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La période de transition qui s’ouvre avec le Brexit le 31 janvier à minuit va lancer les négociations autour du futur statut de la relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Pour le football, les enjeux sont considérables.
Dans le pays qui organise le championnat de football le plus puissant financièrement, la Premier League, l’enjeu est tel que l’anticipation du Brexit a déjà provoqué des remous importants. Joueur, clubs, institutions, tout le monde tâtonne. Car un certain nombre de questions demeurent sans réponse.
"Pour la Premier League, l’un des éléments relatifs au Brexit les plus cruciaux concerne les futures règles sur l’immigration", avance Bastien Drut, docteur en économie et auteur de Mercato: l’économie du football au XXIe siècle. Tous les joueurs des pays de l'UE sont libres de venir jouer dans les clubs anglais en vertu des règles actuelles de libre circulation. Elles cesseront de s'appliquer une fois que la Grande-Bretagne quittera l’Union, et que la période de transition du Brexit sera terminée, les clubs devant obtenir des visas pour leurs nouvelles stars. Le nouveau régime d’immigration n’est pas encore connu.
Premier League: le recrutement de jeunes pépites menacé par le Brexit
Le retour des quotas?
On sait en revanche qu’il devrait être déployé à partir de janvier 2021, à l’issue de la période de transition. La libre circulation des travailleurs sera-t-elle conservé? On peut penser que oui, avec des accords bilatéraux. Sera-t-elle plus difficile selon le type de Brexit? Certainement. A ce jour, les joueurs qui ne font pas partie de l’Union européenne et de l’espace économique européen doivent obtenir un permis de travail et demander une approbation du Conseil d'administration auprès de la Fédération anglaise de football (FA). Leur éligibilité est soumise à une série de facteurs (classement de la sélection nationale, nombre d’apparitions…)
"La Fédération anglaise (FA) pousse pour une augmentation des quotas de joueurs formés aux clubs, afin de favoriser l’émergence de talents nationaux, ce qui réduirait mécaniquement la demande de joueurs étrangers de bon niveau", poursuit Bastien Drut. La Fédération anglaise a proposé le passage de dix-sept à treize (voire douze) joueurs étrangers dans les effectifs de Premier League, essuyant une fin de non-recevoir de la part de la Premier League. "Silence radio depuis", note Simon Chadwick, professeur à l’université Salford de Manchester.
En 2016, l’année du référendum portant sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, la BBC avait calculé que 332 joueurs évoluant dans les deux niveaux les plus élevés du football anglais et écossais ne pourraient pas répondre aux critères d’éligibilité si les normes présentées plus haut devaient s’appliquer. Mais les observateurs anglais sont partagés sur l’idée que le gouvernement et la FA imposent des règles aussi strictes et se tirent une balle dans le pied en fermant la porte aux meilleurs talents.
"Je pense que c’est une question d’équilibre, estime Vincent Chaudel, fondateur de l’Observatoire du sport business. Tout est une question de négociation entre la Premier League et la Fédération anglaise. J’imagine pour ma part qu’il y aura des quotas généreux en Championship, lesquels seront plus durs à mesure que l’on descend en termes de niveau." Dans le pire des cas, cela pourrait donner lieu à des répercussions sur le plan économique, provoquant des dégâts potentiellement considérables pour la compétitivité de la Premier League.
FA et Premier League, des intérêts divergents
"En Angleterre, la marque Premier League a été construite sur la libre circulation et la nature cosmopolite de ses ressources de jeu, rappelle Simon Chadwick. A moins qu’une dérogation spéciale soit donnée aux joueurs pour continuer d’entrer librement dans le pays, la ligue en souffrira." Le chiffres d’affaires de la Premier League s’élevait à 5,4 milliards d’euros en 2018, loin devant la Bundesliga (3,2 milliards).
Dépourvue d’une bonne partie de ses meilleurs joueurs européens, la Premier League aurait bien du mal à négocier de juteux contrats de sponsoring et des droits TV à la hausse, alors que la tendance est plutôt à la stagnation. Or, il a été démontré récemment qu’ils pèsent 40% des revenus des trente clubs professionnels les plus riches.
Une forte dévaluation de la livre sterling, déjà observée depuis le référendum, pourrait-elle affecter les salaires? "Il est peu probable qu’on assiste à un fort mouvement de la livre sterling après le 31 janvier car l’incertitude porte désormais sur le type de relation commerciale que le Royaume-Uni et l’UE auront dans le futur, analyse Bastien Drut. Là-dessus, les déclarations des responsables britanniques sont relativement contradictoires… En revanche, la livre sterling pourrait évoluer davantage selon la direction choisie."
