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“La finale approchait et je ne trouvais rien, ça commençait à m’inquiéter. On visitait tout en nous éloignant de la ville. On a même fini perdus, dans la forêt. On a entendu des chiens aboyer. Puis on les a vus venir sur nous. On était sur une propriété privée. On s’est sauvés en courant, le voyagiste qui m’accompagnait était un peu plus lourd que moi et il s’est fait attraper le pantalon et la cheville…” À cet instant précis, en 1993, à quelques semaines de la finale de la Ligue des champions contre l’AC Milan le 26 mai, Louis Vassalluci, l’intendant général de l’OM, vient de saisir le sens de l’expression prendre ses jambes à son cou. Bernard Tapie et Jean-Pierre Bernès lui ont fixé un cahier des charges pour la mise au vert, alors “Petit Louis” cherche et se démène.
Le samedi 1er mai, dans un salon du Sofitel Vieux-Port de Marseille, quelques heures avant la réception de Strasbourg, le président tout-puissant avait donné le ton : “Cette finale doit être une fête. On doit la gagner, jouer et être détendus. Pas question de se mettre de pression inutile.” Le bunker de Bari en 1991 était une erreur. “On avait retenu les leçons de cette défaite (face à l’Étoile Rouge de Belgrade, 0-0, 3-5 aux t.a.b.). La mise au vert était un peu trop stricte, anxiogène, froide, reconnaît Bernès, l’ancien directeur général du club. Ce n’était pas l’idée du siècle. Pour cette finale, ce fut l’inverse, un vrai Club Med.” À Munich, l’UEFA s’est servie, le Milan – logé au prestigieux Rafael (désormais Mandarin Oriental) – aussi, et ce qui aurait pu convenir en termes d’hôtellerie n’est plus disponible. Sur les recommandations de Rudi Völler, qui y a ses habitudes avec la sélection allemande, l’OM s’écarte considérablement de la capitale bavaroise, pour se poser à une soixantaine de kilomètres au sud, au bord du lac Tegern et au pied du Wallberg, à l’hôtel Bachmair Alpina.
Entre Sissi impératrice et Bob Marley
La commune de Rottach-Egern, au charme traditionnel, a vu passer quelques stars. Affaibli par son cancer avancé, Bob Marley, venu consulter Joseph Issels, un médecin aux méthodes controversées, y a occupé une vieille ferme de novembre 1980 aux jours précédant son décès (le 11 mai 1981). Ceux qui descendaient du bus scolaire à midi pouvaient le voir, joint à la main, tête recouverte d’un bonnet aux couleurs rasta, le regard perdu, sur le banc devant la mairie.
Douze ans et demi plus tard, le cerveau de Vassallucci fume lui aussi. Le coordinateur sportif de l’OM, va repérer les lieux, une fois, puis deux, et maronne. “L’hôtel Bachmair Alpina ne me convenait pas du tout. Pas fonctionnel. Il y avait trop de passage, un ascenseur que tout le monde pouvait prendre et une sorte de galerie marchande avec des boutiques. Le directeur général de l’établissement voit que je tatillonne et me dit : « Écoutez, pour plus d’intimité, moyennant finances, je peux vous monter un mur devant l’hôtel. » Ça coûtait la peau des fesses. Et puis, en prenant un café avec lui, juste avant de partir, j’ai vu un prospectus sur la table basse.
« De quoi il s’agit ?
– Un petit chalet qu’on a à 800 mètres. »
On est parti le visiter. Il y avait 21 ou 22 chambres, un couple de gérants à déloger provisoirement. J’ai validé. C’est là qu’on a mis joueurs et staff. Dans l’hôtel en lui-même, plus bas, logeait toute la délégation. On était en face des Alpes, c’était magnifique.” Un décor “de carte postale. C’était Sissi impératrice”, proclame Pascal Praud, sur place avec son caméraman Matthieu Dupont pour TF1, qui réalise un reportage inside. “Raymond Goethals n’était ni habitué ni emballé, ç’a lui avait été imposé, précise le journaliste reporter d’images. Il avait fait une réflexion du genre : « Bon, ça suffit, vous n’allez pas me suivre jusque dans mon lit ! » Mais c’était une ambiance de colonie de vacances.”
