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DOMINIQUE TAPIE LA VIE SANS LUI
PORTRAIT EN METTANT SES PAS DANS CEUX DE BERNARD TAPIE, ELLE A CHOISI L'AVENTURE. AVEC DES HAUTS ET DES BAS. DÉSORMAIS RUINÉE, ELLE RACONTE SA VIE AVEC L'HOMME D'AFFAIRES.
Si je n'avais pas rompu mes fiançailles, j'aurais eu une vie plutôt banale » ... Dominique Tapie sourit. Elle aurait pu commencer son livre à la façon d'Aragon, « la première fois que je vis Bernard, je le trouvai franchement laid. Il me déplut, enfin » . Entre ces deux-là, ce fut loin, en effet, d'être un coup de foudre. Lorsqu'elle croise, en 1969, celui qui deviendra son mari, elle n'est pas franchement conquise. Elle a alors 19 ans et demi, est fiancée à un garçon de bonne famille, habite encore chez sa grand-mère maternelle et travaille pour se payer des cours de danse. Alors, quand elle voit débouler « ce type d'une présence envahissante », « ce loustic » aux cheveux mi-longs qui tutoie tout le monde, fume des gitanes et roule en Ferrari jaune, c'est à peine si elle lève les yeux. Même si c'est son patron. L'idée qu'il puisse devenir l'homme de sa vie ne l'effleure même pas. « Ce n'était même pas envisageable. Je n'ai jamais pensé que je pourrais finir avec lui. Mais, ajoute-t-elle, on ne pouvait pas être indifférent à sa personnalité. Quand il entrait dans une pièce, il prenait tout l'espace... »
Cinquante ans après, Dominique Tapie a les yeux qui brillent lorsqu'elle raconte sa rencontre avec cet homme qui s'est révélé « aussi brillant qu'invivable » . « En une vie, j'ai eu vingt vies. Il m'a fait tout connaître. » Elle le sait : elle a vécu une histoire exceptionnelle. Avec des hauts et des bas. Des années de bonheur dans des maisons de rêve, et d'autres - finalement plus nombreuses -, d e « galères », avec des perquisitions à la pelle, des interrogatoires chez le juge et même des visites en prison.
Son histoire d'amour avec Bernard Tapie reproduit un schéma assez classique, finalement : celui d'une « bourgeoise » attirée par un « mauvais garçon », par un homme qui a priori n'était pas son genre. Et n'était pas de son monde. « Toute ma vie, il m'a traitée de bourgeoise ou d'emmerdeuse », confirme-t-elle. Évidemment, elle a bien tenté de mater « l'animal » ; de policer son langage, ses attitudes, son tempérament, ses tenues, ses signes trop visibles de richesse. « Parfois, je lui disais : «Essaie d'être un petit peu plus normal.» Il y parvenait quand il le fallait, mais, souvent, le naturel revenait au galop... » Car le bonhomme était du genre « indomptable ». « Brut » tant dans sa vie publique que privée.
Dominique Tapie, longtemps discrète, vient de publier un livre, écrit avec Catherine Siguret, Bernard. La fureur de vivre (Éditions de l'Observatoire), qui raconte son histoire avec l'ancien patron de l'OM. Un livre qui paraît alors que la France gronde, décidément rétive à une réforme des retraites dont elle ne veut pas. Elle n'est pas indifférente à ce qui se passe dans le pays. Tout comme son mari, mort en octobre 2021, ne l'aurait pas été, imagine-t-elle, en rappelant qu'il n'a jamais oublié d'où il venait, répétant souvent : « Je suis né dans le tiroir du bas. » « Il avait reçu des «gilets jaunes» à la maison. Il a toujours pris parti pour les petites gens, les gens du peuple. Il en était issu, il n'a jamais oublié. » Lorsqu'on lui fait remarquer que l'homme d'affaires qu'il a été, le repreneur notamment de Terraillon, racheté en 1981 pour un euro symbolique, ou de Wonder (entreprise de piles pour laquelle il a même joué dans une publicité) a pourtant licencié des salariés, elle assure que lorsque c'est arrivé, « quand il rentrait à la maison, il en était malade ». Et d'ajouter : « Il était hypersensible. C'était un dominant hypersensible. »
« Un macho, galant et pas misogyne »
Propos d'une femme aveuglée par l'amour ? Pas vraiment. Dominique Tapie, qui s'exprime d'une voix posée, sans se draper dans les habits de la veuve éplorée, a son petit caractère. Elle se tient droite comme un i, forgée par des années de danse, « la passion de toute (sa) vie ». « Une discipline de vie . Baisse les épaules, tiens-toi droite et lève le menton. C'est une posture. Rien qu'avec ça, vous affrontez la vie, ça vous apprend à tenir. Et à sortir toutes vos émotions. » Elle le reconnaît, elle a choisi de s'occuper de ses enfants, de sa maison et de son « homme ». Car Tapie était très loin de l'homme déconstruit vanté par les féministes d'aujourd'hui. « C'était un patriarche dans toute sa splendeur » , « un macho, galant et pas misogyne », reconnaît Dominique Tapie, qui avoue que cela ne lui « déplaisait pas parce que c'était un vrai mec, et ça devient de plus en plus rare ». Néanmoins, elle qui a élevé en grande partie les deux premiers enfants de l'ancien patron d'Adidas, en plus des deux autres qu'ils ont eu ensemble, lui a souvent résisté et n'a accepté de l'épouser qu'après dix-sept ans, en 1987. Un mariage féerique. Atterrissage à Corfou (Dominique Tapie est d'origine grecque) suivi de cinq jours de festivités sur le Phocéa .
