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John Textor, l'insaisissable patron de l'OL
Le propriétaire de l'OL, ancien skateur de bon niveau, affiche une tendance à flirter avec les limites. Homme de pouvoir, en quête de gloire et d'argent, l'Américain a mal démarré à Lyon. Tentative de décryptage d'une personnalité opaque et complexe.
Ça décroche ou ça rappelle. Il y a les politesses, les amabilités, ça paraît bien engagé, et puis il y a l'objet, le sujet, ce blase qu'on pose, cette demande qu'on avance, suivie d'un silence, d'une gêne, ou des deux. Vouloir parler de John Textor (58 ans), le raconter, dévoiler l'homme d'affaires en se concentrant plutôt sur le premier mot, c'est vouloir ouvrir une porte avec une poignée qui tourne dans le vide. La plupart fulminent mais préfèrent la laisser fermée.
D'autres se défilent carrément. Soit en laissant le soin aux copains de l'enfoncer - « Il y a beaucoup à dire, mais je vais me taire. Cherchez ici ou de ce côté-là. » Soit en traçant, Proton Pack de Ghostbusters sur le dos - « Ce type, je ne l'ai quasiment jamais vu, je ne vais pas parler d'un fantôme. »
On propose acrobate. « T'es gentil ! » Connecté, notre interlocuteur rhodanien finit par lire la définition au sens figuré : « Personne habile à retourner les situations en sa faveur, mais peu exigeante sur le choix des moyens, et usant de manoeuvres compliquées ou fantaisistes. Ça en dit déjà pas mal, oui... Et puis c'est vrai que c'est le cirque. »
Le bagou du bon communicant
Sous le chapiteau, lui comme d'autres attendent que le trapéziste Textor, devenu actionnaire majoritaire de l'OL le 19 décembre 2022, tombe des Pentes de la Croix-Rousse. Notre Gone poursuit : « Il y a dix piges, un chanteur-poète lyonnais parlait des "faiseurs d'illusions [qui] sortent des lapins morts de leurs chapeaux", ça me fait penser à lui. » Nos sollicitations directes sur le téléphone de l'Américain sont restées sans réponse.
Pourtant, le boss de l'OL, très attentif à ce qui peut se dire et s'écrire, a parfois le bagou du bon communicant. Il y a ce confrère appelé au stade. Textor au téléphone. Quelques remarques sur quelques lignes de quelques papiers, puis une requête : « Mettez-vous en visio ! Regardez chez moi, j'ai l'air de ne pas avoir d'argent ? » Avant d'autres arguments plus étonnants - « Si je n'arrive pas à rembourser, je vends la moitié de la salle de basket (la salle de spectacles LDLC Arena). Je m'en fous du basket. »
Rassurer, ou au moins tenter ; séduire, en tout cas essayer. Pas cette fois, pas avec ce collègue journaliste, ça n'a pas pris, et ça ne prendra pas. Mais Textor est prêt à raconter ce que les gens, les journalistes et les supporters veulent parfois entendre. De préférence, il faut que tout ce beau monde ait de l'audience et de l'influence dans les médias et sur les réseaux sociaux pour propager la bonne parole. Et puis, « il maîtrise l'art du récit comme peu d'autres, cela doit être reconnu », persifle un ex-compagnon de route.
