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Jean-Michel Aulas «Politicien du foot, ce n'est pas un compliment»; Entre le départ de Noël Le Graët, le débarquement de Corinne Diacre, la déliquescence sportive et la vente de son club, l'immémorial président de l'Olympique lyonnais tente d'ancrer son héritage.
Il y a deux Jean-Michel Aulas dans le bureau. Le vrai, en chair et en os, en rides, avec son timbre reconnaissable entre tous et son jargon corporate. Et le «JMA» Guignol, tête en plastique jaillissant des trophées disposés près des fenêtres, bras ouverts comme la marionnette d'un messie: le président de l'Olympique lyonnais fait partie du gratin local pantinisé. Comme Gérard Collomb et Paul Bocuse, paraphe dans la conscience collective lyonnaise. Artefact d'un autre genre, une Coupe du monde se dresse dans la pièce, décernée pour avoir représenté la Fédération française de football (FFF) en Russie. Aulas l'a disposée de manière qu'elle apparaisse derrière lui lors de ses visios. L'homme est posé.
Ces jours-ci, et comme tous les jours, Aulas est partout. Dans les coulisses du foot français et sur le devant de la scène. Il a accompagné son ami Noël Le Graët vers la sortie, détrôné de la présidence de la FFF après des accusations de harcèlement moral et sexuel, sans compter les bévues de com. Mandaté au sein d'un groupe de travail pour régler le cas de la sélectionneuse des Bleues, boycottée par une partie du vestiaire dont la joueuse de Lyon et capitaine Wendie Renard, Aulas a préconisé la porte pour Corinne Diacre.
Dans le même temps, il reste l'imprésario de l'OL, acteur du championnat un peu ringardisé compte tenu de son lustre passé (sept titres consécutifs dans les années 2000, des épopées européennes mémorables). L'équipe, dixième de Ligue 1 après la 27e journée de championnat, sans trop d'espoir d'accrocher une place pour une Coupe d'Europe à la fin de la saison si ce n'est par la voie de la Coupe de France, ne rêve plus et ne fait plus rêver - chez les hommes, puisque les féminines, elles, ne s'arrêtent pas de tout écraser. Aulas clame à qui veut l'entendre une erreur de casting avec Juninho, joueur vedette revenu directeur sportif en 2019, reparti en 2022. En vérité, l'omnipotent président de Lyon ne dupe plus personne : pour tous les museaux qui rôdent à côté, l'OL a une odeur de fin de monde.
En décembre, après des mois de négociations, l'Américain John Textor est devenu le nouvel actionnaire du club, avec une «opération qui [le] valorise à 884 millions d'euros». Aulas reste aux commandes pour au moins trois ans. Il dit: «Même si ce n'est pas la fin, c'est quand même une époque nouvelle.» Il vient à ce titre de publier une autobiographie (Chaque jour se réinventer, éd. Stock), dans laquelle il s'attache à doubler sa figure de président de club à celle d'entrepreneur, méconnue du grand public. Il raconte ainsi, en plus de son parcours à l'OL, être parti d'un BTS dans l'informa- tique, avant la création de Cegid en 1983, entreprise spécialisée dans l'édition de logiciels de gestion, qu'il revendra plus d'un demi-milliard d'euros en 2016. Une manière de fixer par écrit son héritage. On s'est posé début mars avec Jean-Michel Aulas, qui nous a raconté en quelques thèmes une partie de ses 36 années de règne. Dès les premiers mots, il a introduit subtilement l'idée de la mort: «Statistiquement, à 73 ans, on est plus fragile qu'à 40 ou 50 ans.» Puis: «Autour de moi, je regarde les gens de ma génération et il y en a beaucoup malheureusement qui s'en vont.» Ça lui fait peur. Il parle de «hantise», pas de disparaître mais, comprend-on, de disparaître sans laisser de traces.
LE POUVOIR «Le football est resté extrêmement hiérarchisé. Ici, c'est le seul endroit où on m'appelle président, même si je l'ai été ailleurs, à Cegid, avec plusieurs milliers d'employés. La perception de la relation entre les dirigeants, en particulier le président, et le reste des salariés est totalement différente du monde de l'entreprise. Je pense que c'est aussi le fait de ma longévité, il n'y a pas d'exemple dans le foot où le président est resté trente-cinq ans. Une sorte de respect s'est créé avec les joueurs. C'est de la confiance et puis aussi du pouvoir. Si je dis un truc, quand bien même les services administratifs ou sportifs l'ont décrété auparavant, les joueurs ne vont pas l'entendre de la même manière.