Au cours de ces cinquante ans passés ensemble, il lui est arrivé plusieurs fois de menacer de le quitter. Parce qu'il n'est pas aisé de vivre avec un tel personnage qui se croyait « invincible, avait trop confiance en lui » et était « éruptif, hyperactif, impulsif ; généreux et coléreux, jaloux et séducteur » . Un homme mû par une foi profonde mais qui « n 'avait pas du tout ce côté judéo-chrétien selon lequel il ne faut pas montrer sa fortune. Il s'en fichait. Il était fier de montrer qu'il avait un bateau de 72 mètres, mais une fois dessus il s'enquiquinait. C'était une manière de dire «Je l'ai fait». Comme lorsqu'il a fait venir sa mère rue des Saints-Pères pour la faire asseoir dans le fauteuil du Régent : « Voilà : toi, Raymonde Tapie, tu es assise dans le fauteuil du Régent.» C'était comme un aboutissement. » Dominique Tapie pourrait parler des heures de « Bernard ». « De ses gros défauts mais aussi de ses très belles qualités. C'était un bel humain, un bon père, un bon fils, un bon mari », dit-elle.
Un bon mari... mais qui, malgré ses côtés « rassurants et protecteurs » , l'a laissée démunie et ruinée, après sa disparition. « Je ne vous cache pas que quand je me suis retrouvée, à sa mort, dans une situation vraiment dramatique, sans un sou, tous les comptes bloqués et contrainte de quitter la rue des Saints-Pères, je n'ai pas compris : comment m'avait-il laissée dans cette situation ? Je lui en ai voulu. » Depuis, vivant notamment grâce à l'aide d'amis comme Jean-Louis Borloo, sa colère s'est calmée, même si elle sait qu'il y a « une dette inextinguible » qu'elle ne pourra jamais rembourser. Elle avoue avoir découvert après sa mort la manière dont son mari fonctionnait : « À chaque société qu'il reprenait, il remettait son patrimoine personnel en jeu. Il faisait un va-tout, comme au poker. Tapis ! C'est le cas de le dire. Tout ça, je l'ai su après. Pendant des années, je le voyais qui redressait des affaires, je lui faisais confiance. Je ne me suis jamais occupée de cela. Quand on nous a mis en liquidation, la première fois, j'ai découvert que j'avais une part dans le groupe Tapie, je ne le savais pas. » Elle ajoute : « Tout lui réussissait jusqu'à ce qu'il entre en politique. » Ah ! la politique... Selon elle, c'est elle qui a fait basculer leur vie. Du mauvais côté. Elle ne comprend pas qu'après s'être battu comme un diable pour avoir Adidas, son mari lâche tout pour s'engager dans la vie publique. « Sinon, je ne serai jamais qu'un marchand de pompes alors que là je deviens un ministre au service de la France », lui dit-il en guise de justification.
Un cancer baptisé « Crédit lyonnais »
Lorsque le couple se fait attaquer dans sa maison de campagne, au printemps 2021, Bernard Tapie, déjà malade et amaigri, lance un moment à ses agresseurs : « Mais comment pouvez-vous me faire ça à moi qui ai passé ma vie à toujours vous défendre ? » Dominique Tapie se souvient : « Il était mortifié d'avoir été attaqué, lui, Bernard Tapie, ministre de la Ville qui avait défendu les banlieues. » Et de manière générale, à la fin de sa vie, il ne comprenait plus la société actuelle. Face à la maladie, face à ce cancer de l'estomac qu'il avait baptisé « Crédit lyonnais », Tapie là encore n'est pas comme les autres. Il se bat comme un lion. Refuse les antidouleurs ( « Il voulait garder son esprit vif, clair, c'était aussi une manière de garder la main » ) et Dominique Tapie se souvient qu'un jour, en lui rendant visite, après une opération, elle l'a trouvé en train de faire des pompes... Hyperactif. Excessif. Fantasque. Encore. Toujours. Sa mort a été évidemment comme « un grand vide » pour Dominique Tapie. « Et Dieu sait que parfois je n'en pouvais plus. Je m'éclipsais. J'adore lire, c'était impossible quand il était là. Il arrivait, il avait un avis sur tout. Il lui fallait un public, et j'étais tout le temps là. »
Dominique Tapie a tout le temps de lire, maintenant, mais cela lui « manque » . Il lui manque. Cela prend de la place, un ouragan.
Le Figaro