligue des champions et en est revenue avec une côte fêlée et des cauchemars pour des nuits. Après avoir publié une lettre sur Twitter à l’attention des ministres Gérald Darmanin (Intérieur) et Amélie Oudéa-Castéra (Sports), relayée notamment par Robbie Fowler, elle a accepté de raconter sa soirée.
« Comment vous sentez-vous six jours après cette finale ? Vraiment pas terrible. C’est compliqué, je fais des crises d’angoisse tous les soirs alors que je ne suis pas sujette à ça. La dernière fois, c’était lors des attentats de Paris (en novembre 2015) durant lesquels j’avais perdu un ami. Ce qui me tient debout la journée, c’est le combat qu’on doit mener pour rétablir la vérité. J’ai beaucoup d’amis qui sont rentrés à Liverpool et je dois le faire pour eux : je suis française, mère de famille, je n’ai pas vraiment la tête d’un hooligan. Peut-être que ma voix sera plus crédible, même si c’est absolument injuste : la leur devrait être aussi crédible que la mienne.
“L’avenue du Stade de France était remplie de mecs qui attendaient, certains avec des battes de baseball, des machettes
Que s’est-il passé pour vous à Saint-Denis ? J’y suis allée très largement en avance avec mon beau-père, en taxi. Dès notre arrivée, on s’est tous retrouvés dans des goulets d’étranglement que la police avait installés partout. On était sur des petits trottoirs et, en plus de ça, ils mettaient deux camions de police en diagonale pour créer un minuscule passage. Ensuite, en haut, sur le parvis du stade, c’était l’enfer, indescriptible. Les supporters de Liverpool se faisaient agresser partout par des bandes. Devant moi, une femme d’une soixantaine d’années s’est fait frapper, traîner par terre, arracher ses bijoux, son sac… En plus, les policiers nous ont chargés et gazés à plusieurs reprises, sans raison car on ne faisait rien, à part subir des agressions. En courant, j’ai été bousculée et je me suis cognée contre une barrière, j’ai une côte fêlée et un gros œdème sur le mollet. La police ne réagissait pas aux agressions alors que c’était sous ses yeux.
Pourquoi s’en est-elle prise à vous ? Je ne sais pas. J’ai vu une autre femme poser une simple question à un CRS à travers une grille, elle lui a demandé ce qu’il se passait. Elle s’est fait gazer alors qu’elle ne représentait aucun danger, elle posait juste une question. Je n’arrive toujours pas à croire ce que j’ai vu ce soir-là. Je me suis vue mourir. Mais pas comme on peut le dire parfois de manière exagérée. Là, je l’ai vraiment senti. Je m’étais résignée à ne pas rentrer chez moi. Je me disais que je serais soit tabassée par quinze personnes, soit écrasée contre une grille. Je pensais à ma fille et je me disais que la dernière image que j’aurais d’elle, c’est elle en train de pleurer parce qu’elle voulait venir au match. Je ne voyais aucune issue. Autour de moi, il y avait des Anglais, des gaillards de 1 m 80 pour 100 kg, qui faisaient des crises d’angoisse.
Vous n’avez jamais pensé à rebrousser chemin ? On a pensé à s’échapper. Mais l’avenue du Stade de France était remplie de mecs qui attendaient, certains avec des battes de baseball, des machettes. On ne pouvait pas revenir en arrière. À 21 h 15, ils ont enfin ouvert une mini-porte, une seule, de la taille de celles qu’on a à la maison. À ce moment, j’ai été marquée par le calme des supporters de Liverpool. Personne n’a poussé, alors que ça faisait environ 3 heures qu’on attendait en se faisant agresser et en prenant de la lacrymo dans les yeux. J’ai vu un aveugle, des personnes en fauteuil roulant, des enfants de moins de 10 ans se faire gazer.
“Le fait que tout ça se soit passé chez moi, ça me donne un énorme sentiment de culpabilité
Comment se comportaient les supporters de Liverpool ? On a subi les agressions des bandes, on a subi les violences policières, on a subi les engorgements... On a tout accepté car on savait que si on bougeait, il y aurait des morts. C’est grâce aux supporters de Liverpool qu’il n’y a pas eu de mort, car chacun d’entre nous pensait à Hillsborough. Tout était disproportionné, c’était à peine croyable, les policiers rigolaient en voyant des gens pleurer parce qu’ils avaient du gaz dans les yeux... Il n’y a que quand on s’est retrouvés entre nous dans la tribune qu’on s’est sentis en sécurité, puisqu’on était entre nous. Beaucoup de gens pleuraient, se prenaient dans les bras. On n’arrivait pas à lancer nos chants. On était tous terrorisés par une seule chose : la fin du match. Parce que ç’a été la même chose à la fin.
Pourquoi avoir voulu publier une lettre, dans votre état actuel ? C’est difficile de parler mais c’est important de le faire. J’ai toujours tellement été bien reçue là-bas que... (elle se met à sangloter). Je me faisais un tel plaisir de recevoir mes amis chez moi, dans mon pays. Le fait que tout ça se soit passé chez moi, ça me donne un énorme sentiment de culpabilité. Je sais que ce n’est pas de ma faute, mes amis me le répètent, mais je ressens une énorme honte. C’est mon pays, c’est mon gouvernement qui accuse des gens qui ont pourtant subi des horreurs.
Qu’attendez-vous aujourd’hui ? Des excuses plates et complètes du gouvernement, pour nous tous. Ils ont aussi menti sur les faux billets. Mon billet, par exemple, a été scanné deux fois en rouge, et la troisième fois il est passé. Donc c’est comptabilisé comme un faux billet ? Pourtant, c’est un billet que j’ai acheté de manière officielle, via le club de Liverpool. On veut des excuses, mais aussi une enquête. Il faut déterminer de manière indépendante ce qu’il s’est passé. Et je ne comprends même pas que les deux ministres responsables de ces mensonges soient encore en poste. »
L'Equipe