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Le football français dans les mains de Labrune
La priorité du nouveau président de la Ligue de football professionnel, après la défaillance du diffuseur Mediapro, est de sécuriser un nouveau contrat télévisuel pour une Ligue 1 asphyxiée économiquement
Quand Vincent Labrune lâche la présidence de l’Olympique de Marseille (OM) en 2016, Eric Hannezo n’a jamais vu son ami aussi fatigué depuis leur rencontre dans les couloirs de France 2, en 1994. « Il était lessivé, se souvient le producteur-réalisateur. La première chose qu’il m’a dite, c’était : “J’ai besoin de dormir.”Pendant cinq ans, Vincent avait été en alerte permanente. » Ces dernières semaines, Vincent Labrune – arrivé en stage à France Télévisions après un DEA d’économie – creuse de nouveau sa dette de sommeil. C’est en très grande partie sur lui que repose le sauvetage du football français, mis à mal par le défaut de paiement du groupe sino-espagnol Mediapro, principal diffuseur du championnat de France.
Le 10 septembre 2020, Vincent Labrune (49 ans) est sorti du bois pour ravir la présidence de la Ligue de football professionnel (LFP), après un modèle de campagne souterraine, à un Michel Denisot, le journaliste et ex-président de club (PSG, Châteauroux) arrivé pape au conclave. Ce jour-là, en costume chic mais, comme toujours, sans cravate, l’heureux élu ne jubilait pas face aux journalistes à l’entrée du Pavillon Kléber (Paris 16e). Ni questions ni joie excessive, il a délivré un bref discours emprunt de responsabilité et annoncé que son mot d’ordre serait « l’“unité” que doit retrouver le football professionnel français ». Il faut dire que le spectacle, au printemps 2020, de vaisselle sale envoyée à la figure entre présidents de club avait réussi à combler l’absence des matchs lors du premier confinement.
Quatre mois après son élection, l’ex- « M. Communication » de Jean-Luc Delarue au sein du groupe Réservoir Prod a réussi à fédérer la grande famille du football derrière lui. A circonstances exceptionnelles, unité exceptionnelle. Vincent Labrune, dont certains pouvaient railler le style décousu et voir en lui un intrigant plus malin que la moyenne, est aujourd’hui paré de toutes les qualités.
Pour un vieux sage comme l’ex-président de Lille, Michel Seydoux, « il est le meilleur président qu’on pouvait trouver par rapport aux circonstances ». Après lui avoir fait la courte échelle vers sa nouvelle fonction, Jean-Pierre Caillot, président du Stade de Reims, observe avec plaisir ses collègues soutiens d’autres candidats reconnaître « que Vincent est très à l’aise dans le costume ».
A commencer par Jean-Michel Aulas. En 2015, le patron de l’Olympique lyonnais (OL) donnait du « guignol » à son homologue marseillais, après un OM-OL tendu. Mais ça, c’était avant. Avant que Mediapro ne sombre, avant que Vincent Labrune n’exfiltre, dans des délais raisonnables, le mauvais payeur. « En tirant le maximum de ce qu’il pouvait tirer de cette boîte », juge Seydoux, à propos des 100 millions d’euros récupérés auprès du diffuseur.
Séducteur ? « C’est indiqué en ce moment »
Avant aussi de lancer un nouvel appel d’offres crucial pour les lots rendus par Mediapro – pour lesquels les candidats doivent répondre avant le 1er février – et qui met en jeu la survie de certains clubs. Aujourd’hui, « JMA » vante même « la fougue, le sang-froid et la jeunesse » du président de la LFP, qui a le bon goût de l’associer « à ses échanges ».
Comme à l’OM, Vincent Labrune prend de nouveau la lumière, « lui qui n’aime pas s’exposer, contrairement à ce qu’on pourrait penser », assure Eric Hannezo. « Il préfère rester dans l’ombre pour mieux faire passer ses messages », complète Olivier Fisch, ancien directeur de la communication à TF1 au début des années 2000, quand Vincent Labrune y était un consultant extérieur.
Derrière ses allures de dandy et ses cheveux mi-longs, ce faux dilettante soupèse ses prises de parole. Un entretien à L’Equipe, un autre au Journal du dimanche et c’est tout. Le patron de la LFP s’active surtout dans les coulisses et met à la disposition de la Ligue l’œuvre d’une vie : son réseau.
