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Le Monde : Nice et Marseille , villes de légendes, éternelles rivales
Les débordements entre supporteurs niçois et marseillais, fin août, ont rappelé les deux grandes villes du sud-est ont une relation qui tient plus du mépris réciproque que de l’opposition frontale.
Voilà un match qui n’est pas près de finir. Dimanche 22 août, la rencontre entre l’Olympique gymnaste club de Nice (OGCN) et l’Olympique de Marseille (OM) n’est pas allée à son terme. Jet de bouteilles, envahissement du terrain, courses-poursuites, horions de compétition, joueurs agressés, etc. Disons que tout cela a volé très bas. Après une longue interruption du jeu, les Marseillais ont plié bagage. Il était 23 h 48 à l’Allianz Arena. L’heure des polémiques avait sonné. Et, de son côté, la justice sportive devait rendre son verdict mercredi 8 septembre.
Selon le programme de la Ligue de football professionnel (LFP), ce derby du Sud avait commencé à 20 h 45. Certains historiens locaux affirment qu’il a débuté beaucoup plus tôt. Entre le IIIe et le IIe siècle avant J.-C. (soit bien avant l’invention du football dans sa version moderne, le 26 octobre 1863, à Londres). Une rivalité vieille comme Hérode. On comprend mieux l’étendue du problème. A cette époque, des marins grecs installés à Massalia (Marseille) auraient fondé Nikaïa (Nice), en terre ligure, afin de garantir un peu mieux la sécurité de leur cabotage dans ce coin de Méditerranée. Mais les aventures coloniales finissent mal, en général.
La colonie n’aura de cesse de s’affranchir du colonisateur, et l’ancien colon, d’abord goguenard, finira par s’agacer de la réussite du décolonisé, volontiers fanfaron. L’écrivain marseillais Olivier Boura, auteur, entre autres, de Marseille ou la mauvaise réputation (Arléa, 1998), se souvient : « Quand j’étais enfant, dans les années 1970, notre instituteur racontait cette histoire. On se disait : “C’est quand même nous les boss !” On était fiers. » Le romancier niçois Patrick Raynal, ancien directeur de la Série noire, affirme : « Nice est une ville qui caracole. Elle est devenue riche. Elle est parfois arrogante. Marseille a longtemps stagné et stagne encore. Elle est jalouse. » Au Sud-Est, rien de nouveau.
Jamais loin du mépris
A 200 kilomètres de distance, chacune campe sur ses positions, de part et d’autre du département du Var, qui fait office de pare-chocs. L’accent marseillais chante. L’accent niçois traîne. Sur le Vieux-Port, on adore la pizza. Dans le Vieux-Nice, on préfère la pissaladière. Le blason de Marseille porte un lion et un taureau, celui de Nice une aigle. Ici, on est de gauche mais on a élu un sénateur du Rassemblement national (Stéphane Ravier), là-bas, on est de droite mais on a connu un moment communiste (1945-1947). Les Marseillais parlent le provençal maritime, les Niçois le nissart. Suffisant pour ne pas se comprendre ?
« Je ne crois pas à cette histoire de rivalité, lance le journaliste et écrivain François Thomazeau, un des pionniers du polar marseillais. Il n’y a pas de sentiment anti-niçois, ici, parce qu’on se contrefiche de Nice. Rien à voir avec ce qu’on éprouve de Paris. » Pas de haine, donc. Seulement de l’indifférence, assaisonnée d’une pointe d’ironie. Jamais loin du mépris. Réciproque, en plus. Quand on questionne le romancier Patrick Besson, qui réchauffe régulièrement son âme slave au soleil niçois, il répond : « Ce sont deux villes de légende, d’une beauté absolue. Leur soi-disant rivalité est un fantasme pour supporteurs de foot. J’ai choisi Nice parce que c’est une fille de l’est. De l’est de Marseille ! »
Marseille, qui aime le commerce, est un grand port (le deuxième de France en tonnage). Nice, qui aime le business, est un grand aéroport (le deuxième de France en voyageurs). « Elles sont ouvertes sur le monde mais elles se regardent de travers », constate Bernard Morlino, écrivain, fils du patron d’un des plus attachants bars-épiceries des hauteurs de Nice. « Marseille est une grande ville de réfugiés, analyse le sociologue Jean Viard, ancien conseiller municipal. On y travaille dur. Nice est une petite cité qui vit du soleil. Elle est entrée dans la modernité comme une excroissance du tourisme du Nord. »
« Une mentalité insulaire »
Lorsque, en 1887, Stéphen Liégeard, avocat et poète, invente l’appellation « Côte d’Azur », il borne le terrain : Marseille à l’ouest, Gênes à l’est. Vous avez bien lu. Pour des raisons touristico-financières qui n’ont pas déplu aux Niçois, les limites de ce paradis terrestre désormais salement bétonné ont été ramenées d’Hyères (Var), d’un côté, à Menton (Alpes-Maritimes), de l’autre. Une humiliation pour Marseille ? « Personne ne regrette rien, si ce n’est la droite locale, qui rêve de transformer notre Corniche en promenade des Anglais », dément François Thomazeau. Mais Olivier Boura l’affirme : « On a été rétrogradés. » Et Jean Viard admet « un complexe d’infériorité ».
