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OM 1993, lumière et ombre : une minute de gloire pour Basile Boli, un but pour l'éternité pour Marseille
Mercredi 26 mai 1993. À la 44e minute de la finale de la Ligue des champions contre l'AC Milan, Basile Boli marque le but du sacre à l'OM. On vous raconte ce que les caméras n'ont pas montré. A suivre mardi : notre récit de l'exclusion de la Ligue des champions 1993-1994, la sanction qui a traumatisé toute une ville.
Il paraît qu'une minute dure soixante secondes mais on sait bien qu'en football, grâce au fameux temps additionnel, cela peut durer bien plus. Et quand le coeur s'en mêle, une minute peut durer trente ans voire, dans certains ventricules irrigués de pastis, une éternité.
Il est 20h59, le 26 mai 1993, quand la petite aiguille de la grande horloge du stade Olympique de Munich, accrochée au-dessus du virage des supporters marseillais, s'arrête de tourner. On joue la 44e minute de la finale de la Ligue des champions OM-AC Milan et un homme va s'élever dans les airs pour propulser son équipe encore plus haut que lui, au sommet de l'Europe.
Aucun club français ne l'y a rejointe depuis ; alors, la minute s'étire en longueur. Elle flotte, elle n'a rien perdu de sa beauté, juste un peu de son lustre, la faute à des mémoires de plus en plus défaillantes et au fait que certains ne sont plus là pour la raconter.
Elle a été vécue si vite, et il y a si longtemps (sûrement trop), qu'elle méritait un arrêt sur image que les moyens télévisés des années 1990 n'ont pas permis. Comme une loupe qu'on déplacerait centimètre par centimètre sur l'écran, à scruter chaque coin de terrain et chaque bout de tribune.
À ausculter le geste et à écouter la liesse, en sollicitant les mémoires de ceux qui « étaient à Munich », comme on est là où la grande histoire s'écrit à l'encre de la plus petite. Voici le récit d'une minute personnelle à chacun, mais foncièrement collective, une minute forte et folle reconstituée grain par grain pour retourner, le temps d'un anniversaire, le sablier.
À 20 h 59 ce 26 mai 1993, quand le défenseur italien Paolo Maldini tacle Abedi Pelé côté droit de la surface milanaise, l'arbitre suisse de la finale, Kurt Röthlisberger, siffle aussitôt un corner en faveur de l'OM. On entame la 44e minute de jeu et, dans la moitié de stade réservée aux 23 500 Marseillais qui ont fait le voyage, on ouvre grand les bronchioles. Enfin de l'air après une première période vécue en apnée, en tribunes comme dans les rangs de la défense marseillaise.
« Du premier quart d'heure à la pause, on était acculés dans nos 18 mètres, on avait de la peine à sortir, on s'était bien fait bouger, raconte Éric Di Meco. La fin de la première mi-temps a été une longue souffrance. Massaro et Van Basten avaient eu beaucoup d'occasions, Fabien Barthez signe des arrêts extraordinaires. Le corner, on voit les Italiens qui disent qu'il n'y est pas, mais moi je suis tellement loin de cette action-là... C'est juste un corner qui nous permet de souffler et d'être loin de notre but, enfin. Comme je ne monte pas, je suis presque soulagé de voir le ballon si loin, sans me dire que ça peut être le tournant du match. »
À bientôt 30 ans, l'arrière gauche français n'en est pas à sa première épopée européenne. Le « Minot » a connu la main de Vata en demi-finales retour de C1 1990 contre Benfica ; il a vu Basile Boli pleurer à Bari lors de la défaite (aux tirs au but) en finale 1991 contre l'Étoile Rouge de Belgrade ; suspendu pour le match décisif du 21 avril à Bruges, il a hurlé quand le Croate Alen Boksic a d'emblée (2e) inscrit le but qui assurait à l'OM la première place d'une poule à quatre, alors qualificative pour la finale (1-0).