Il y a une fortune qu'on dit surévaluée, ceux qui se souviennent de Joe « Dalton » DaGrosa, l'homme d'affaires américain éphémère patron des Girondins de Bordeaux en 2018. Un spectateur des tours de prestidigitateur de ce genre nourrit la comparaison et les craintes : « Textor est dans la provoc. Les gens comme lui dans le foot, si on a un peu l'habitude, on les voit arriver de loin... Il est comme d'autres qui pensent qu'avec l'argent, ils peuvent tout se permettre, que les règles ne sont pas faites pour eux. »
Gérer une holding comme celle d'Eagle Football qui, outre l'OL (87 %), contrôle aussi tout ou partie de Botafogo (90 %) au Brésil, Crystal Palace (40 %) en Angleterre et Molenbeek (80 %) en Belgique, est un numéro d'équilibriste. Mais c'est aussi un atout conséquent pour « jouer du système » à son avantage, comme le cas du passage d'Ernest Nuamah de Nordsjælland à l'OL l'a récemment montré. « Un cas d'école de transfert-relais, nous confie un avocat spécialisé. Il fallait un sacré culot pour réussir ce coup-là ! »
Le « coup » en question : l'utilisation de Molenbeek comme un « pont » permettant au jeune attaquant ghanéen de débarquer dans la cité des Gaules sans que Lyon ne débourse un centime dans ses comptes - puisque c'est le club belge qui a payé officiellement l'indemnité de 25 millions d'euros aux Danois, le joueur étant immédiatement prêté à l'OL sans avoir seulement mis le pied en Belgique.
Les réglementations de la FIFA sur le statut des joueurs sont pourtant des plus claires et condamnent la manoeuvre consistant à effectuer « deux transferts nationaux ou internationaux consécutifs et interconnectés d'un même joueur, dans le cadre desquels l'enregistrement du joueur auprès du club intermédiaire a pour objectif de contourner le règlement ou la loi applicable [...] »
De plus, « à moins que le contraire puisse être établi, si deux transferts consécutifs [...] d'un même joueur interviennent en l'espace de seize semaines, alors les parties impliquées dans ces deux transferts (clubs et joueur) seront présumées avoir pris part à un transfert-relais. »
Seize semaines ? Le 30 août, Molenbeek achetait Nuamah. Le 31, il était à Lyon. L'affaire a fait grand bruit au Danemark, où les rivaux de Nordsjælland se sont étonnés que la FIFA ne lève pas le petit doigt. Invitée à le faire par des dirigeants du foot français, elle semble désormais décidée à ouvrir l'oeil, comme l'a révélé L'Équipe.
Jusqu'alors, peut-être était-ce le culot de Textor qui expliquait le silence observé à Zurich, comme si les membres de la Commission de discipline de l'instance internationale trouvaient le spectacle du funambule américain si envoûtant qu'ils en étaient eux-mêmes paralysés.
Un ancien collaborateur se marre : « Ce sera amusant de le voir jongler avec ses arrangements financiers alors qu'il n'a rien inventé. Son mérite est de jouer, en cumulant - pour la première fois dans l'histoire - le triple risque, LBO (l'achat à effet de levier, en d'autres termes en ayant recours à beaucoup d'endettement) + SPAC (société d'acquisition à vocation spécifique, c'est-à-dire société sans activité opérationnelle lors de son introduction en Bourse) + MCO (multipropriété de clubs). Ni plus ni moins. »
Saut périlleux sans filet. La société Iconic, avec laquelle Textor s'était associé pour le rachat de l'OL, est déjà venue lui réclamer ses billes (75 M€). Et une source dans la finance américaine nous a fait part des doutes d'un autre fonds d'investissement d'importance, Ares. D'où une forme de vigilance.
Une personne qui l'a côtoyé au cours de sa carrière le dit sans détour : « J'ai rencontré beaucoup de gens. Certains avaient soif de pouvoir, d'autres de gloire et d'autres encore d'argent. Mais rarement quelqu'un qui désirait autant les trois comme John. Et pour y parvenir, il est capable de dire et de faire n'importe quoi, à n'importe qui, à tout moment. »
Scott Ross, fondateur de Digital Domain, qu'il a vendu en 2006 à Wyndcrest Holdings LLC, groupe alors dirigé par le réalisateur de films Michael Bay et Textor, n'est jamais parvenu à cerner totalement le personnage.
Présenté comme un pionnier et un maître de la surréalité
En février 2017, cinq ans après le placement de la boîte sous le régime américain des faillites, il se lâchait sur TheScreamOnline : « Il était, à mon avis, soit un escroc soit complètement stupide. J'étais incapable de trancher. Un jour, j'ai demandé à l'un de ses partenaires s'il pensait que John était mal intentionné ou s'il délirait. Sa réponse : "Les deux." » La presse US lui a prêté des ascendances avec la famille de nobles du Pont de Nemours, il esquive, préférant se réclamer de la classe moyenne et évoquer ses étés de jeunesse à trimer en entreprise de fret.
