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Baston au George V, parade devant Depardieu et liens avec les Saoudiens
"Je possède une chaîne de télévision qui lutte contre l'islam politique. Je suis pour un islam dans une République laïque, je ne mets pas ma religion au-dessus de la République." Eh bé – comme on dirait à Marseille –, Mohamed Ayachi Ajroudi, l'homme qui se présente comme acheteur providentiel de l'Olympique de Marseille, sait parler aux défenseurs de la laïcité. Un peu plus et on lui proposerait un abonnement à Marianne. Mais que cachent les allures de cow-boy version bédouine de cet homme d’affaires, censées adoucir son image de porteur de valises des Saoudiens ? De lui, on ne sait rien, ou très peu. Il a détaillé son projet dans une interview au contenu surréaliste à l'AFP ce 30 juin, arguant qu'il n'était "l'intermédiaire de personne", invoquant un "projet méditerranéen", fait de "tolérance" et d'un tas de bons sentiments. Pourtant, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a de quoi douter qu'il soit l'homme qui ramène la seconde Ligue des champions sur le Vieux port. Et Gérard Depardieu lui-même peut en témoigner auprès des supporters marseillais.
L'ART DE L'EFFET D'ANNONCE
Les supporters de l'OM, justement, en ont vu passer des candidats au rachat de leur club, faux hommes providentiels et vrais marchands de sable. Ils ont appris à se méfier, depuis 2007 et Jack Kachkar : l'homme d'affaires canadien qui jurait pouvoir acheter le club à grands coups d'effets d'annonce, avant d'être condamné pour escroquerie. Mais il faut dire qu'ici, notre homme est bien accompagné, et a de quoi s'auréoler de crédibilité. Avant que Mohamed Ayachi Ajroudi ne sorte du bois pour dévoiler son identité, c'est Mourad Boudjellal qui annonçait ce vendredi 26 juin être porteur du projet de rachat de l'OM. Si l'ex-patron du RC Toulon n'est pas connu pour sa pondération, il a, lui, réellement connu le succès avec son club en écrasant le rugby français de 2013 à 2015.
Sur RMC, l'ancien dirigeant toulonnais a expliqué ce 26 juin être porteur d'une affaire avec "des fonds du Moyen-Orient, étatiques et privés, et qui proviennent du pétrole, de l'eau, de l'énergie". Plus précisément, selon des sources concordantes, le projet serait notamment basé sur des fonds saoudiens. L'enveloppe promise, allègrement diffusée sur les sites consacrés à l'actualité de football, à de quoi faire saliver les supporters : 300 millions pour le rachat du club, 200 millions pour le mercato d'été, et 200 millions pour éponger le "passif" de l’OM. Que sait-on de ces montagnes d'argent saoudiennes, supposément présentes sur un compte à la banque Rothschild ? Ils n'ont, selon la banque, aucune espèce d'existence, a raconté le magazine Challenges.
L'homme derrière ce projet nébuleux, Mohamed Ayachi Ajroudi, interroge tout autant. Il dit avoir travaillé dans des groupes de travaux pétroliers, fondé sa propre société d’ingénierie mécanique, et être aujourd'hui partenaire de plusieurs grandes firmes, dont Suez et les Constructions navales et industrielles de la Méditerranée (CNIM).
UNE VITRINE ET DES CASSEROLES
Cet apparent succès n'est pourtant pas sans zones d'ombre. Déjà, en 2004, Ajroudi l'entrepreneur disait représenter des intérêts saoudiens pour créer une filiale de Veolia au Moyen-Orient, comme le racontait Pierre Péan dans La République des mallettes, face, notamment, au sulfureux homme d'affaires Alexandre Djouhri à l'hôtel Georges V. Alors que les négociations calent, le premier accuse le second de racket – ce dernier aurait souhaité recevoir sans contrepartie 20% des parts sur la nouvelle filiale. Des accusations totalement mensongères pour "se venger du fait qu'on ne l'a pas pris au sérieux", rétorque Djouhri. Ajroudi ne lâche pas pour autant l'affaire et souhaite se porter acquéreur d'actions que Vivendi détient encore dans le capital de Veolia. Problème : c'est encore le pré carré de Djouhri. Qui laissera quelques hématomes et sept jours d'ITT à Ajroudi dans une chambre du Georges V, comme le racontait Libération à l'époque.
Plus que ces aventures dans le privé, la vraie vitrine de Mohamed Ayachi Ajroudi reste son compte Instagram. Il la joue Christophe Rocancourt oriental, et met en avant ses "amis" prestigieux à coups de hashtags cuculs : "#partage" "#sourire" "#simplicité". Emmanuel Macron serait son "frère", et Jack Lang son "ami".