Il était, aussi, du fameux déplacement de Championnat à Valenciennes le 20 mai, une semaine avant Munich. Celui par qui le scandale, et la chute, vont arriver avec l'été. « Quand, à la mi-temps, ça s'agite dans les vestiaires, l'arbitre parle à Didier (Deschamps), le bruit circule que Valenciennes aurait posé réclamation sur le but d'Alen Boksic qui aurait été inscrit de la main. Pour expliquer le brouhaha et qu'on finisse le match proprement, moi, on me dit ça. On gagne (1-0), la victoire nous rapproche du titre mais quand je rentre dans le vestiaire, je ne le vois pas si heureux que ça. Là, je ne comprends pas. J'apprends ce qui se passe en entrant dans le bus à la fin du match, une réclamation sur la validité du match et des soupçons de corruption. Mais, pour nous, cette histoire, elle passe vite. D'une, ce n'est pas sérieux, et de deux, on a déjà basculé sur la finale. On prépare donc Munich dans une totale insouciance. »
Planté devant ses 18 mètres, bras sur la taille à guetter ce bienheureux corner, Fabien Barthez est lui aussi très loin des corons et des enveloppes pleines de billets. « VA, ça ne faisait strictement rien dans le groupe. Quand tu joues une finale comme ça, il peut y avoir une guerre mondiale à côté, tu es dans ce monde-là et plus rien n'existe. »
C'est vrai, aucun nuage gris ne flotte au-dessus de l'Olympiastadion. Il fait beau, l'air est doux (25 °C à 20 h 59), bref, des conditions météorologiques parfaites pour qu'Abedi Pelé ajuste son corner, le premier de la soirée pour les Marseillais. Et cela, même si ce corner était aussi fabulé que la sardine qui bouche le Vieux-Port.
« On savait qu'il n'y était pas, hein », glisse Jocelyn Angloma. Guy Roux, consultant envoyé par TF1 sur ce match, et assis à côté de Roger Zabel en rigole encore au bout du fil trente ans après : « Chaque fois que je croise Basile et que je lui en parle, je lui répète qu'il n'y avait pas corner. »
Fabien Barthez, lui, ne se pose pas la question. Pas le genre à se prendre la tête, celui qui a oublié à deux reprises ses gants avant le coup d'envoi aborde ce rendez-vous avec l'insouciance et le culot de ses 21 ans. « Là, je me dis il y a corner, je sais que derrière c'est la mi-temps, et je me dis : "Putain, si on pouvait la foutre sur corner." Voilà, quoi... »
Assis à la droite de Raymond Goethals, le coach olympien (décédé en 2004), sur le banc marseillais, Henri Stambouli, alors entraîneur adjoint, scrute son poulain tout en maltraitant une petite bouteille d'eau minérale. « En tant qu'ancien gardien de but moi-même, je surveille souvent Fabien. C'était encore ses débuts, je fais donc plus attention à lui. Mais, quand on voyait les arrêts qu'il avait réalisés dans les vingt premières minutes, on était rassurés. Donc à la 44e minute, je suis serein. L'orage est passé, on n'est pas loin de la mi-temps. »
En tribune présidentielle, Bernard Tapie (décédé en 2021), oreillette nichée dans le pavillon gauche, essaie de contenir sa fougue, coincé entre le placide Egidius Braun, 68 ans, président de la Fédération allemande, et son homologue français plus démonstratif Jean Fournet-Fayard. Trois sièges plus loin, le président milanais Silvio Berlusconi converse avec le président de la FIFA, Joao Havelange.
« Je suis assise une rangée juste derrière Bernard, nous raconte son épouse Dominique Tapie (dont le livre Bernard, la fureur de vivre, vient de sortir aux Éditions de l'Observatoire). Devant un match, il est toujours agité, il joue le match dans son fauteuil, il donne des coups, il fait des feintes. C'est intenable : il bouge sans arrêt, il se passe la main dans les cheveux. Il est comme un diable dans sa boîte. Pendant la première période, il paraît vraiment fébrile, voire anxieux. »
Dix minutes plus tôt, voyant Jacques Bailly, le kiné marseillais, s'affairer auprès de Basile Boli qui se plaint une nouvelle fois d'un genou, le président de l'OM avait empoigné le talkie-walkie qui le reliait à son directeur général Jean-Pierre Bernès, voisin de banc de Raymond Goethals.
