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AU STADE DE LA DECHEANCE
Gestion catastrophique du flux de spectateurs, coup d’envoi retardé de trente-six minutes, scènes de chaos autour du Stade de France, fuite des responsabilités : après le fiasco de la finale de la Ligue des champions, la France est observée de près et montrée du doigt. Récit. SIMON BOLLE ET VINCENT DULUC
Des supporters qui ont fait le voyage d’une vie, parfois en venant du bout du monde, hébétés, les yeux pleins de larmes et de gaz, tenant la main d’enfants tremblant de peur, parqués derrière la grille du Stade de France, tentant en vain de montrer leurs billets aux forces de police qui répondent par un peu plus de gaz : ce sont les scènes terribles et répétées auxquelles on a assisté, samedi soir, au Stade de France, avant et pendant la finale de la Ligue des champions Liverpool - Real Madrid (0-1), puisque certains fans, après trois à quatre heures d’attente, n’ont pu voir qu’une partie de la rencontre. La soirée de samedi aura été celle du chaos, de la colère, de l’incompréhension et de la fuite de la responsabilité. La journée d’hier a été celle du silence (voir page 11).
L’explication centrale de ce désordre absolu, et du coup d’envoi retardé de trente-six minutes, tient à la désorganisation des points de contrôle et à l’incroyable fiasco de la gestion des flux de supporters. Le RER B était en grève et la plupart des supporters de Liverpool venaient du RER D et de la station Stade de France - Saint-Denis. Ils se sont tous retrouvés sur le trottoir le long de l’A1, avec l’interdiction de rejoindre le parvis du stade en direction de leur virage et de leurs deux points d’entrée principaux, la porte Y et la porte Z, en raison d’un pré-contrôle en amont.
Un double filtrage et une souricière
Ce passage emprunté par près de 15 000 supporters de Liverpool s’est avéré une souricière parce qu’il était encombré par des vans de la police, sous le pont qui menait au stade, et parce qu’à l’arrivée il y avait seulement quatre couloirs de passage, extrêmement lents, pour une première fouille, un premier contrôle. Billets, téléphone, fouille corporelle à la recherche d’alcool. Le double filtrage n’est pas une nouveauté : il était déjà en place pour la dernière finale de Coupe de France.
L’UEFA, dans son communiqué, prétendra que le coup d’envoi a été retardé en raison de « l’arrivée tardive des supporters ». Les fans anglais, c’est vrai, ont l’habitude d’entrer dans les tribunes au dernier moment, mais là, ils étaient au stade très longtemps avant. Alors qu’une longue file d’attente de Madrilènes se formait aussi, du côté de la porte N, les supporters de Liverpool, en très grande majorité, ont attendu pendant deux heures, stoïques, à ce passage où on les avait dirigés.
Tout le problème est là, décrit par un habitué de la sécurité au Stade de France : « Il y avait quatre couloirs de vérification des billets. Contre une douzaine au niveau du RER B. En gros, c’était complètement bouché au D et très rapide au B. Mais il n’y a pas eu de réorientation des gens alors qu’on aurait pu facilement le faire. Ils ont été obligés de passer et patienter sous un tunnel, proche de l’autoroute. Ils ont donc continué à se mettre dans cet entonnoir jusqu’à ce que cela devienne trop risqué et que le point de contrôle saute. Il régnait une vraie inquiétude et cela aurait pu très mal se terminer à cet endroit. »
Les portes fermées... pendant une heure
Très vite, le problème a surgi : pendant que les possesseurs de billets, vrais ou faux, ne pouvaient accéder à leur place en raison d’une zone de contrôle totalement inadaptée, de nombreux jeunes Français sans billets ont tenté de profiter du chaos pour entrer en force, en se plaçant entre les contrôles et la foule. Ce point de contrôle a fini par sauter et, soudain, tout le monde a pu accéder à l’esplanade, où se sont retrouvés des possesseurs de vrais billets, de faux billets, de fausses accréditations parfois.
C’est à ce moment-là que les services de sécurité ont pris la décision assez incompréhensible de fermer les portes pendant une heure. Peut-être pour éviter un remake de la finale de l’Euro 2021, le 11 juillet à Wembley, lorsque 2 000 personnes sans billet étaient entrées de force. Un épisode qui avait fait l’objet d’un rapport indépendant et avait valu à l’Angleterre deux matches à huis clos dont un avec sursis. L’absence de fan-zone avait servi de circonstance atténuante, ce qui n’était pas le cas samedi à Paris.
« On attend les forces de l’ordre pour nous aider à évacuer les personnes sans billet », explique alors un responsable de la sécurité. Ils vont attendre une heure, sans que la moindre décision ne soit prise. Les supporters de Liverpool sont complètement bloqués, alors qu’un certain nombre de jeunes sans billet ont escaladé les grilles.
Les forces de l’ordre ont tenté de repousser des centaines de jeunes
Pour l’essentiel, ce ne sont pas les supporters de Liverpool, trop vieux ou trop soûls pour ces cascades, qui ont tenté d’escalader les grilles du Stade de France, mais des Français, plus jeunes, plus souples, échappant un par un à des stewards qui ont vite songé qu’ils n’étaient pas assez payés ni assez rapides pour leur courir après.
