Laurent Lafitte : « Tapie ne serait pas intéressant si on arrivait à le détester »Le comédien Laurent Lafitte prête ses traits à la série « Tapie », dès le 13 septembre sur Netflix. Un projet que le pensionnaire de la Comédie-Française, co-producteur, a porté pendant onze ans avec le réalisateur Tristan Séguéla.
« Ah, L'Équipe... Je vais l'ouvrir pour la première fois de ma vie après cette interview. » Assis dans une suite du Bristol, Laurent Lafitte se marre. La journaliste en face de lui, elle, rit plutôt jaune et raye aussitôt sur sa feuille la dizaine de questions foot qu'elle avait prévues. Pas grave, il n'y aura pas de temps mort face à l'acteur français, volubile sur ce projet de série Netflix consacrée à Bernard Tapie qu'il porte depuis onze ans avec le réalisateur Tristan Séguéla.
Sur sept épisodes, le tandem y retrace le parcours de l'homme d'affaires et président de l'OM, de ses jeunes années de vendeur de télévisions jusqu'à son incarcération, en 1997. Une création menée avec une réelle exigence cinématographique, dans laquelle le pensionnaire de la Comédie-Française joue juste, sans jamais basculer dans la caricature. Si le monde des affaires est déjà apparu dans sa filmographie, celui du foot moins. Mais Laurent Lafitte est un homme tout terrain.
« Où étiez-vous le 26 mai 1993 ?
C'est la victoire de Marseille en Coupe d'Europe, c'est ça ? Aïe, je ne sais pas. Mon seul souvenir footballistique, c'est la finale de la Coupe du monde 1998 : je me revois avec mon frère et sa fille, peinturluré en bleu-blanc-rouge devant la télé. Hormis les grands événements où je suis l'équipe de France et la soutiens, le foot n'est pas du tout mon sport.
Comment avez-vous préparé les scènes relatives au foot ? Notamment les causeries dans le vestiaire ?
Mes amis vont bien se marrer quand ils vont me voir dans le vestiaire... Le premier qui a beaucoup rigolé, c'est le réalisateur, Tristan Séguéla, qui sait que je n'y connais rien. Je devais être habité par le sujet et sortir des noms de joueurs que je n'avais jamais entendus... Même si j'apprends mon texte, au départ, je ne sais pas de qui je parle. (Il sourit.) Je me suis renseigné pour que cela m'aide à jouer. La passion que ça déchaîne, c'est fou... Mais je suis persuadé que les Marseillais seront contents. Ils ont tous rêvé d'être dans le vestiaire et on n'est pas loin de ce que ça a dû être. J'aurais aimé que Tapie voie la série et donne son sentiment, bon ou mauvais. Peut-être pourra-t-on en parler tranquillement avec des membres de sa famille.
Le fait que Bernard Tapie ait de son vivant exprimé son désaccord sur le projet n'a pas freiné votre enthousiasme ?
Ah non, parce que c'était évident qu'il n'allait pas dire : "Allez-y, mes petits cocos, faites une série sur moi !" Quand Tristan est allé le voir, ce n'était pas pour demander son autorisation mais pour le prévenir. Il trouvait plus élégant qu'il l'apprenne de sa bouche, surtout qu'il l'a croisé en vacances toute son enfance (Tristan Séguéla est le fils du publicitaire et ami de Bernard Tapie Jacques Séguéla). De nombreux bouquins ont été écrits sur lui sans qu'on lui ait demandé l'autorisation... La différence, c'est que le fils de Bernard Tapie avait un projet cinématographique qu'il souhaitait mener à bien et qu'il s'est sûrement dit que cela allait le compromettre.
Un Marseillais de coeur qui a toujours revendiqué son appartenance ouvrière incarné par un pensionnaire parisien de la Comédie-Française, cela peut paraître cocasse.
Il est quand même né à Paris et a passé son enfance au Blanc-Mesnil (en Seine-Saint-Denis). Les rivalités régionales me sont étrangères. Mon plaisir de comédien, c'est d'entrer dans la peau de personnages qui ne me ressemblent pas. De leur rendre justice. Ne pas être dans le jugement ni dans la caricature. Qui je suis n'entre pas en compte : dans mon interprétation n'intervient jamais ce que je peux penser du personnage. Ce que je pense de Tapie n'a aucun intérêt car ce n'est pas le point de départ de mon interprétation.
La première fois que vous vous êtes rendu compte que vous ressembliez à Bernard Tapie, ou qu'on vous l'a dit, c'était quand ?
