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Décryptage : Jérémy Doku est-il en train de transformer Manchester City ?
Recruté fin août à Rennes, Jérémy Doku a rapidement enfilé le costume de créateur insaisissable à Manchester City. Son intégration rapide dit beaucoup de ses qualités balle au pied, mais aussi de l'évolution du jeu de l'équipe de Pep Guardiola cette saison.
Depuis son arrivée à Manchester City, comme depuis ses débuts sur un banc, Pep Guardiola aime s'éloigner des clichés philosophiques qui lui collent à la peau, ne cesse de se questionner, de se réinventer et de faire évoluer la façon de jouer de ses équipes pour faire en sorte de garder une longueur d'avance sur la concurrence. Ce début de saison 2023-2024 ne fait pas exception, malgré l'apothéose du printemps dernier et ce triplé Coupe - Championnat - Ligue des champions en forme d'aboutissement. « Le fonctionnement d'une équipe est ouvert. Ça bouge, parfois dans un sens, parfois dans l'autre. Ça se développe, comme un animal », résumait le technicien catalan en 2021.
En partie contraint par les divers départs, blessures ou méformes ayant touché son effectif depuis l'été, Guardiola a quelque peu réorienté l'approche des Citizens. Ilkay Gündogan parti au FC Barcelone, Kevin De Bruyne blessé dès le mois d'août, John Stones également sur le flanc et utilisé à seulement six reprises cette saison - sans oublier la suspension coûteuse de Rodri (deux matches, deux défaites en Championnat sans lui) -, le champion a perdu plusieurs hommes clés du dispositif en 3-2-4-1 qui lui a permis d'enchanter l'Europe la saison passée.
Un peu moins de flexibilité, de contrôle, d'avantage structurel dans les phases de construction, des adversaires qui travaillent et s'adaptent : City repose plus régulièrement sur des hommes capables de créer des différences individuelles. Entre alors Jérémy Doku.
Une anomalie statistique en Premier League... et à City
L'ancien Rennais (21 ans), débauché dans les derniers jours du mercato contre 60 millions d'euros, partage avec d'autres recrues du club (Josko Gvardiol, Mateo Kovacic, Matheus Nunes) un talent certain pour faire avancer le jeu balle au pied. Après des premiers pas un peu timides dans la foulée de ce grand saut, il enchaîne les titularisations depuis quelques semaines, et les latéraux adverses les maux de tête. Au-delà des stats brutes (3 buts et 6 passes décisives toutes compétitions confondues en 14 apparitions, dont 8 titularisations), l'ailier belge fait dans sa nouvelle équipe ce qu'il sait faire de mieux : provoquer, dribbler, recommencer.
« Quand il reçoit le ballon, tout le monde est excité... moi y compris », a d'ailleurs lâché Guardiola récemment. Sans doute parce que personne, cette saison, ne fait autant de différences « verticales » que Doku en Premier League. Parmi les dribbleurs les plus prolifiques du Championnat, aucun ne s'approche des moyennes du dragster d'1,73 m (8,4 dribbles tentés et 17,2 progressions vers l'avant par 90 minutes) et seul John McGinn (Aston Villa) élimine ses adversaires avec une efficacité supérieure (64 % de dribbles réussis contre 60 % pour Doku).
L'international belge (18 sélections, 2 buts) évolue dans une classe à part en Angleterre, mais aussi (surtout ?) dans sa propre équipe. Le graphique ci-dessus permet d'observer que les autres milieux offensifs ou créatifs de City (Bernardo Silva, Julian Alvarez, Jack Grealish et Phil Foden) font - beaucoup - moins de différences par l'élimination et la projection.
Malgré son temps de jeu réduit (555 minutes), Doku affiche le quatrième total de progressions balle au pied aboutissant à un tir ou une dernière passe (17) en Premier League, derrière des joueurs approchant ou dépassant les 1 000 minutes jouées : Kaoru Mitoma (Brighton, 20), Dejan Kulusevski (Tottenham, 19) et Phil Foden (19).