POLITIQUE, TÉLÉ, FOOT : LE TRIPTYQUE POUR FAIRE PARLER DE SOI
Comment devient-on le "frère" du président de la République française après quelques apparents bons coups dans l'industrie ? "Ajroudi est l'archétype de l'homme d'affaires ambitieux du Maghreb : après quelques coups dans le business, il cherche à étendre son influence dans la politique, le football ou la télé. Sauf que lui, il s'est raté dans ces trois domaines", souffle un homme d'affaires qui l'a côtoyé peu avant le confinement.
En politique, Ajroudi semble avoir mené des aventures elles aussi fantasques. Sur son site, il assure avoir "longuement tenté d’infléchir les choix économiques et sociaux" du ministre de l’Intérieur tunisien Ali Larayedh, en poste de 2011 à 2013 avant de lancer son propre parti, le "Mouvement Tunisien pour la liberté et la dignité". Sauf que juste avant les législatives de 2014, il se retire des élections législatives au motif qu'il ne "court pas après les postes".
"Aux gens qu'il croise, il affirme que sa chaîne est la première du monde arabe, et que les décideurs ont les yeux rivés sur elle."
Mais Ajroudi ne se limite pas à la politique. En août 2013, il rachète Al Janoubiya TV. La chaîne sera fermée en novembre de la même année et ses équipements saisis pour une affaire de différend financier avec le propriétaire des lieux. Depuis, Ajroudi a été condamné en 2018 à un an de prison pour détention d'une arme et falsification de contrat au sein de la chaîne, avant d'être acquitté l'an dernier. "Aux gens qu'il croise, il affirme que sa chaîne est la première du monde arabe, et que les décideurs ont les yeux rivés sur elle", souffle, amer, un Franco-Tunisien du monde la culture qui a d'abord cru au personnage avant de le considérer comme un pur "mythomane". Vérification faîte, Al Janoubiya est en fait la dernière chaîne de Tunisie, avec une part d'audience qui ne dépasse pas 1%.
TECHNIQUE FAÇON OPA HOSTILE
S'il a échoué en politique et dans l'audiovisuel, Ajroudi n'hésite pas à se lancer dans un nouveau défi, cette fois dans le football. Sauf que là aussi le bât blesse : Mohamed Ayachi Ajroudi a démissionné du Stade Gabésien suite à une relégation en deuxième division en 2019, après une année passée à la tête du club. Lequel n'a pas été aidé cette année-là par un retrait de point infligé par la Fifa à cause d'une prime non payée à l'un de ses joueurs, sous sa présidence.
Malgré cet échec cuisant, pourquoi Ajroudi persiste-t-il dans le football, s’attaquant à un aussi gros morceau que l’OM ? "Marseille c'est l'équipe favorite au Maghreb, beaucoup de Tunisiens sont fans de l'OM, c'est une tradition ici : c'est l'effet Méditerranée", nous explique un homme politique et entrepreneur tunisien de tout premier plan. Qui voit en lui un bon homme d'affaires, mais s'étonne de la méthode employée : "Ces effets d'annonce sont très étranges : il parle avant de passer à la table des négociations, il fait les choses à l'envers, on dirait une OPA hostile…"
Car l'approche avec "effet waouh", Ajroudi ne la réserve pas qu'à ses négoces pour clubs de football et filiales privées. "Quand il avance sur un coup, Ajroudi applique la technique de l'effet de levier : beaucoup d'effets d'annonce pour polariser l'attention, la garder maintenue sur soi le plus longtemps possible, avant d'appliquer la stratégie de l'échec, comme il le fera avec l'OM. Être sûr de perdre, et reporter la faute sur le camp d'en face en passant pour le bon samaritain à qui on a mis des bâtons dans les roues", jure, effarée face à ce qu'il se passe avec l'OM, une personnalité du monde de la culture qui l'a côtoyé de près.
LA RENCONTRE SURRÉALISTE AVEC DEPARDIEU
Cela peut paraître surréaliste, mais avant le club marseillais, c'est l'acteur Gérard Depardieu qui a eu affaire à ces étranges méthodes d'approche. Nous sommes à l'été 2019 : via un démarchage dans le milieu du cinéma et ce qu'il dit être sa société de production, Ajroudi réussit à atteindre l'acteur légendaire de Cyrano de Bergerac. Il le veut comme acteur principal pour un film dont le cadre serait les somptueux décors tunisiens. Après une rencontre à Paris et le scénario consulté par l'acteur, sa courtoisie et sa bonhomie sous le bras, Gérard Depardieu acceptera jusqu'à l'invitation en Tunisie. Et prendra même quelques photos qui alimenteront le fil Instagram d'Ajroudi.