Les appels d’Abedi Pelé au Ghana, les cris de Tapie la nuit
Le dimanche 23 mai, les Marseillais, arrivés tard la veille, prennent leurs aises, à l’écart des promeneurs tyroliens. Après les footings et les balades à vélo, les premiers fous rires montent de la salle de massage improvisée, où le kiné Jacques Bailly n’est pas le dernier à déconner. Le début de soirée entamé, il y a ceux qui regardent Karlsruhe mettre une danse au Bayern en Bundesliga (4-0 à la 50e, 4-2 score final). Et ceux, comme Goethals, sa Belga aux lèvres, qui écoutent Tapie reçu par Anne Sinclair dans l’émission 7 sur 7, où il laisse entendre qu’une candidature à la présidentielle est envisageable. Lorsqu’il débarque le lendemain, le lundi 24 mai, “le Boss”, cravaté, lunettes de soleil sur le nez, attrape très vite Vassallucci. “Il m’a dit : « Toi, je vais te régler ton compte, t’es viré ! » Je me doutais pourquoi. Il avait dû faire une heure et demie de route pour venir depuis l’aéroport. Un quart d’heure après, quand il a vu que les joueurs se sentaient bien, il a glissé : « Ah, c’est un bijou cet hôtel. » J’avais l’habitude.” D’autres, comme Roger Zabel, connaissent aussi le personnage. “Tapie me voit et me dit : « Oh, t’as une p’tite mine, viens avec moi, je vais te faire goûter le jus d’orange des joueurs… », raconte le journaliste, lui aussi envoyé par TF1. Il ajoute : « Tu verras, avec ça, ça ira beaucoup mieux après. » Il m’a amené en cuisine et a lancé au cuistot : « Tiens, mets-lui un verre de jus d’orange, mais pas un truc normal hein, celui des joueurs… » Dans ma tête, je me disais : « Oh là là, qu’est-ce qu’ils mettent là-dedans, je ne vais pas dormir pendant trois jours. » Bon, j’ai bu ce verre et il ne m’a pas fait plus d’effet que ça… Cela faisait partie des plaisanteries qu’il pouvait faire.”
De retour du Stade Olympique où ils se sont entraînés l’après-midi, les Marseillais s’installent dehors, autour des chaises de jardin en plastique et des parasols jaunes. L’odeur des grillades embaume une fin de journée printanière, tandis que des parapentistes planent. Franck Sauzée s’incruste en cuisine pour trouver un morceau de fromage. Jean-Jacques Eydelie, en peignoir, et Bernard Casoni, venus prendre une baguette, y passent aussi une tête. La nuit est tombée depuis plusieurs heures lorsque la grosse voix du président résonne dans les couloirs. “Si trois lignes étaient occupées dans l’hôtel, tu ne pouvais plus passer de coup de fil, se marre encore trente ans après Thomas Videau, le troisième gardien olympien. Tapie a réveillé tout le monde. Il criait : « Raccrochez ! Je ne peux pas téléphoner ! » Abedi Pelé, il appelait trois heures dans son bled, au Ghana. Il a eu une facture, un truc de malade !” Surgit alors un invité particulier.
La virée de Waddle en tandem
Reparti en Angleterre à l’été 1992 après trois saisons olympiennes restées dans les mémoires, Chris Waddle rend une visite surprise à ses potes, ravis de le retrouver. Quand il se pointe aux soins, les “Oh Chriiiiis !!!” fusent. Basile Boli se précipite pour lui vider une bouteille d’eau sur la tête. Dans l’intimité de la chambre du défenseur, les deux compères se retrouvent pour se charrier. Taquin, le gaucher, qui vient de paumer deux finales de Coupe avec Sheffield Wednesday, lui promet la même malédiction. L’Anglais promène sa bonne humeur jusque sur le terrain d’entraînement, où il vient tâter le cuir. Verres fumés, polo rose, jogging mauve et baskets blanches, Tapie saute par-dessus la main courante, claque la bise à son ancien joueur et se met à taper la balle devant les caméras. “C’est d’ailleurs la seule fois où je l’ai vu en survêtement, en rigole encore Rudi Völler. Il avait quelques difficultés au niveau de ses contrôles de balle.” Dans la cage, Videau constate lui aussi les dégâts : “Il ne savait pas tirer. Et il disait qu’il jouait bien. Et puis, même si la pelouse était un billard, le terrain ça restait un truc champêtre. Tu envoyais le ballon trop loin, il tombait dans le ruisseau à côté.” “C’est sûr, le cadre était bucolique, se remémore Dupont, le caméraman plongé dans la mise au vert. C’était la petite maison dans la prairie. On les avait mis là pour les isoler de la pression, leur éviter de cogiter. Le lieu s’y prêtait. C’est vrai, il y avait cette volonté d’ouvrir de Tapie, ce qui n’avait jamais été fait jusqu’alors, mais aujourd’hui, avec le recul, on ne pourrait pas appeler ça de l’immersion. On était à la limite de la communication…”
Tout autour déjà, les bruissements de l’affaire VA-OM émergent. Même en 2023, il est compliqué d’aborder le sujet sans se heurter au silence. Casoni ne se défile pas : “Ç’avait été occulté. La priorité était la Coupe d’Europe. On ne pensait pas que ça allait prendre une telle importance.” Rien ne doit venir polluer la préparation. Pascal Olmeta, en bisbille avec Tapie et pas du voyage initial, apparaît et rejoint Fabien Barthez, entraîné par Jean Castaneda. “Je me retrouve dans un hôtel où il n’y a que des dirigeants, se souvient l’ancien gardien. Putain ! Personne ne savait où je devais aller… Dans le chalet, j’ai récupéré la chambre du petit Tom’ (Videau). Hormis certains dirigeants à qui je ne parlais pas, j’étais content de retrouver l’équipe. Je revois (Éric) Di Meco, à table, qui appuie très fort sur la moutarde et ça part dans la tête d’un autre. Tu comprenais qu’on n’allait pas perdre. Il y avait une vie, une âme. On n’arrêtait pas de faire les cons.”