« Avec Raymond, on était très tactiles, il me tenait la main tout le temps, raconte l'ancien dirigeant devenu agent de joueur. J'ai donc les deux mains occupées : d'un côté, la main de Raymond ; de l'autre, le talkie-walkie de Tapie. Basile commence à se tenir son genou, moralement, ça ne va pas bien. Basile, c'est un combattant. Il faut simplement qu'il sente derrière lui qu'il y a tout son staff. Il ne faut pas dormir parce qu'une sortie de joueur, parfois, se fait en un claquement de doigts. Je dis à Raymond qu'avec Bernard on a décidé qu'il reste, et il me dit que, lui aussi, il préfère. Il ne veut pas toucher à sa garde noire (Boli-Desailly-Angloma). Après, on ne se parle plus une seule fois du match avec Bernard. Juste cette fois-là. On déclenche le talkie pour cet événement, parce que c'est un gros handicap pour nous, et, finalement, c'est Basile qui nous marque le but. La 44e minute existe parce qu'il y a la 35e, où on décide que Basile ne sort pas. »
Basile n'est pas sorti, il convoie donc sa large silhouette au premier poteau, lui qui, d'habitude, se positionne au second. « (Frank) Rijkaard doit me marquer, car c'est moi qui le marque aussi. Il fait 1,93 m, il me met dix centimètres dans la vue. Quand on regardait la vidéo, on s'était dit qu'ils allaient comprendre que je vais toujours au second poteau. Abedi m'avait donc dit d'essayer de couper le ballon au premier poteau. Je ne vois pas du tout sur le moment qu'il n'y a pas corner. Mais, quand Abedi prend le ballon, ses yeux se posent direct sur moi, l'air de dire : "Tu te rappelles ce que je t'ai dit ! Déconne pas, je ne vais pas amener la cacahuète au deuxième poteau pour rien." Donc, moi, je ne vais pas tout de suite au premier poteau, je me dirige vers le centre et je vois que Frank est toujours après moi. Le voltigeur, c'est Franco Baresi. Je me dis que je vais essayer d'éloigner un peu Frank, de l'amener sur le côté et puis je vais rentrer. C'est ce que je fais. Je feinte d'aller sur le côté, puis je rentre, je vais chercher le ballon. »
En s'élevant, Frank Rijkaard lui agrippe le maillot dans le dos. Au second poteau, Alen Boksic joue des bras avec Paolo Maldini. Rudi Völler, lui, s'élève, les bras en ailes de goéland, sous le regard d'Alessandro Costacurta. « Je suis situé juste devant Basile entre le premier poteau et le point de penalty, raconte l'Allemand, désormais directeur sportif de la Mannschaft. Lorsque Abedi Pelé frappe le corner, je crois longtemps que le ballon va être déposé sur mon crâne et, finalement, Basile saute plus haut que tout le monde et il parvient à smasher ce ballon en dégageant une puissance impressionnante. Son coup de tête a été tellement rapide que j'ai mis plusieurs secondes à me rendre compte que nous avions marqué. »
« Une piqûre de guêpe », commente Guy Roux au souvenir de la déviation d'un Boli qui avait « appris le jeu de tête avec Daniel Rolland », le responsable de la formation à l'AJ Auxerre. Basile Boli corrige Völler. « J'anticipe plus vite que Rijkaard, je ne saute pas plus haut que lui. Je lui passe devant parce que j'ai peur de Baresi qui est voltigeur. Il me tire le short. Il ne faut pas que je mette de la force parce que la balle va arriver vrillée, je sais comment tire Abedi ; sur mes trente-deux buts, il m'en a fait marquer une vingtaine. Quand j'ai la vrille, je prends le ballon sur le côté et elle part directement en croisé. Le gardien du Milan (Sebastiano Rossi) étant grand, je me dis qu'en coin, c'est possible. Il n'a pas de voltigeur sur les poteaux, il n'y en a qu'un sur le poteau droit. Je mets de la force, mais pas celle de d'habitude : une force adéquate pour que le ballon aille dans le but. C'était la 44e minute, je portais le numéro 4, mon chiffre fétiche. »
Les joueurs sont encore en train de regarder le ballon finir sa course dans le petit filet opposé que le buteur, lui, est déjà parti célébrer sa gloire. Il a sauté plus vite, certes, mais il a aussi compris plus tôt. « Basile, c'est la détermination poussée à l'extrême, note Didier Deschamps, le capitaine olympien ce soir-là. Dans les duels, il ne valait mieux pas croiser son chemin, parfois. Son engagement était total. »
Au second poteau, Jocelyn Angloma lève le bras, incrédule. « Rossi a une tête complètement désolée. Il paraît immense dans le but, et Basile lui met ça où il faut, petit filet, tête décroisée. Il n'a rien compris. Il reste un peu hébété, à se demander comment ça se fait... »
Les Italiens ne parlent pas. Paolo Maldini reste plusieurs secondes à fixer le ballon, immobile, derrière sa ligne. Alessandro Costacurta, lui, se tient la tête à deux mains. Sur le banc italien, le remplaçant Jean-Pierre Papin ne bronche pas, les jambes repliées devant lui, la tête dans les genoux.