A propos de Nice, le romancier Louis Nucéra, héraut du peuple nissart des humbles, évoquait « une mentalité insulaire ». Cela vaut aussi pour Marseille. « C’est une enclave, note Jean Viard. Comme Nice. Plus l’Europe se construit, plus elle s’éloigne de la mer. Marseille est maintenant un cul-de-sac. Et le modèle touristique de Nice s’épuise, étouffé par la spéculation immobilière. » Notons toutefois que l’Union européenne a fait de Marseille sa capitale culturelle 2013 et que l’Unesco vient d’inscrire Nice à son Patrimoine mondial au titre de « ville de villégiature d’hiver de Riviera ». On a connu des îles plus désertées.
L’histoire a passé beaucoup plus de temps à éloigner les deux villes qu’à les rapprocher. Quand Marseille succombait aux Wisigoths, Nice se livrait aux Ostrogoths. Quand Nice rejoignait le royaume lombard, Marseille allait se fondre dans le royaume de Provence. Quand Marseille devenait joyau de la Couronne de France, Nice choisissait illico le duché de Savoie. Ce n’est pas comme ça qu’on va arriver à réconcilier les sœurs ennemies.
Une région bicéphale
Les Romains s’y sont collés, puis les Ostrogoths, le comté de Provence, la Révolution française et le Ier Empire. Sans grand succès. Seule la République n’a pas lâché l’affaire. Après avoir annexé Nice en 1860, elle crée des circonscriptions régionales dont l’entité Provence et Corse en 1955. Une région Provence-Alpes-Côte d’Azur voit le jour en 1972. Sauf que la capitale de cette nouvelle collectivité territoriale, c’est Marseille. En 1982, la loi relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions conforte son pouvoir. Sur la Canebière, on hurle de rire. Le long de la baie des Anges, on hurle de douleur.
Cette goutte d’eau, versée par Gaston Defferre, alors ministre de l’intérieur et de la décentralisation et maire (PS) de Marseille, dans le vase de la discorde, a fait déborder la colère de Jacques Médecin, maire (RPR) de Nice. « Pour échapper à cette mainmise, il a proposé la création d’une région transeuropéenne, réunissant les Alpes-Maritimes, la Ligurie et le Piémont ! », signale l’historien Ralph Schor, ancien professeur à l’université de Nice-Sophia-Antipolis. Une idée moderne jamais convertie car Nice s’est pliée à la discipline républicaine. De 2015 à 2017, Christian Estrosi, président de la Métropole Nice-Côte d’Azur et maire de Nice (LR), a même dirigé la région. Une première.
Ce succès en rappelle un autre : celui de la naissance de l’université de Nice. « Longtemps, les étudiants de Nice ont dû se rendre à Marseille ou à Aix-en-Provence pour suivre leur cursus, explique Ralph Schor. On nous avait concédé un institut juridique et un autre littéraire, où les professeurs marseillais venaient à leur guise. Nous le vivions comme un joug. Il a fallu attendre 1965 pour que Nice ait sa propre université. » Un bicéphalisme qu’on retrouve ailleurs : deux académies (Aix-Marseille, Nice), deux quotidiens (La Provence, Nice-Matin), deux antennes de France 3 (France 3 Provence-Alpes, France 3 Côte d’Azur), etc.