Avant tous les matchs, je vais dans le vestiaire. J'ai pris la parole quelques fois dans le temps, mais je ne le fais plus depuis très longtemps. Par contre, le simple fait d'être là… Les regards, la présence: ça rassure. Les joueurs, et moi-même également. Les supporteurs, eux, veulent un président tout-puissant. Je me suis beaucoup interrogé pour savoir pourquoi. En fait, c'est uniquement parce que ça les met en valeur.»
LE RAPPORT AUX JOUEURS «La psychologie des joueurs? Je fais l'analogie avec les traders de Wall Street à une époque : puisqu'on est les meilleurs et qu'on gagne beaucoup d'argent, tout est permis. En vérité, il faut entrer dans le détail non pas de leur réussite professionnelle mais de leur vie personnelle. Le dessous de la carapace. Dans la relation collective, ce sont des gens sûrs d'eux et dans la relation individuelle, des êtres extrêmement fragiles, qui arrivent dans un environnement pour lequel ils n'ont pas été préparés.
«Pour l'essentiel, j'entretiens avec eux des rapports de père à fils. Une relation très personnelle, qui existe toujours. Dernièrement, Bafétimbi Gomis [attaquant de l'OL entre 2009 et 2014, ndlr] m'appelle. Il joue aujourd'hui à Galatasaray, en Turquie. Il y a le tremblement de terre, il me dit qu'il souhaite revenir à Lyon à la fin de son contrat parce que c'est une ville qu'il aime bien. Il me demande: «Président, est-ce que je peux venir voir le match ce soir? J'aimerais beaucoup descendre dans les vestiaires.» Il a passé la soirée avec nous. Voilà, relation presque père-fils. Il n'a pas joué pour l'OL depuis qu'il est parti, il y a neuf ans, pas en très bons termes parce qu'en fin de contrat.»
TWITTER «Le foot est la préhistoire des réseaux. Au café du commerce, tout est possible. On peut dire une chose et son contraire. Et comme la machine à rejouer les matchs n'existe pas, tout le monde a raison l'espace d'un instant. Comme sur les réseaux sociaux.
«Je me suis inscrit en 2011 sur Twitter. J'ai d'abord eu une phase, je dirais, de prise de pouvoir. J'en ai ensuite fait un instrument de communication générique. A l'époque, c'était un vrai outil de combat: j'ai utilisé certains moyens avant les autres, sur le terrain de jeu du café du commerce. Par exemple, j'étais parmi les premiers à faire paraître des images d'erreurs d'arbitrage sur les réseaux sociaux. Ou bien, lll ??? mettons, un journaliste va sortir un truc dans l'Equipe le matin à 6 heures, mais j'ai tweeté à minuit pour démonter l'argumentation. C'est ce qui m'a rendu aussi, à un moment donné, un peu impopulaire parce que j'étais hyper réactif, j'étais souvent en avance d'une demi-nuit ou d'une demi-journée sur l'actualité. Ma relation avec les arbitres s'est dégradée. Bon, comme je me suis bien occupé d'eux avec la fédération dans leurs statuts professionnels par la suite, on est restés copains. La pression, auprès des arbitres ou d'autres, ça ne marche pas sur la durée. Mais à l'instant T, on a la possibilité de rétablir un certain nombre de choses anormales. «Désormais, les réseaux sont encore plus viciés. La population des réseaux se génère elle-même une contestation, c'est artificiel. Il suffit d'interroger les groupes de supporteurs: il n'y a pas de remise en cause [de sa personne]. Si vous faites aujourd'hui un sondage auprès des gens qui suivent le foot, je pense que je serais - ça m'embête de le dire parce que ça paraît prétentieux- parmi les meilleurs. Je reçois des dizaines de lettres de Marseillais me disant qu'il faut que je sois président de l'OM.»
SON IMAGE DE POLITICIEN DU FOOT «Alors ça, ce n'est pas un compliment. Un homme de communication, peut-être? Beaucoup de politiques m'exaspèrent. Je ne surjoue pas. Quand je m'engage, par exemple dans la construction du stade [le Parc OL, inauguré en 2016, fi- nancé sur fonds privés], j'essaie de le faire avec efficacité, pragmatisme et en quelque sorte d'être le gagnant. Je suis arrivé à l'OL à la demande du maire de Lyon il y a très, très longtemps. Je n'ose même pas dire parce que c'était Francisque Collomb [maire entre 1976 et 1989] et non pas Gérard Collomb [en- tre 2001 et 2020] pour rendre un service sur le plan sponsoring. Quitte à être à l'intérieur de l'écosystème qu'est le foot, je me suis dit: qu'est ce qui ne s'est jamais passé à Lyon ? La Coupe d'Europe ? Allons la jouer.