« On est convaincus qu'il n'y avait pas corner, je m'en rappelle très bien, mais ça reste un corner, pas un penalty, ou un coup franc aux 18 mètres. Mais ils marquent, se souvient le latéral droit milanais Mauro Tassotti. Il n'y a pas corner, et on le paye durement. Ce n'est pas une excuse, car il n'y a pas but sur tous les corners, mais il y a eu un peu d'amertume, c'est une anecdote de ce match. Ceux qui étaient au marquage ont fait le travail, mais c'est juste qu'on n'avait pas de défenseurs très grands, hormis Maldini. »
Dans l'autre moitié de terrain, on ne comprend pas tout de suite ce qu'il se passe. « Moi, je suis au niveau du rond central, aux côtés de Didier Deschamps, raconte Éric Di Meco. Ce corner, je le vois partir, et je vois le ballon aller dans les filets. Sauf que je ne sais pas qui le met dans les filets, ni comment il y arrive. De là où je suis, le ballon part, vers un amas de joueurs, et les filets se mettent à trembler. J'entends tout le monde gueuler, on doit être avec Didier les deux derniers du stade à avoir vu le but. »
L'actuel sélectionneur de l'équipe de France confirme : « Je reste toujours en couverture en cas d'éventuelle contre-attaque, j'étais donc celui qui restait le plus bas. J'ai vu le but de très loin. Mais, même de loin, je l'ai apprécié à sa juste valeur, même si rien n'était encore fait. »
Sur le banc marseillais en revanche, on n'adopte pas la même mesure que le capitaine. « Quelles sont les chances de la mettre sur la tête de Basile ? s'interroge le kiné marseillais Alain Soultanian, assis près des remplaçants. On ne voit pas le ballon rentrer, mais on voit les filets trembler. La folie dans le stade est incommensurable. (Il s'interrompt pour pleurer.) On ne peut pas rester assis, on se jette les uns sur les autres, on crie, on évacue ce qui est en nous. Et puis je regarde la montre, il faut arriver à la mi-temps. Siffle, siffle ! »
Son voisin Bernard Casoni, titulaire à Bari deux ans plus tôt, connaît déjà la fin de cette histoire. « Quand Basile marque, je me dis que plus rien ne peut nous arriver. Barthez avait signé deux arrêts décisifs, nous, on a une seule occasion et on la met de la tête. Ça veut tout dire. Le coach et Jean-Pierre Bernès le vivent différemment mais, moi, à ce moment-là, je ressens beaucoup de sérénité. J'aurais pu me tromper cela dit mais, à mes yeux, le match était terminé. »
À l'autre bout du banc, en effet, on préfère contenir l'allégresse ambiante. « On a dû sauter et, avec Raymond, se recentrer sur la suite pour éviter le relâchement avant la mi-temps, explique Henri Stambouli. Nous devons calmer un peu tout le monde, même les remplaçants. On a marqué, c'est bon, c'est magnifique, mais ça continue. L'aspect technique prend le dessus sur l'émotion de l'instant présent. C'est un bonheur fugace. Disons une seconde de bonheur, et cinquante-neuf secondes projetées dans la suite du match. »
En tribune officielle, le camp marseillais, et plus généralement français, n'est pas contraint à la même retenue. Assise aux côtés de Noël Le Graët, alors président de la Ligue nationale de football, Dominique Tapie est aux premières loges. « Je me suis levée de mon siège, j'avais mon komboloï (chapelet grec) dans la main, mon mari avait le sien dans sa poche. Ils avaient été bénis par les papas (des prêtres de l'église d'Orient). À chaque match important, on l'avait sur nous. Quand Basile marque le but, instantanément, Bernard se retourne et m'attrape dans ses bras. Et moi je lui dis : "On l'a." Il a les larmes aux yeux. On est libérés de ce poids sur la poitrine, car ça s'éternisait. Quel instant magique. »