Aller de Marseille à Nice et inversement n’est toujours pas une sinécure. Par l’autoroute : 2 h 20 avec détour obligatoire par Aix-en-Provence (A8) ou Toulon (A50). Par les airs : entre 2 h 30 et 8 heures. Pas de vol direct. Escale à Paris, Lyon, Bordeaux voire Barcelone (Espagne). Par le rail : 2 h 40 en TER comme en TGV. A cause d’une voie unique. Le train reste cependant la solution la plus raisonnable. Mais les Niçois s’en méfient. « Pendant la Grande Guerre, raconte Ralph Schor, Nice, qui devait faire face au rationnement, était ravitaillée à partir de Lyon via le chemin de fer avec arrêt en gare de Marseille. Les wagons qui arrivaient chez nous étaient souvent vides… Ça a laissé des traces. »
Exagération et théâtralité
De toute façon, ce voyage n’en est pas un. « Quand les Marseillais vont en Italie, ils zappent Nice. Quel intérêt de s’arrêter ? », demande François Thomazeau. « Si je vais à Marseille, c’est pour voir l’équipe de Nice jouer au Stade-Vélodrome. Je repars aussitôt. Rester serait une trahison », confie Bernard Morlino. Ne pas sous-estimer la proverbiale exagération méditerranéenne, mâtinée d’un soupçon de théâtralité grecque, voire d’une dose de machisme sudiste. D’ailleurs, toutes les femmes de Marseille et de Nice que nous avons consultées se sont contentées de hausser les épaules. Cette rivalité n’est pas la leur.
Elle n’est pas non plus celle de certains hommes. Louis Pastorelli, par exemple. Fondateur du groupe Nux vomica, qui a mêlé les arts plastiques à la musique en les mariant au nissart. Supporteur de l’OGCN, animateur du Carnaval indépendant du quartier Saint-Roch, défenseur acharné de la culture occitane… Eh bien, Louis Pastorelli n’a rien à reprocher à Marseille. Au contraire. « On se retrouve dans la langue, témoigne-t-il. On a évidemment des valeurs communes, un imaginaire commun. Le reste, c’est des détails. Les Marseillais nous ont toujours bien accueillis. Ils nous ont produits. A Nice, la municipalité ne nous a jamais aidés. Sans le soutien de notre public et des amis de Marseille, on n’y serait peut-être pas arrivés. »
Patrick Raynal, qui fut militant de la Gauche prolétarienne en Mai 68, n’a pas non plus oublié ses bons rapports avec les camarades marseillais. François Thomazeau salue la figure de Giuseppe Garibaldi, le héros de l’unité italienne et de l’émancipation des opprimés, né à Nice, en 1807. Pour ne rien gâter, Olivier Boura a épousé une Niçoise et Patrick Raynal une Marseillaise. Et les deux villes se rejoignent pour accuser Paris, qui ne se souvient d’elles qu’en période électorale… « Manifestation solidaire du dolorisme méditerranéen », dit Olivier Boura dans un sourire. La sororité finira-t-elle par s’imposer comme une évidence ? Allez savoir. « Encore faut-il rapprocher Nice de Marseille, insiste Jean Viard. L’arrivée du TGV chez nous a tout changé. Quand il reliera vraiment la métropole marseillaise à l’agglomération niçoise, ça ira mieux. » Il n’y a qu’à attendre.
Le moment est maintenant venu de révéler l’impensable : l’auteur de cet article est niçois. Qui plus est supporteur de l’OGCN. En vue de ce sujet, nous avons consulté un ami, Jean-Marc Matalon. Un type en or. Drôle, gourmand, curieux de tout, attentif aux autres. Il est marseillais. Supporteur de l’OM.
« Dis donc, Jean-Marc, tu crois qu’on arrivera à se fâcher un jour ?
– Ça m’étonnerait. Mais bon, on ne sait jamais. Avec l’âge… Ne t’en fais pas, va, on se réconciliera vite. En riant.
– Ah bon ? Mais de quoi ?
– On n’aura qu’à se moquer des Toulonnais. »