La théorie du communiqué de Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, et d’Amélie Oudéa-Castera, la ministre des Sports, repose sur la responsabilité exclusive des supporters de Liverpool sans billet. Elle ne tient pas, considérant les témoignages et les scènes auxquelles on a assisté. Un peu après le coup d’envoi, vers 21 h 45, d’ailleurs, les forces de l’ordre ont tenté de repousser des centaines de jeunes locaux. Pas des supporters des Reds. Joe Blott, le président du collectif Spirit of Shankly, s’est dit « profondément préoccupé par les fausses vérités colportées par la ministre française des Sports ».
Il y a eu évidemment des faux billets aux abords du stade. EtIl y en a de plus en plus, et ce problème avait déjà été aigu à Madrid, en 2019, lors de la dernière finale de Ligue des champions (Tottenham-Liverpool, 0-2) qui avait fait le plein de supporters.
Mais le problème a été plus vaste que cela : après la finale, l’arrière gauche de Liverpool, Andrew Robertson, a raconté l’histoire d’un de ses amis qui s’est vu refuser l’entrée sous le prétexte que le billet était faux. Or c’est Robertson lui-même qui le lui avait offert, et il était vrai. Parallèlement, les mauvaises décisions se sont ajoutées aux mauvaises décisions. La bretelle de sortie vers le stade, depuis l’A1, avait été rétrécie sur deux voies au lieu de quatre, deux rangées de cars de CRS étant stationnés près de la première entrée du stade.
“J’assiste à des matches à Anfield, en Angleterre et à travers l’Europe depuis vingt-deux ans maintenant et je n’avais jamais vécu chose pareille que la nuit dernière
Carl Clemente, auteur de livres sur l’histoire de Liverpool
Témoignage d’un dirigeant du football français : « La bretelle a ensuite été tout simplement fermée pendant près d’une demi-heure, car ils avaient décidé de filtrer les supporters en bas des marches, si bien que les véhicules officiels ne pouvaient plus accéder au parking. Les gens descendaient à pied sur la bretelle. » Ce fut notamment le cas de Rafael Nadal.
À quelques minutes du coup d’envoi, même le patron de la Division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH), Thibaut Delaunay, restait coincé à l’extérieur de l’enceinte. Des officiels sont arrivés en retard, dans les salons, en s’excusant auprès de leurs interlocuteurs des résidus de gaz lacrymogène qu’ils portaient encore sur leurs habits.
Après la rencontre, des spectateurs qui ont voulu partir très vite sont tombés sur des portes fermées et dû attendre dix minutes avant de sortir enfin, une autre décision qui aurait pu créer d’énormes bousculades.
« Aucun incident grave n’est à déplorer, aucun blessé grave n’a été pris en compte par les pompiers, a souligné Loubna Atta, porte-parole de la préfecture de police. C’est aussi le bilan qu’il faut retenir. On est globalement sur des supporters anglais, il y a aussi sans doute quelques Parisiens ou Dionysiens. L’utilisation de gaz lacrymogènes a été faite de manière encadrée pour faire cesser les tentatives d’intrusion et de mouvements de foule. » Ce n’est pas exactement ce que montrent les images. Ni ce que rapporte Carl Clemente, supporter de Liverpool et auteur de livres sur l’histoire du club : « J’assiste à des matches à Anfield, en Angleterre et à travers l’Europe depuis vingt-deux ans maintenant et je n’avais jamais vécu chose pareille que la nuit dernière […] Mon enfant de 9 ans a subi les effets des gaz lacrymogènes que la police lançait pour s’amuser ! J’ai aussi été touché directement. C’est tellement toxique. Ce n’était clairement pas un endroit pour les enfants. C’était plutôt une zone de guerre. »
“Rejeter la faute sur les fans anglais est absolument inacceptable. C’est une faute politique. Le dispositif était défaillant
Ronan Evain, directeur exécutif du réseau Football Supporters Europe
L’Angleterre, qui se divise souvent sur les questions de supporters, s’est unie derrière Liverpool. Le gouvernement britannique réclame à l’UEFA « une enquête formelle, avec le staff du stade, la police française, la FFF, la police de Liverpool et le club de Liverpool ».
Ronan Evain, directeur exécutif du réseau Football Supporters Europe, qui observait, samedi, les conditions d’accueil et de sécurité en lien avec l’UEFA, observe : « Il faut redire que ce sont les fans anglais qui ont été victimes de défaut de l’organisation. Rejeter la faute sur eux est absolument inacceptable. C’est une faute politique. » Et maintenant ? « Il est trop complexe d’établir directement une responsabilité spécifique entre les organisateurs, les pouvoirs publics, reconnaît-il. Mais il faut qu’on sache. Car si on ne va pas au bout des choses, on reproduira les mêmes erreurs au prochain grand rendez-vous. La communication gouvernementale ne tient pas debout, même s’il reste difficile de savoir qui est décisionnaire entre la préfecture de police, la FFF et l’UEFA. Mais il faut que les erreurs soient rendues publiques et que l’approche soit transparente. »
La France, qui a eu seulement trois mois pour préparer cette finale, délocalisée de Saint-Pétersbourg en raison de la guerre en Ukraine, avait la volonté de tester son dispositif sécuritaire (6 800 policiers, gendarmes et pompiers et de très nombreux agents de sécurité privés) dans la perspective de la Coupe du monde de rugby 2023 et des Jeux Olympiques de Paris en 2024. Le monde va la regarder examiner sa responsabilité et envisager des solutions, dans les jours et les semaines à venir. Et il faudra sans doute trouver d’autres responsables que les supporters de Liverpool.
L'Equipe