«A un moment donné, on a été haï par tout le monde. Non pas parce qu'on était meilleurs, mais parce que ça durait. Et le peuple a horreur des gens qui enchaînent. Quand on est champion pour la septième fois de suite, la une de l'Equipe, c'est grosso modo : «Encore l'OL». Y en a marre, dégagez.»
LA NOSTALGIE «Elle est énorme. En ce moment, j'accompagne le staff sur les rencontres à l'extérieur de l'équipe. Il y a certaines saisons où, sur les 19 matchs joués en déplacement, on rentrait à Lyon avec une défaite et un match nul. Ce n'est pas le cas en ce moment… A Lyon, un soir de titre, quand il y a 30 000 ou 40000 personnes sur tout le parcours du car pour aller à la mairie… Ça crée un apaisement, une joie, une sérénité. C'est utile parce que, pour gagner et gagner encore, il faut l'expérience d'avoir gagné. L'OL ne connaît pas d'affaissement, ce n'est pas vrai. Et puis j'aimerais tellement sortir par la porte du dessus que je n'imagine pas de déclassement. Mais j'en ai peur, bien sûr. Au début de la saison, quand j'ai vu qu'on était à autant de points de la deuxième place que du premier des quatre relégables: j'ai tout envisagé. Ça me hante. La pire des choses, dans le football, c'est de descendre en deuxième division. Pas sur le plan de l'image, mais sur le plan économique. C'est une catastrophe. Quand on est allé gagner [lors de la 25e journée] à Angers, ça faisait 38 points. Dans le temps, on affirmait qu'avec 38 ou 40 points, on était sûr du maintien. C'est ce que j'ai dit aux joueurs. Tout le monde a répondu: il ne va pas bien le président. Mais oui! C'est l'aléa du foot et ça guette tout le monde.»
LA CROISSANCE DANS LE FOOT «Il y a deux manières de prendre la croissance du football. La première, c'est de dire que c'est une bulle. Donc que cette croissance va s'arrêter puisque, par définition, toutes les bulles éclatent un jour ou l'autre. Et la deuxième, qu'on est dans une asymptote de valeur, d'audience, d'intérêt, parce que ça correspond à la société de demain. Je suis plus dans cette deuxième analyse.
«Le foot, c'est ça, ce qui correspond le mieux aux passions de la vie, mais aussi aux aspirations du plus grand nombre. Réussir en partant de rien, se retrouver dans un environnement qui est passionnel. On fait la révolution chaque semaine, celle qu'on aimerait faire dans la société et qui n'est pas possible. Dans le football féminin, le diffuseur qui va prochainement acquérir les droits télés de la Ligue professionnelle féminine qu'on est en train de créer va partir de rien pour aller atteindre des centaines de milliers, puis des millions d'utilisateurs. Là aussi, on se dirige vers une croissance absolument incroyable.»
LA FIN «Ah oui, bien sûr que la chute de Noël Le Graët me fait réfléchir. Pour l'homme, c'est terrible. J'ai dîné encore avec lui la veille de sa démission… Il fallait faire passer l'intérêt de la fédération. Mais ce qu'il vit à titre humain… (il souffle longue- ment). Si vous saviez les coups de fil que j'ai reçus de gens très importants et très concernés pour que je candidate à la FFF. Non, non. Il y a un temps pour tout. Même si je pense avoir toutes mes capacités intellectuelles, il y a quand même la fatigue. Et puis la famille. J'ai changé de vie il n'y a pas très longtemps. J'ai une compagne qui a trois jeunes enfants, dont un de 9 ans, passionné de foot. Je l'emmène beaucoup sur les terrains. Les gens sont très étonnés, ils me demandent si je viens superviser des joueurs. Je veux pouvoir rester sur une bonne impression, même si quelquefois elle peut apparaître tempérée, celle que j'ai pu avoir en tant que président de l'OL et entrepreneur.» •«Bien sûr que j'ai peur d'un déclassement de l'Olympique lyonnais.»
Libération