Il n'est d'ailleurs pas à une anomalie statistique près. Au sein d'une équipe habituée à monopoliser le ballon face à des blocs regroupés, il gagne autant voire plus de terrain que ses coéquipiers défensifs, qui ont bien plus de latitude que lui pour progresser avec le ballon et aller fixer la défense adverse : avec 7,16 mètres gagnés en moyenne lors de ses projections balle au pied, il talonne ainsi Ruben Dias (7,75 m) et devance Nathan Aké (7,06 m), Josko Gvardiol (6,78 m) et Manuel Akanji (6,38 m). Ses partenaires offensifs sont eux sous les 5 mètres gagnés en moyenne.
Conscient des qualités hors norme de sa recrue, Guardiola fait donc en sorte qu'elle reçoive le ballon dans les meilleures conditions - en position de un-contre-un - dans un schéma déjà utilisé dans le passé avec d'autres ailiers perforants qu'il a dirigés (Ribéry, Robben, Sané, Sterling, Mahrez...). En choisissant cette option, le coach mancunien a néanmoins pris pas mal de monde à contre-pied : alors qu'on pouvait s'attendre à des premiers mois consacrés à l'apprentissage du « logiciel Guardiola », on assiste plutôt à une mise à jour imposée par Doku et encouragée par le boss.
Quand un Jack Grealish ou un Riyad Mahrez (qui a reconnu dans nos colonnes qu'il se « bridait » lui-même afin de respecter le cadre collectif) ont peu à peu délaissé la provocation individuelle pour devenir eux aussi des joueurs de contrôle dans une équipe qui n'en manquait pas, le Belge a jusque-là été invité à ne surtout pas dénaturer son jeu.
« Contre Fulham (5-1, le 2 septembre), je l'avais trouvé un peu timide et nous en avons parlé, relatait Guardiola il y a quelques semaines face aux médias. Je lui ai demandé : Pourquoi tu es là ? Pourquoi Manchester City a décidé d'investir sur toi ? Pour tes qualités. Quelles sont tes qualités ? Le dribble, l'agressivité. Tu as fait ça toute ta vie, alors continue de le faire. Tu es un ailier, proche de la surface adverse. On s'occupe de la construction, et quand tu reçois la balle c'est du un-contre-un. Si c'est un contre deux ou trois, ça dépend de toi. Si tu as suffisamment de confiance pour défier deux ou trois adversaires, si tu en es capable, fais-le. Sinon, tu auras plusieurs partenaires libres. »
Le profil de ses joueurs disponibles, ainsi que la recrudescence de marquages individuels chez ses adversaires, pousseraient-ils Guardiola à accepter cette saison un jeu plus favorable aux transitions ? Pas trop quand même : Doku était remplaçant face à Arsenal (0-1, le 8 octobre) ou Manchester United (3-0, le 29 octobre), et Grealish, créateur-gestionnaire déterminant la saison dernière, l'a remplacé dès la 59e minute face à Chelsea (4-4, le 12 novembre), alors que City venait de reprendre l'avantage (3-2). S'il apprend vite et se montre globalement discipliné, le néo-Citizen peut aussi parfois « débrancher » et exposer sa défense.
L'obsession du contrôle, d'un tempo maîtrisé, n'est jamais loin chez Guardiola, et ce dernier match face aux Blues en mode « ping-pong » - tout ce que l'entraîneur espagnol déteste - n'invite pas forcément à se persuader que la frénésie de Doku restera au coeur de la stratégie des Skyblues.
Le retour attendu de De Bruyne début 2024 imposera sans doute également à son jeune compatriote d'épurer son jeu : à Manchester City, c'est « KDB » qui a d'ordinaire carte blanche, le permis de sortir du cadre, de déclencher l'étincelle. En attendant, Doku s'occupe de mettre le feu.
L'Equipe