A une époque où le déjeuner d’affaires tenait lieu de sport national, Vincent Labrune était un convive apprécié, qui savait renvoyer la pareille au Peninsula, un cinq-étoiles parisien. « C’est quelqu’un d’attachant, de captivant dans la façon de présenter les choses », vante Bernard Joannin. A l’image d’autres patrons de club, celui d’Amiens l’a souvent sondé après son départ de l’OM.
Pendant quatre ans, l’ancien enfant de la télé a murmuré à l’oreille des présidents et tissé sa toile. A l’un, il conseille un entraîneur, à d’autres de miser sur le lucratif « trading » de joueurs. « C’est un type pas désagréable, un séducteur. Il rend des services et a toujours une histoire sympa à raconter, glisse un observateur privilégié du petit monde des présidents. Après, il connaît le foot mais sans toujours bien le comprendre. »
Séducteur ? « En ce moment, c’est indiqué de l’être quand vous devez composer avec 40 présidents de clubs, reprend Bernard Joannin. Vincent sait présenter les choses, être convaincant et il a l’avantage de connaître nos attentes pour avoir été lui-même président. » Une pierre dans le jardin de Nathalie Boy de la Tour, l’ex-présidente de la Ligue.
Un match contre le groupe Canal
En grand amateur de poker, Vincent Labrune sait « sur quelle main il faut jouer ou pas », remarque Olivier Fisch. Comme le matin de son élection, quand il jouait encore les indécis alors que le terrain avait été balisé par Jean-Pierre Caillot et deux autres amis présidents, Laurent Nicollin (Montpellier) et Loïc Féry (Lorient). Le coup gagnant avait été préparé depuis au moins janvier 2020, estiment certaines sources. Même un pro-Denisot comme Claude Michy (Clermont Foot) salue sa capacité à manœuvrer en coulisse : « Il a bien préparé sa candidature, sans l’ébruiter, c’est tout un métier. » Aujourd’hui, le président de l’UCPF, syndicat regroupant 18 des 20 clubs de Ligue 2, salue « son autorité naturelle ».
Pour l’instant, ce « roi fait dans l’ombre » – dixit Jean-Michel Aulas – et arrivé sans programme bien défini réalise le tour de force d’être un président qui consulte, tout en ayant instauré le silence dans des rangs autrefois agités. Parce qu’il a déjà travaillé avec le Groupe Canal+ – dont le président, Maxime Saada, prend soin de l’épargner entre deux obus envoyés sur un football français coupable d’avoir fauté avec Mediapro –, Vincent Labrune serait tout désigné pour négocier une solution raisonnable avec la chaîne cryptée, en position de force pour récupérer la Ligue 1 à bon prix. « C’est un homme de communication, enthousiaste et passionné. Je pense qu’il est compétent. En tout cas, il va falloir qu’il le soit car le sujet est très complexe », se persuade Jean-Michel Aulas.
Si Maxime Saada a bien affirmé, dans Le Figaro du 12 janvier, que le patron de la Ligue est « l’un des seuls à pouvoir restaurer la confiance » entre ces deux vieux partenaires brouillés, cela n’a pas empêché Canal+ de saisir la justice, le 25 janvier, pour contester l’appel d’offres de la LFP. Une audience a été fixée au 19 février. Le diffuseur historique de la Ligue 1 estime l’appel d’offres caduc sans la remise en jeu du lot de 332 millions d’euros par an – jusqu’en 2024 – que BeIN Sports lui sous-licencie.
Même la proximité amicale de Vincent Labrune avec Nicolas Sarkozy et, par ricochet, Vincent Bolloré, propriétaire de Vivendi, maison mère de Canal+, risque de se heurter à l’inflexibilité du milliardaire dans ce dossier. Alors, face à la position dominante de la chaîne cryptée, le dirigeant active ses connexions médiatiques pour donner du poids à un concurrent éventuel.Le nom d’Amazon circule pour se positionner sur au moins un des six lots.
Reste que sa première mission de président paraît délicate. Mais quand on se définit comme un spécialiste de gestion de crise, il s’agit « d’un superdéfi », positive l’ancien boxeur Brahim Asloum, dont Vincent Labrune gérait l’image au début des années 2000. «
En boxe, on dit : pour se faire un nom, faut battre un nom, poursuit le champion olympique. La réputation d’un boxeur se fait sur l’adversité. » A défaut de chercher le K.-O.,le patron de la Ligue doit d’abord éviter d’aller au tapis, au risque d’entraîner le football français avec lui.
Le Monde