Dans les domaines d'activités qu'il a ensuite empoignés, des effets spéciaux aux hologrammes puis à l'intelligence artificielle, le natif de Kirksville (Missouri), fan d'Alex Keaton, le personnage téléviséde lycéen capitaliste tenu par Michael J. Fox dans la série Family Ties (Sacrée famille), est présenté comme un pionnier et un maître de la surréalité. En 2016, Forbes le qualifie de « gourou de la réalité virtuelle à Hollywood ». Sa récente arrivée en force dans le foot, précédée d'un crochet par une plateforme de streaming des Ligues de sports américains (FuboTV), vient satisfaire une envie. Mais de quoi ?
Quand il lui arrive de passer une tête à Lyon - son club préféré est Botafogo - « il a la tchatche facile, confie un membre du vestiaire de l'OL. Il parle de tout ce qu'il a pu faire dans sa vie, le business et le foot, ça va ensemble, ce sont ses deux passions. Il a plusieurs clubs, on y pense. Est-ce qu'il est capable de tous les gérer ? Est-ce qu'il va faire le taf ? »
Aucun doute pour Durcesio Mello, président de Botafogo, qui a « appris à l'admirer. (...) On cherchait un attaquant. Il m'a dit qu'il voulait recruter Tiquinho. "Mais John, c'est qui ce Tiquinho ?" "Si tu ne le connais pas, tu ne connais rien au foot." Je crois qu'il avait raison. (Rires.) Il a visé juste car ce joueur qui était méconnu et qu'on est allé chercher en Grèce (à l'Olympiakos) est le meilleur du Championnat ! John se moque bien de moi avec cette histoire. »
À ses côtés, dans sa loge le temps d'un match au Brésil, un témoin le voit « vivre le foot un peu à l'américaine, un peu "show-off", une bière à la main, il prend des photos, papote avec tout le monde... Il est vachement naturel et ne se prend pas la tête sous prétexte qu'il est le propriétaire. J'ai été surpris car je pensais qu'il ne connaîtrait même pas la moitié de son effectif, mais c'est l'inverse. Je l'ai écouté discuter avec un scout de Jeffinho (désormais à Lyon), il savait tout de son parcours. » Le sien est intimement lié à la pratique sportive. Ado, son truc, c'était le skate, et sa discipline de prédilection, le freestyle.
Le flirt constant avec ses limites
À Palm Beach, en Floride, très souvent accompagné de son frère aîné Tab, le jeune John se fait remarquer. Craig Snyder, observateur avisé de l'époque, se souvient : « Je ne sais pas si c'était sa passion mais il était un concurrent valable. Il s'est retrouvé en compétition avec Rodney Mullen (devenu l'un des plus grands skateboarders) et il y a eu ce concours où il l'a devancé. À ce moment, il a prouvé qu'il était le meilleur. Il aurait pu devenir pro. » Mais une chute et une sérieuse blessure à la tête au début des années 1980 l'incitent à stopper, à ranger la planche à roulettes et à privilégier les études.
Mais le Textor d'après est constitué. Claude Queyrel, historien du skate, décortique l'environnement des débuts, qui éclaire un peu le personnage, opaque : « Le freestyle, c'est extrêmement encadré, précis, codifié. Et parce qu'on est dans une pratique avec énormément de travail, une répétition de gestes, où il faut arriver à contrôler parfaitement sa planche, les freestylers sont des gens carrés, bosseurs, qui prennent ensuite des responsabilités dans le business des sports de glisse (ce qu'il fera en 1996 avec Sims Snowboards). Le skateboard freestyle, c'est tester les limites tout le temps, c'est aller le plus près possible de la chute, c'est être dans la rupture d'équilibre. » C'est John Textor.