Quelques places plus loin, assis un peu plus haut que le banc de touche aux côtés de l'entraîneur des gardiens Jean Castaneda, le troisième gardien marseillais, le jeune Thomas Videau, 19 ans, n'en croit pas ses oreilles. « De cette minute, je retiens surtout le sol qui tremble de partout, et ces dizaines de supporters qui se sautent dessus à ma gauche. J'étais à un mètre du grillage et il pliait complètement. À ce moment-là, je ne réalise pas encore qu'on peut gagner. »
Chris Waddle encore moins. Invité par Bernard Tapie pour partager la préparation du groupe marseillais, le milieu de terrain anglais, qui a quitté l'OM à l'été 1992, a loupé le meilleur moment de la soirée. « Il est parti acheter des saucisses car il ne voulait pas faire la queue comme tout le monde à la pause, raconte Basile Boli, qui en pleure encore de rire. Donc, cinq minutes plus tôt, il a quitté son siège, il est à la buvette et, quand le but est marqué, plein de bière lui part dans la figure. Tous ses potes anglais, Jossy, Steven, lui ont versé leur pinte dans la gueule ne lui disant : "C'est ton pote qui a marqué, c'est ton pote qui a marqué !" Et, lui, il ne comprenait pas : "Mais comment ça, il a marqué ?" »
Il est loin d'être le seul dans ce cas. « Pendant quarante-quatre minutes, on n'avait vu que les dos des joueurs milanais qui attaquaient, on en rigolait entre jeunes du centre de formation, raconte l'attaquant marseillais Marc Libbra. Quand arrive le corner, certains d'entre nous vont acheter à manger ; moi, je ne bouge pas. Et là, il marque. Ceux qui n'ont pas vu râlent en revenant, certains leur décrivent comme ils peuvent. Surtout qu'on voit juste le nom du buteur sur l'écran géant, il n'y a pas d'images. »
Colette Cataldo, cofondatrice des Dodgers, n'en croit pas ses yeux. Un an, jour pour jour, après avoir créé son club de supporters avec sa famille, la voilà à deux doigts de vivre l'émotion la plus forte qu'un supporter peut espérer. Elle est venue en bus depuis Marseille, a mangé de la choucroute à midi et, pour le grand soir, s'est collée au filet qui sépare la tribune de la piste d'athlétisme avec sa grande copine Gilda.
Cela fait quinze minutes qu'elle chante sans répit, les pompons blancs levés, comme pour appeler les grands dieux du ballon pour qu'il rentre. « Je vois le but, et puis tout le monde me monte dessus, "moulon" comme on dit chez nous ! Ma collègue m'appelle : "Colette, tu vas bien ?", et moi je suis écrasée dessous mais je la rassure : "C'est bon Gilda, j'ai rien !" »
Son fils Christian sourit : « Ce n'était même pas la joie, c'était le chaos. » Le chanteur du groupe Massilia Sound System, Gary Grèu, invité à Munich par le commando Ultra, toise du haut de la tribune la liesse ambiante : « Je vois des gens qui pleurent autour de moi et qui ne regardent plus le match parce qu'ils ne peuvent plus. Mais des molosses, hein, des gros mastards en lévitation en train de chialer. »
Quelques mètres plus bas, le photographe de L'Équipe André Lecoq bondit. Arrivé en retard après le coup d'envoi du match, il a pourtant réussi - à l'expérience - à se positionner à un endroit stratégique, dix mètres à côté de la cage milanaise. La tête de Boli, il l'a sur la pellicule, il le sait, mais pour avoir la une du journal, il va falloir courir.