Le risque encouru par les clubs français
Cela pourrait entraîner une refonte de la stratégie sportive des clubs de Premier League les plus puissants. D’après une étude du cabinet Deloitte, la baisse de la livre a contribué à faire perdre à Manchester United (666 millions de revenus) sa première place au rang des clubs les plus riches de la planète en 2017-2018, au profit du Real Madrid (750) et du FC Barcelone (690). Tottenham s’était déjà assagi sur le mercato pour cette même raison.
Le marché des transferts, justement, parlons-en. Un record de dépenses a été battu l’année dernière avec 7,35 milliards dépensés sur le plan global dans l’achat des joueurs. Un rapport de la FIFA publié au début du mois de janvier 2020 souligne que les joueurs français sont les quatrièmes en volume (726 transferts) et deuxièmes en valeur (826,7 millions de dollars). Or, le "business model" de nos clubs repose en partie sur la valorisation de joueurs vendus au prix fort. D’ailleurs, entre 2018 et 2019, le flux des frais de transfert de joueurs qui ont quitté la France pour l’Angleterre a augmenté de 26,4% selon le dernier rapport de la Fifa sur les transferts.
"Le vrai sujet, le paradoxe du Brexit, c’est que l’effet collatéral sera moins sur la Premier League que sur les financeurs de la Premier League, prévient Vincent Chaudel. L’impact du Brexit sur la Bundesliga, la Liga, la Serie A, sera marginal. L’impact potentiel sur la France sera plus important." Le Lille Olympique Sporting Club (LOSC), qui a fait partie des équipes dont la valeur de l’effectif était au moins trois fois supérieure aux montants investis en indemnités de transfert la saison dernière serait touché.
Une aubaine?
Une étude de l’observatoire du football CIES (groupe de recherche spécialisé dans l’analyse statistique du football) montre que deux tiers des joueurs qui évoluent en Premier League sont nés en dehors du Royaume-Uni (Espagne, Pays-Bas, France, Belgique, etc). "Depuis la saison 2017-2018, les ressortissants d’Europe continentale sont plus présents sur les terrains de Premier League que les joueurs britanniques", calculait le CIES. Dans le même temps, le temps de jeu des joueurs ayant grandi en Angleterre a progressivement diminué pour atteindre un record du pire pendant la saison 2018-2019.
Dans le contexte du Brexit, une limitation éventuelle des possibilités de recrutement international pourrait contraindre beaucoup d’équipes de Premier League à revoir leur stratégie sur le marché des transferts. Et les pousser à miser sur une nouvelle génération de jeunes joueurs anglais prometteurs, ce qui pourrait constituer une aubaine pour la Fédération et la sélection des Three Lions.
"Les clubs et les managers britanniques, la Fédération et la Premier League doivent agir ensemble, exhortait l’ancien international Gary Neville dans le Guardian en 2013. Nous voulons tous que les nations britanniques produisent plus de joueurs locaux. Nous devons unir nos forces et revenir à un système de quota. Je sais que les gens disent qu’on ne peut pas le faire à cause de la législation européenne, mais quand on veut, on peut." Sept ans plus tard, son souhait pourrait être entendu.
"Nombreux sont les Anglais qui voient dans ce Brexit une occasion pour les joueurs nationaux de prospérer", confirme Simon Chadwick, qui se dit "préoccupé par le fait que la Grande-Bretagne s’en tienne à un football monoculturel", privé des fondements qui ont fait sa richesse, dans tous les sens du terme. "Le football britannique a été, au cours des vingt-cinq dernières années, l’incitation vers un football capitaliste et de libre marché, rappelle-t-il. Il a prospéré sur cette base. Tout ce qui pourra diminuer ses fondements sera susceptible d’avoir un impact sur une gamme d’acteurs."
Le sujet de la finance
Le droit de se déplacer librement à l’intérieur et vers l’extérieur d’un pays, la monnaie dans laquelle les joueurs sont rémunérés, la fiscalité post-Brexit… Tout cela est un problème potentiel pour les joueurs, et une source d’inquiétude. En Grande-Bretagne comme en France, la question de la place financière est au centre des interrogations.
"Le principe ne semble plus devoir faire de doute. Nous serons pragmatiques dans ce domaine. Si cela affecte notre processus de décision, nous ne resterons pas. Mais sur ce que j’en sais, il ne devrait pas y avoir de problème", tentait de rassurer l’homme d’affaires luxembourgeois le 10 décembre dernier dans L'Equipe.
"Le vrai sujet du Brexit pour les Britanniques, c’est beaucoup moins le football que la finance, reconnaît Vincent Chaudel. Ils étudient les scénarios, des maillages avec d’autres places financières comme le Luxembourg. Il y en a tellement… Je pense qu’on fantasme beaucoup de choses, et c’est normal. Le football a cet effet amplificateur. Il explique la mondialisation à qui veut comprendre le système, ce qu’il s’y passe. C’est en cela que le football est intéressant, car il peut avoir une dimension pédagogique."