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AJROUDI
UNE OMBRE AU TABLEAU
Si l’engagement et les convictions humanistes de l’homme d’affaires franco-tunisien semblent sincères, de sérieuses zones floues persistent sur son parcours. GUILLAUME DUFY (avec S. Ta.)
C’est comme ça et ça ne va pas changer. À chaque fois qu’un homme se dira intéressé par le rachat de l’Olympique de Marseille, le souvenir de Jack Kachkar (candidat en 2007 sans, finalement, en avoir les moyens financiers) remontera à la surface de la Méditerranée et stagnera dans le Vieux-Port tant que de solides garanties ne seront pas apportées. Frank McCourt a connu ce climat de défiance à son arrivée en 2016. Mohamed Ayachi Ajroudi (68 ans) n’y échappe pas non plus, lui dont le nom est sorti fin juin après que Mourad Boudjellal, ancien président du Rugby Club Toulonnais, a annoncé publiquement une proposition de rachat de l’OM par des investisseurs du Moyen-Orient.
Et si Ajroudi suscite autant de questions et de scepticisme, c’est aussi en raison de son parcours rempli de zones d’ombre. Né en Tunisie avant de débarquer en France à 15 ans, l’homme d’affaires serait riche. Très riche. « Plus que McCourt », assurent ses partisans. « Je ne suis pas dans ses comptes, mais ce que je sais, c’est qu’il vit comme un millionnaire et ça fait plus de dix ans que ça dure, professe Hassen Chalghoumi, l’imam de Drancy, proche de l’homme d’affaires. Il a un jet privé, une belle propriété en Tunisie. Je pense qu’il a vraiment les reins solides, sinon, il ne pourrait pas tenir. C’est impensable. » Des biens en Arabie saoudite, aux États-Unis, un jet privé, quelques sociétés immobilières dans le sud de la France, une ou deux dans la gestion de l’eau et de l’électricité.
Et une suite au George V, un des plus beaux palaces de la capitale. Il y a quelques jours, un habitué de l’hôtel nous a assuré que l’homme d’affaires avait une ardoise de 350 000 euros. La direction de l’établissement a refusé de commenter cette information afin d’assurer la sécurité de ses clients. Hier, en début d’après-midi, on lui a donc posé la question lors d’une conférence téléphonique organisée par Fabienne Guérin, la directrice de l’agence Muze qui gère la communication du projet de rachat. Ajroudi a éclaté de rire : « Vous pensez que si c’était le cas, le George V, qui est fermé en ce moment, me permettrait encore d’organiser des rendez-vous quand je veux… Cela fait trente ans que j’y descends. De toute façon, on entend beaucoup de choses à mon sujet. On entend même dire que je suis incapable de payer une facture d’hôtel à Djeddah (ville côtière en Arabie saoudite), ou que je n’ai même pas de quoi me payer un café. C’est comme ça. »
“Je crois que Monsieur Ajroudi a fait l’hélicoptère. Il a été blessé
Alain Marsaud, ancien député
Il a fait du George V, où son chapeau de cow-boy fait partie du décor, son hôtel, sa maison et son bureau. C’est là qu’il reçoit, qu’il négocie et conclut. Qu’il discute des heures avec les princes saoudiens, ses amis, ses financiers. Qu’il se dispute aussi. En 2004, une agression survient dans les couloirs cossus du palace. D’un côté, la victime, Ajroudi. De l’autre, Alexandre Djouhri, l’agresseur condamné, homme d’affaires franco-algérien, Laurent Obadia, un intermédiaire, et Alain Marsaud, ancien juge antiterroriste devenu député. Au centre du conflit, la création d’une filiale de Veolia au Moyen-Orient. Et donc de l’argent, beaucoup d’argent. Joint au téléphone, Marsaud raconte avec un vocabulaire imagé : « Je crois que Monsieur Ajroudi a fait l’hélicoptère. Il a été blessé. Je me souviens qu’il se disait porteur de capitaux étrangers dans le domaine du transport, du chemin de fer en Arabie saoudite. Je ne l’ai pas revu depuis. »