Si vous mettez nos photos côte à côte, je ne lui ressemble guère. Une fois, en tournant un film de Tristan Séguéla où je portais une perruque, je lui ai dit que je ressemblais à Bernard Tapie et cela nous a bien fait marrer, mais cela reste anecdotique. C'est pourtant le moment où on s'est confié que ce héros à la Dumas était un personnage qui m'intéressait. Et lui réfléchissait au sujet depuis quelque temps.
Pourquoi ce personnage vous parlait-il ?
Pour son parcours, ses contradictions. Dans ma famille, il était perçu comme quelqu'un d'arrogant, de nouveau riche et de pas très élégant, mais il restait fascinant par sa force de persuasion, sa volonté, sa réussite. Il y avait comme une attraction-répulsion qui m'intriguait. Et il y a ce que son parcours raconte des décennies 1980-1990. Toutes ces choses remises en cause actuellement - à juste titre - me paraissaient intéressantes à revisiter.
Quelle image aviez-vous du personnage ? Vous-êtes-vous documenté en amont ?
Je me suis documenté pendant la phase d'écriture pour avoir un avis sur la manière dont les choses étaient racontées et sur celles sur lesquelles on faisait l'impasse. Pour la composition du personnage, je n'ai pas voulu travailler à l'anglo-saxonne, avec un mimétisme parfait, me manger des heures d'archives, trouver sa voix, m'enregistrer. Je trouvais plus intéressant de donner ma version de Tapie et de la créer avec ce qui avait infusé en moi pendant ces années. C'est quelqu'un qu'on a tous suivi, qu'on le veuille ou non. Je voulais le rendre crédible, sans donner mon avis. J'ai essayé de faire un mélange de lui et de moi sans trois tonnes de prothèses ou une voix parfaite. Le scénario, déjà, n'a rien d'un copier-coller. On part de faits avérés, évidemment, parce qu'il ne faut pas être diffamant, mais la manière dont les choses sont dites quand les portes sont fermées ne peut qu'être inventée. Ma part de fiction à moi, c'est de ne pas disparaître dans Tapie.
Comment êtes-vous entré physiquement dans ses pas ?
J'ai perdu du poids pour la première partie de la série, parce qu'il était plus mince que moi quand il avait 25 ans. Pendant deux-trois mois, j'ai été suivi par un préparateur physique à Paris. On a ensuite fait un break d'un mois pour que je reprenne du poids en vue de la deuxième partie, afin de trouver l'embonpoint qu'il avait pris en vieillissant. Un mois pour prendre les kilos, trois pour les perdre. (Rires.)
Quels épisodes de sa vie ont pu trouver écho en vous ?
J'aime bien quand il débarque en politique, dans un univers plus fort que lui, dont il n'a pas les codes. J'ai ce sentiment qu'il s'est laissé berner par un désir naïf de reconnaissance institutionnelle, de la nation. Il a peut-être oublié que la politique, c'était politique. Que les décisions n'étaient pas idéalistes. S'il est choisi dans le gouvernement Bérégovoy, c'est un choix politique, ce n'est pas pour ce qu'il peut mettre en place dans son ministère mais plutôt ce qu'il représente. On a tous évolué dans un milieu qui nous dépassait un peu, en tout cas pour ma part, j'ai eu ce sentiment quand j'ai débuté dans ce métier. Cette fragilité qui surgit alors qu'il a accompli beaucoup de choses, un peu par péché d'orgueil, me le rend attachant. J'ai aimé jouer cette faiblesse face à Mitterrand. On raconte qu'il se serait mis à genoux dans le bureau de Bérégovoy pour le supplier de ne pas le congédier, je ne sais pas si c'est vrai.
Il y aurait quoi de Bernard Tapie chez Laurent Lafitte ?
Le côté volontaire, sûrement... Je suis aussi égocentrique, comme tous les acteurs, mais pas égotique. (Il sourit.) Peut-être l'était-il un peu plus. Peut-être était-il narcissique, alors que moi pas du tout, je n'aime pas me voir dans le poste.
Et dans un miroir ?
Le miroir, ça va, parce que je peux prendre la tête que je crois avoir. (Il rit.) Mais à l'écran, tout m'échappe. Je regarde mes films une fois parce qu'il le faut. Tapie, c'est différent, quand il y a une transformation physique, c'est plus facile parce que je me vois moins, mais cela reste désagréable.
Quand on ressort du visionnage, l'impression générale sur Bernard Tapie reste positive. Vous êtes d'accord avec ça ?
Oui, bien sûr, il ne serait pas intéressant si on arrivait à le détester. À quoi bon faire le portrait d'un homme détestable ? Ce qui est génial, c'est cette espèce de yoyo appréciatif permanent à son égard. Il peut être impressionnant, juste après détestable, parfois génial, parfois médiocre... Et tout est démesuré. La série ne commet pas l'erreur d'avancer avec une idée définitive. À la fin de leur visionnage, certains changeront peut-être d'avis sur lui mais pas tant que ça. Les gens qui l'aiment se raccrocheront à ce qu'ils aiment chez lui, les autres trouveront qu'on n'a pas été assez à charge.