À ce jeu-là, “Base” (Boli) est un champion. Un journaliste étranger venu l’interroger pose toutes ses affaires, le temps de passer aux toilettes, il revient et ne retrouve plus rien. Boli fait l’innocent et les autres, planqués plus loin, se bidonnent. Une autre fois, il chope Zabel. “Oh putain, ta montre du Raid Gauloises, elle est trop belle !” Le journaliste le branche. “Si tu gagnes la finale, je te la file.” Le moment venu, le héros de Munich n’a pas manqué d’aller lui taxer, même dans l’euphorie de la légende qu’il vient d’écrire. À vingt-quatre heures de la finale, un peu nerveux, le kiné Alain Soultanian et Castaneda vont au village voisin pour évacuer. Waddle, qui a déjà descendu quelques bières à l’hôtel, et Videau partent en vadrouille. Le minot se rappelle : “On a pris un tandem devant l’hôtel et on est sortis boire un coup. Bon, on n’en a pas bu qu’un et, le vélo, pour rentrer, on l’a oublié… Un mec nous a ramenés en voiture.”
Seau d’eau sur Zabel, Barthez fatigué
Le jour J, le réveil est plus tardif. La petite balade qui précède le déjeuner – artichauts, tomates, poulet et purée de pommes de terre au menu – aère les esprits et concentre les énergies. Mais pas question de s’angoisser à mesure que les minutes les rapprochent de leur destin. Sur le plateau monté dans la cour de l’hôtel des joueurs, Zabel ouvre en direct le JT de 13 heures sur TF1. Et reçoit un seau d’eau : “Je ne sais toujours pas si c’est Boli ou Casoni…” Le second passe aux aveux : “On était sérieux quand il fallait l’être. Mais on savait décompresser, on s’amusait comme des gamins.” Le duplex se poursuit alors que la majorité des joueurs font la sieste. Pas Barthez, vautré dans son lit et scotché devant Roland-Garros. Personne n’a oublié la suite : “Il dormait dans le car en allant au stade !” Cela n’a pas empêché les Marseillais de gagner et de rapporter la coupe d’Europe à l’hôtel pour une folle nuit. “C’était un lieu parfait pour célébrer ce titre historique entre nous et se construire des souvenirs pour la vie avec nos femmes qui nous avaient rejoints, assure Völler. Le personnel de l’hôtel a participé. Lors de notre départ, l’émotion était forte, car toute l’équipe avait noué des liens forts avec les employés, qui en avaient les larmes aux yeux. C’est une image qui m’avait marqué. Même avec la Nationalmannschaft je n’avais pas vécu des moments aussi émouvants ici.”
Alors que les vainqueurs sont déjà descendus à l’étage du dessous qui sert de night-club, Goethals partage le gâteau célébrant la victoire et savoure sa sortie. À court de cigarettes, il gratte une clope et commande un autre café. Aux journalistes, entre deux bouffées, l’entraîneur belge dit : “Elles vont vous manquer, hein, les conneries du vieux ?” Celles de la bande à Basile ne sont jamais vraiment finies. Chemise ouverte, barreau de chaise au bec, micro à la main, “Base” a mis au chômage l’orchestre philippin. À ses côtés, Franck Sauzée secoue des maracas, Didier Deschamps les rejoint, Eydelie aussi, après avoir pris des nouvelles de sa femme partie retrouver leurs enfants qui ont la varicelle. “On a fait la fête mais Tapie rendait fou, raconte Videau. Il voulait qu’on ne se couche pas trop tard car il y avait match face au PSG le samedi. « À 3 heures, vous y allez ! » Bon, y’a dégun qui écoutait. Jean-Jacques et Pascal Olmeta ont fait un aller-retour à Munich. Ils n’ont pas trouvé de boîte...”
La coupe aux grandes oreilles, c’est Vassallucci qui l’embarque. Ça amuse encore Olmeta : “Il ne fallait pas la toucher, il s’était mis dedans. Elle était aussi grande que « Petit Louis »… Moi, j’ai été le premier à l’apporter en Corse. Bernès me la réclamait : « Putain, Pasquale, renvoie la coupe ! » On l’avait cachée dans le maquis et tant que je n’ai pas reçu ma prime de match, je ne l’ai pas rendue.” L’intendant, lui, savoure ce souvenir : “Pour ne pas favoriser un joueur au risque de faire des jaloux, Jean-Pierre Bernès a décidé que c’était à moi de la prendre. J’ai déplacé la table de chevet en face du lit et je l’ai posée dessus pour la voir en m’endormant, avec ses rubans bleu et blanc. Ce choix d’hôtel, c’est ma part dans cette victoire européenne…” Et ce lieu restera un sacré morceau d’histoire(s). h T. S., avec A. Me.
France Football