Incapable de payer un café, et incapable, selon quelques spécialistes du sport africain, de gérer un club de foot. Il s’est occupé un temps du Stade Gabésien, en Tunisie. Le club a été relégué. Sa gestion a été pointée du doigt. Il se défend. Et plutôt bien : « C’est un club que j’aide depuis vingt ans, j’ai fait le stade où l’équipe joue, je l’ai financé. Et je suis encore le sponsor. J’ai accepté de prendre quatre mois la présidence du club parce qu’il était en difficulté. C’était en 2018, en fin de saison. On a perdu trois points car la FIFA a estimé qu’on n’avait pas payé un transfert alors que j’ai réglé la note de 45 000 dollars. Et puis on a perdu trois points car il y a eu un problème contre l’Union Sportive de Ben Guerdane, le club du président de la Fédération tunisienne, Wadie Jary. Avec six points en moins, c’est dur de se maintenir. On est donc descendus. Mais ce n’était pas à cause de problèmes financiers. Et je suis encore président d’honneur. »
Icône de l’OM, Basile Boli aurait très récemment reçu un coup de téléphone de Gérard Depardieu. L’acteur aurait dressé un portrait peu reluisant de l’homme d’affaires, le décrivant comme un personnage peu fiable, incapable de tenir ses promesses, et donc de mener à bien son projet de racheter le club. Nous avons joint le comédien. Il a refusé de s’exprimer : « Je ne fais pas de papier sur lui », a-t-il lâché avant de raccrocher, agacé. Sur le compte Instagram d’Ajroudi, on voit pourtant de nombreux clichés de Depardieu qui est présenté comme un ami de la famille. Que s’est-il donc passé entre les deux hommes ? Sont-ils fâchés ? « Je ne suis fâché avec personne, jure l’homme d’affaires. Gérard est un ami, et je ne sais pas pourquoi il n’a pas voulu s’exprimer. Il est libre de ne pas le faire. »
Si Depardieu refuse de parler de son « ami », Francis Guisse, lui, a un problème avec Mohamed Ayachi Ajroudi. Cet ancien chef d’entreprise de Aix-Noulette a chuté de sa chaise en découvrant que son ancien collaborateur s’appropriait régulièrement la paternité de quelques inventions, dont Sportvert, une machine révolutionnaire qui permet la fabrication en un temps record de terrain de foot.
Un ancien collaborateur veut rétablir sa vérité
Guisse a même failli envoyer un communiqué à l’AFP pour rétablir sa vérité. Il ne l’a pas fait. Après nous avoir expliqué qu’Ajroudi avait participé à la commercialisation du produit au Moyen-Orient, et de manière brillante, il nous a fait savoir la chose suivante : « Concernant le brevet Sportvert que revendique Monsieur Ajroudi, voici le numéro du brevet, FR2563550, déposé à l’INPI par ma société Norgreen avec pour inventeur Francis Guisse. » « Ah bon, mon Dieu, il a dit ça ? C’est fou ça », rétorque Ajroudi, visiblement gêné. Il jure avoir participé directement à l’invention de cette machine, et des autres : un système d’attaches, un tunnelier et un système d’irrigation appelé Portube.