Vous avez dit : "J'aime bien les personnages complexes qui m'obligent à réfléchir et à essayer de comprendre des comportements que j'ai du mal à envisager dans la vie". C'est le cas avec Tapie ?
Je ne comprends pas cette soif de conquête permanente. Ce désir de réussite matérielle, de reconnaissance, de s'ériger en exemple... Son émission (de télévision, Ambitions), si vous la regardez avec l'oeil d'aujourd'hui, est ahurissante. C'est souvent par le biais des blessures qu'on comprend les manques qu'il essaie de combler. Les personnages sombres m'attirent plus que les héros indiscutables.
Quelle place avait le sport dans la famille Lafitte ?
Mon père et ma mère étaient très sportifs. Mon père a beaucoup boxé, notamment avec Jean-Paul Belmondo, ils fréquentaient la même salle à l'âge de 20 ans. Moi qui avais tendance à regarder des films, il m'a botté les fesses pour que je m'active. J'ai donc pratiqué plein de sports différents car je voulais les équipements associés, je changeais tous les ans. (Il rit.) J'ai fait de l'escrime, du judo, du hockey sur gazon, de la boxe française, du tennis, de l'équitation, du ski... J'en ai poursuivi certains. Là, je fais des trucs d'acteur à la con : je vais à la salle pour ne pas devenir un gros patapouf et être regardable si je dois me mettre torse nu dans un film. C'est du sport de pragmatique. Mais j'en ai besoin : si je n'en fais pas, je me sens un peu crade. Il me faut du cardio et du cycling pour me défouler. Je suis si bien après qu'il y a tout de même une notion de plaisir, mais je peux très bien ne rien faire. (Rires.)
Lors de la promo du film "16 ans ou presque", quand vous parliez de votre adolescence, vous disiez : "J'étais une personne mal dégrossie à la démarche nonchalante avec un grand corps dont je ne savais pas trop quoi faire".
J'ai travaillé là-dessus parce que, par exemple, j'ai des grands bras et j'ai toujours eu l'impression que bouger, danser, était plus simple chez ceux qui étaient plus petits. Quand j'ai commencé à travailler, je voyais à l'image des choses que je n'avais pas du tout l'impression de faire. Il fallait que j'ose aller au bout de mon geste. J'ai appris à assumer l'amplitude de mes bras pour finir mes gestes.
En quoi votre métier d'acteur est-il un sport ?
C'est un métier d'endurance. Surtout le théâtre, qui est plus sportif quand le cinéma, lui, est plus fatigant. Sur scène, il faut vraiment être en forme. Je suis trempé à la fin, c'est cardio. J'évite maintenant de tourner la journée quand je joue le soir. Je l'ai un peu fait durant mes premières années au Français, et j'ai senti mes limites psychologiques et physiques : hernie discale, etc. J'ai trop poussé.
Quel est le rôle le plus difficile que vous ayez eu à interpréter ? Physiquement et moralement ?
Moralement, sans aucun doute Elle, de Paul Verhoeven, parce qu'au bout d'un moment, j'en avais marre de passer mes journées à violer Isabelle Huppert et à lui mettre des baffes. Cela avait beau être chorégraphié et simulé, cela impliquait de convoquer de la violence tous les jours. Ça devenait "dark" donc j'étais content que le tournage ne s'éternise pas. Physiquement : Tapie, sûrement. Tournage de cinq mois, journées de tournage de douze, voire quatorze heures, et un personnage dans l'énergie, tout le temps en train d'essayer d'avoir l'ascendant, de convaincre, de séduire. J'étais rincé. J'avais plus deux heures de prépa, je commençais très tôt.
Quand cette interview paraîtra, vous aurez franchi la barre des 50 ans. Elle vous inquiète, cette barre ?
(Il rit.) Merci de me le rappeler ! Non, parce que je trouve que ça va, je sais de plus en plus ce qu'il me faut, ou du moins la différence entre ce que je veux et ce qu'il me faut, je tombe moins dans le piège. Et puis, j'ai l'impression de faire ce métier pour les bonnes raisons. Je ne pourrais pas me plaindre, ou alors ce serait de la coquetterie. Je vais continuer à faire du sport pour ne pas trop partir en vrille après 50 ans.
Pour ses 50 ans, Bernard Tapie a soulevé la Coupe d'Europe avec Marseille...