« "Dédé" ne ratait pas souvent les buts. Pour la une, on avait jusqu'à la 60e minute pour déposer les films, raconte son confrère Alain de Martignac, qui observe la scène depuis son poste situé derrière le but marseillais. Je le vois partir comme un dératé sur la piste d'athlétisme qui ceinture le stade, il y va à fond car il sait qu'il a tout et que rien n'est flou. Il avait toujours trois, quatre chaînes en or autour du cou, chemise blanche ouverte, et la chaîne se balançait. Il en a d'ailleurs perdu une sur son trajet. Quand je suis revenu à Munich, j'ai dû demander au concierge du stade s'ils ne l'avaient pas retrouvée, car "Dédé" y tenait. »
Seul devant sa surface de réparation, Fabien Barthez ne prête pas attention au manège en chemise blanche qui se joue sur la piste. « C'est trop loin, il y a trop de monde... Je vois juste des filets bouger, je ne comprends pas grand-chose. J'explose de joie comme quand on marque un but tous les week-ends, mais sans plus. »
Spontanément, le jeune gardien de 21 ans pique un sprint jusqu'au banc de touche pour aller taper dans la main de Pascal Olmeta, numéro 2 ce soir-là. « On a toujours eu un truc nous deux, il m'a tellement bien accueilli à Marseille. Je veux partager ce but avec lui, comme je le ferai après ma finale de Coupe du monde. Quand je l'ai vu dans la tribune en allant chercher le trophée, je lui ai filé mes gants. »
L'arbitre de touche vient vite lui intimer de retourner dans sa cage. Dans la surface milanaise, en revanche, les joueurs olympiens deviennent comme fous. Basile Boli part en flèche, poursuivi par Jocelyn Angloma et vite agrippé par Jean-Jacques Eydelie : « Je cours directement sur Abedi et je le pointe du doigt parce qu'on s'était mis d'accord avant. "Tu as vu, je l'ai fait, je l'ai fait quoi", je lui dis. Son regard de sorcier africain, il m'énervait un peu. Et puis, là, alors qu'il sait que je suis pas à 100 %, y a Alen Boksic qui me monte sur le dos, et je lui dis : "Déjà que j'ai mal, tu me montes sur le dos ? »
L'attaquant croate n'entend pas et l'étrangle presque de son bras droit. « D'habitude, on faisait nos trucs à nous, la Basile-Abedi Connection, raconte Jocelyn Angloma. Mais ce jour-là, on est déconnectés. On est dans un autre monde. On n'est plus dans nos habitudes de Championnat où, quand Basile marque, on le pince, on lui tire les oreilles, tout ça. »
Franck Sauzée tente un ascenseur sur Marcel Desailly, Didier Deschamps arrive le dernier au bord du terrain pour se joindre à la liesse mais doit bientôt se replacer car le jeu reprend. Le chronomètre de l'arbitre l'a décidé : la joie n'aura pas de temps additionnel. « Je me replace et je me dis qu'il faut que je tienne, il y a quarante-cinq minutes pour entrer dans l'histoire, poursuit Basile Boli. Serre les dents, tu as la confiance de tous tes coéquipiers qui ne veulent pas que tu les lâches. »
Dans les tribunes aussi, il faut éteindre l'incendie dans les coeurs. Le futur linguiste et universitaire marseillais Médéric Gasquet-Cyrus, debout sur sa chaise, ne pense plus au bac qui l'attend dans quelques jours.
« Je ne sais pas ce qu'il se passe sur le but, comme une explosion, et, deux secondes après le coup sur la tête, c'est la mi-temps. Quand on célèbre un but nous, ça prend du temps, et là le jeu reprend déjà. La mi-temps est sifflée, je pleure. C'est un sentiment de puissance et de fierté. On a l'impression que le monde entier regarde ça, alors que non ; dans notre superbe, on pense qu'on écrit une page de l'histoire de l'humanité. Boli est bouleversé quand il marque, comme il a été bouleversé à Bari. On l'a porté pendant des mois, ce traumatisme. Et là, il balaye tout. Il efface ce poids qu'il nous a fait porter avec lui pendant des années. C'est pour ça que je pleure moi aussi : je n'en peux tout simplement plus. »
Dans le vestiaire marseillais, il n'y a guère de place pour les larmes, mais pas davantage pour l'allégresse. « Au retour au vestiaire, je n'ai pas senti la moindre euphorie, mais beaucoup d'humilité et de prudence », se souvient Rudi Völler. Raymond Goethals ne se fend même pas d'un long discours. L'histoire s'écrit déjà ailleurs. « J'étais assis à côté d'Abedi, le président entre et me dit : "Alors, tu sors ?" », sourit Basile Boli.