Sur cette dernière machine, Guisse tient à préciser quelques points : « Cela a été inventé par un Américain, un industriel texan, et un Français, Francis Butruille, a importé le procédé. C’est aussi simple que ça. Monsieur Ajroudi n’a rien inventé. La commercialisation du Portube a commencé en France à la fin des années 1970 alors que Monsieur Ajroudi n’a connu le produit qu’en 1984. » Une version que conteste le businessman. « Portube, c’est moi qui l’ai rendu plus performant, concède-t-il. J’ai adapté une machine qui existait déjà. J’ai repensé la machine. Moi, je suis un ingénieur hydraulique, et j’ai aussi travaillé sur le tunnelier et les attaches. J’ai financé les travaux. Il faut le dire, ça a été important dans ma vie. »
Un ingénieur hydraulique qui a fait ses études à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), à Liévin (Pas-de-Calais) et à Lille, et qui aurait décroché son diplôme à Polytechnique, à Lille. Dans cet établissement, aucune trace de Mohamed Ayachi Ajroudi. « Et il n’y a jamais eu d’option hydraulique », explique un ancien élève. Une nouvelle contradiction dans le parcours de l’enfant né à Gabès. « J’ai eu mon diplôme en 1976, je vais vous retrouver le nom de l’école. » « Mais c’est un brillant commercial, assure Guisse. C’était l’homme idéal pour exporter nos produits. »
“Il a toujours assumé, toujours tenu ses promesses
Hassen Chalghoumi, imam de Drancy
Un intermédiaire efficace, un homme de contacts, de réseau. Son carnet d’adresses serait impressionnant. « C’est un type créatif », décrit Jack Lang, le président de l’Institut du monde arabe. « C’est comme ça que je l’ai rencontré, poursuit l’ancien ministre de la Culture, notamment. Il est malin, inventif, a toujours plein d’idées. »
Des idées, des projets, des envies de pouvoir, de prouver qu’il peut. Une soif de reconnaissance, un désir de s’asseoir à la table des grands, des gens qui comptent et qui décident. Une visite de son compte Instagram est utile pour tenter de cerner un peu mieux la personnalité complexe du personnage : des photos avec Emmanuel Macron, avec Jack Lang, avec Olivier Poivre d’Arvor, l’actuel ambassadeur de France en Tunisie, avec François Hollande qui l’invite à l’Élysée pour la remise de la Légion d’honneur d’Arnold Schwarzenegger, avec le boxeur Floyd Mayweather... « Ce sont mes gosses qui sont très motivés, c’est eux qui font ça, justifie l’entrepreneur. Je ne suis pas là pour montrer ce que je fais, et je ne passe pas à côté de quelqu’un pour me prendre en photo avec lui… Je continue à avancer, je ne tiens pas compte de ce que peuvent penser les autres. Si je peux apporter quelque chose dans ce monde, un peu de tolérance. »
« C’est un humaniste, appuie Lang. Un homme très soucieux de l’écologie, de l’énergie. Il fait beaucoup pour le continent africain. Il est très engagé et c’est très appréciable. C’est un homme de convictions qui s’oppose à l’islam radical et politique. J’aime sa vision tolérante. Et c’est un bonheur de pouvoir échanger avec lui car il est très érudit et possède une connaissance parfaite de l’histoire de la Méditerranée. » L’ancien ministre l’a accompagné plusieurs fois en Tunisie.
Hassen Chalghoumi, l’imam de Drancy, compagnon de route spirituelle d’Ajroudi, a également effectué le voyage : « Moi, le foot, ce n’est pas trop ça, sourit l’imam, même si je suis allé voir un match à Gabès, avec lui. Peut-être que j’irai un jour au Vélodrome. » Chalghoumi, qui peine à comprendre la suspicion autour de son ami, n’oubliera jamais la main tendue alors qu’il traversait une sérieuse zone de turbulences. « C’était il y a dix ans, quand j’étais en difficulté. Il ne m’a jamais abandonné. Il est comme moi, contre l’islam radical, mais pour un islam modéré, pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Et financièrement, il m’aide sur quelques opérations, quelques dîners œcuméniques, notamment avec le grand-rabbin, ou pour l’iftar, qui est la rupture du jeûne. Un jour, je devais participer à une émission sur sa chaîne, Al-Janoubia TV. J’ai subi des menaces de mort, c’était très sérieux. Alors qu’on lui conseillait de me décommander, il a refusé. Il a toujours assumé, toujours tenu ses promesses. » Le fera-t-il encore en devenant propriétaire de l’OM ?