Et moi, Cyrano de Bergerac, un rôle que j'ai longtemps rêvé d'interpétrer à la Comédie-Française, arrive l'année de mes 50 ans. Ce sera mon trophée. »
Bernard Tapie en sept épisodes, mode d'emploi
Le réalisateur Tristan Séguéla et le scénariste Olivier Demangel ont travaillé onze ans sur ce projet, qui s'est construit sans l'aval de l'homme d'affaires. Confidences sur le making of.
Dans le petit monde des scénaristes, on dit que les projets ressemblent souvent à leurs sujets. Mettre onze ans à monter une série sur Bernard Tapie, à la lumière de cet adage, n'a donc rien de surprenant. « Comme lui, on a connu bien des obstacles. On a été résilients », sourit le réalisateur Tristan Séguéla. Résilient, il a dû l'être quand, après avoir poussé la porte du bureau de l'homme d'affaires et grand ami de son père (le publicitaire Jacques Séguéla), il a vu son visage se fermer : « Il m'a gentiment reçu mais m'a dit : "Je t'arrête tout de suite, c'est non." Je n'étais pas venu pour avoir son assentiment, je m'étais préparé à cette réponse et lui ai répondu que j'allais continuer, ne serait-ce que parce que s'il m'inspire bien une chose, c'est de ne pas s'arrêter quand on nous dit non. »
Dans sa tête déjà, pas question de bâtir un biopic autour du parcours de l'ancien patron de l'OM, disparu en octobre 2021. « Nous ne sommes ni journalistes d'investigation, ni hagiographes, poursuit le scénariste Olivier Demangel (qui a officié sur Novembre, de Cédric Jimenez, et la série Baron Noir). On voulait raconter ce qui nous plaisait dans sa trajectoire et être à la hauteur de sa légende. On aurait préféré qu'il n'y soit pas opposé mais ce refus n'a pas généré de limites particulières à ce que l'on voulait raconter. » Ils voulaient raconter Tapie l'artiste, Tapie le commercial, Tapie l'industriel, Tapie l'homme de télé, Tapie le patron sportif, Tapie le politique. C'est que le natif du Blanc-Mesnil, parti d'un milieu ouvrier pour se hisser dans les hautes sphères du pouvoir politique et financier, a le pedigree d'un personnage de roman et donc, d'un héros de série. « On a eu assez vite la sensation que c'était plus une histoire de télévision que de cinéma, explique Olivier Demangel. La matière était dense et le format en série plus adapté. Il a connu un parcours tellement rocambolesque que ça feuilletonne. On avait envie d'une fresque. »
Pour peindre celle-ci de manière réaliste, le tandem a passé des mois la tête dans les livres, les coupures de presse et les archives de l'INA, qui regorgent de pépites inédites sur le parcours du self-made man français. Exemple, cette vidéo où Tapie s'improvise cardiologue chez un faux patient dans le but de recruter des médecins pour sa start-up Coeur Assistance. « Globalement, il n'y a rien qu'on a purement inventé, résume Olivier Demangel. Certaines choses ont été déplacées, par exemple, la manifestation des employés de l'usine Wonder et le tournage de son émission n'avaient pas lieu le même jour. Notre règle était de ne jamais inventer un évènement, mais on pouvait en synthétiser certains... »
Pour les années Olympique de Marseille, la production a consulté le club mais n'a pas obtenu le droit de reproduire le logo à l'identique ou d'utiliser le sponsor d'alors (Eurest). Impossible de trouver un stock dormant de maillots d'époque à détourner, l'équipe a dû en faire fabriquer à partir des matières d'aujourd'hui. Il a fallu aussi éduquer un Laurent Lafitte ignorant tout des patronymes de ceux qui les portaient. « Il prononçait ces noms de joueurs sans les connaître. Il est tellement président de club, tellement boss dans le vestiaire, que ça m'amuse de penser que quand il dit Baresi ou Costacurta, pour lui, ce sont des marques de chaussures », rigole Tristan Séguéla.
La plus grande part de fiction - un avertissement le précise au début de chaque épisode -, réside dans le personnage de la femme de l'homme d'affaires, Dominique Tapie, incarnée par Joséphine Japy. « On a pris plein de libertés avec elle, reconnaît le scénariste. On s'est appuyés sur ce que l'on connaissait, à savoir qu'elle a été le prête-nom pour les premières entreprises de Bernard Tapie. On a repris l'ADN de leur relation, ce lien fort, le fait qu'elle considérait qu'il s'était perdu en politique. » Reste à savoir comment l'intéressée, qui a toujours déploré ce projet, appréciera l'hommage. Sollicitée par le Mag, Dominique Tapie confie qu'elle devrait voir les premiers épisodes de la série très prochainement et ne peut donc se prononcer pour le moment.