Pour avoir confiance, Gérard Depardieu voulait voir ce qu'Ajroudi avait à vendre de ses propres yeux. Après un vol en jet affrété par Ajroudi au Bourget, Depardieu est accueilli chez le Tunisien, dans son riad de Hammamet… au coeur de polémiques en 2017 pour avoir été agrandi illégalement, sur une forêt non constructible. Qu'importe, Ajroudi lui fait un tour du propriétaire, jure qu'un studio de cinéma y verra le jour et extrapole le nombre de ses chevaux : "C'est toujours comme cela avec Ajroudi, il dit toujours qu'il en a dix fois plus, à la blédarde", souffle un témoin des frasques d'Ajroudi. D'instinct, Gérard Depardieu ne sent pas bien le coup, mais se laisse aller à faire confiance au fantasque Franco-Tunisien : il faut dire que "Gérard" a encore bon espoir de pouvoir, grâce à lui, chanter Barbara en Tunisie. Et faire résonner les mots de son éternelle amie à Hammamet comme il le fait à travers le monde.
"Pourquoi pas, c'est bien l'Arabie saoudite ?"
Mais Ajroudi voit plus loin : lui qui prétend avoir Mohamed Ben Salmane tous les jours au téléphone promet à notre Obélix national que le prince héritier est prêt à tout pour le recevoir : "Pourquoi pas, c'est bien l'Arabie saoudite ?", lui répond, goguenard, Depardieu. L'acteur n'a pas froid aux yeux devant les pays au régime autocratique, lui qui a roulé sa bosse en Corée du Nord en 2018. Mais si Ajroudi lui promet un visa dans la seconde, il repoussera sans cesse l'échéance, rien ne se passera comme prévu. L'acteur finira par s’en lasser. En réalité, l'homme d'affaires aurait cherché à négocier son retour en grâce auprès des Saoudiens avec l'acteur français comme monnaie d'échange.
Car il plane un vaste mystère sur ces fonds saoudiens avec lesquels Ajroudi a l'habitude de promettre monts et merveilles. "En réalité, il a sans doute un sponsor saoudien, mais ses fonds ne lui permettent que des avantages en nature, de quoi se mettre en scène au bar du Georges V", peste un homme qui l'a côtoyé de près, désillusionné. Deux autres sources interrogées nous assurent que le rôle d'Ajroudi est celui d'un "concierge de luxe" pour les Saoudiens. Contacté par Marianne, Mohamed Ajroudi a refusé de nous répondre.
"SI UN NAVIRE EST PRIS DANS LA TEMPÊTE, IL FAUT BIEN QU'IL TROUVE UN PORT POUR S'ABRITER"
Et alors, ces étonnants propos sur la laïcité, qu'il a assenés à l'AFP ? "L'Olympique de Marseille est en croisade, une croisade pour la paix. Moi, je suis anti-islam politique, je possède une chaîne de télévision qui lutte contre l'islam politique. Ces intégristes en tout genre ne nous font pas de cadeau, ils essaient de marginaliser ma position. Je suis pour un islam dans une République laïque, je ne mets pas ma religion au-dessus de la République." A y regarder de plus près, ils tiennent déjà mal le côtoiement des Saoudiens, et correspondent à une "démagogie" pour se faire accepter des Français, estime-t-on chez ceux qui l'ont longuement pratiqué : "Cela fait partie de sa rhétorique : il a compris que ça se vendait bien en France et y va à fond."
La stratégie ne semble pour l'instant pas couronnée de succès. "Il n'existe aucune discussion de quelque nature que ce soit avec M. Ajroudi ou ses partenaires, contrairement à ce qui est rapporté dans les médias", explique actuellement le club phocéen. Qu'importe, Ajroudi continue de plus belle, et a littéralement affirmé dans la foulée que "tout est à vendre". "Avec Ajroudi, plus c'est gros, plus ça passe, et il n'hésite pas à accompagner cela d'une phrase ultra-clichée sur le sens de la vie et de la réussite. Avec à cette méthode, il s'offre une revue de presse grâce à des journalistes qui croient en ses fantaisies", souffle à Marianne notre spécialiste du bonhomme.
Dans le Figaro, ce 10 juillet, Ajroudi y va de ses grandes phrases façon "confidences", au Georges V, son lieu fétiche, pratique pour laisser fantasmer sur sa richesse. Bien qu'il n'ait rien de concret à apporter de plus, il se prend à faire rêver les supporters de l'OM sur l'arrivée de Zidane, "l'enfant du pays", en tant qu'entraineur. Récemment, il n'y est pas allé avec le dos de la cuillère dans ce style, s'adressant indirectement à Franck McCourt, l'actuel président de l'OM : "Il vend s'il est d'accord, dans tous les cas on reste amis, c'est un gentlemen's agreement. Si un navire est pris dans la tempête, il faut bien qu'il trouve un port pour s'abriter... " Que McCourt se rassure, s'il devient ami avec Ajroudi, il aura au moins l'honneur d'atterrir sur son compte Instagram.