Si on reprend le scénario de cette minute, le défenseur marseillais le sait bien, on se dit qu'il ne tient pas vraiment la route : le futur buteur aurait dû quitter le terrain à sa demande, le corner n'aurait pas dû être sifflé, il n'aurait jamais dû se positionner au premier poteau, il était improbable qu'il saute plus haut qu'un Frank Rijkaard qui mesure 10 centimètres de plus que lui.
« Quand tu poses tout ça à plat, tu te dis que c'était notre jour, opine Éric Di Meco. Moi, je crois à ça. Tu as tellement souffert avant, il y a eu Benfica, il y a eu Bari. Les penalties, la main de Vata. Le dieu du foot avait décidé que ce serait nous. »
Une croyance partagée par d'autres : « Si on gagne en 1991, peut-être qu'on en gagne deux derrière, mais peut-être aussi qu'on s'arrête là, estime le kiné Alain Soultanian. Sur l'état d'esprit et le mental, ça a énormément joué. Il y avait ce sentiment de devoir contrecarrer le destin. En seconde mi-temps, on ne lâche rien. Et, plus le temps passe, plus on se dit qu'on va y arriver... Mais pourvu qu'on y arrive ! »
À 22 h 03, au bout d'une seconde période de souffrance et d'abnégation, Marseille y arrive. Didier Deschamps soulève cette fameuse coupe presque aussi grande que lui parce que, soixante minutes plus tôt, un escogriffe qui se tenait un genou a sauté plus haut, pardon, a « mieux anticipé » que son voisin.
« Soulever ce trophée, c'était un immense privilège. C'est un peu égoïste, mais quel bonheur ! Je me souviens du regard de Michel Platini, qui était présent... » raconte le sélectionneur, lucide sur son match ce soir-là. « C'était mon meilleur moment de la soirée parce que, franchement, j'avais surtout géré pendant le match, j'avais trop joué la finale avant dans ma tête. »
Bernard Tapie lui aussi en avait tellement rêvé. Là, il va boire une coupe de champagne, lui qui n'en buvait jamais. « Cette minute est indélébile, c'est plus qu'un tatouage », conclut Henri Stambouli. « À Marseille, ils sont tellement fiers de cette minute, sourit Dominique Tapie. Pourquoi croyez-vous que quand je descends là-bas sur la tombe de mon époux, elle est toujours couverte de fleurs, de nounours, d'écharpes, de bougies ? »
C'est que l'instant a comme figé cette magie, et les années ont patiné la rudesse des semaines qui ont suivi. Les tourments judiciaires et sportifs de l'Olympique de Marseille n'y feront rien, assurent les principaux protagonistes.
« Vous réalisez juste un rêve, explique Jean-Pierre-Bernès. Et, quand vous êtes marseillais, c'est pire. Vous savez que vous allez rendre les gens heureux. Di Meco vous dira la même chose. Le jeune Marseillais du virage que j'étais, qui a gravi tous les étages depuis douze ans, il touche le Graal. » Basile Boli confirme : « Tu gagnes la première Coupe d'Europe française ; donc, oui, c'est le but le plus important de l'OM. On a eu notre étoile, et mon nom, personne ne pourra l'enlever. »
À l'occasion de ses 60 ans, Éric Di Meco réunira tout ce petit monde bientôt pour un anniversaire entre « initiés ». Même si « l'émotion, tu ne la revis jamais deux fois ». Il marque une pause. « On ne nous l'enlèvera pas, mais derrière, on nous a empêchés de vivre d'autres émotions aussi fortes. Aller chercher la Coupe intercontinentale au Japon, c'était déjà dans notre tête juste après le match. Parce que, quand tu bats l'AC Milan, le club le plus fort d'Europe, tu te dis que tu peux devenir le club le plus fort du monde. Ça coule de source. Mais le moment, lui, est vécu. C'est comme un mariage. Même s'il y a le divorce derrière, le moment, tu l'as vécu. Ce n'est peut-être pas la minute la plus importante de l'histoire du club, mais la plus marquante, oui, certainement. On a transmis cette minute à tous les gamins qui vont au stade aujourd'hui. On a légué ce but à nos enfants... »