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A l’Olympique de Marseille, une histoire à coacher dehors
Par Grégory Schneider — 29 mai 2020 à 18:46
L’Olympique de Marseille est un monde à part, où l’arrêt complet des compétitions depuis mars pour cause de coronavirus exacerbe la puissance médiatique - faute de voir les autres jouer - plutôt qu’elle ne la combat. Où de pseudo-investisseurs azéris rassemblent 600 millions d’euros avant de s’évanouir en un après-midi et où le président, Jacques-Henri Eyraud, chasse un nouveau directeur sportif sur le réseau professionnel Linkedin avec une longue tribune titrée «Le monde se transforme, l’OM aussi». Le club conserve surtout cette faculté sans pareil d’occuper le centre de l’échiquier quel que soit l’état de ses finances. Lundi, l’entraîneur portugais du club depuis mai 2019, André Villas-Boas, a expliqué qu’il ira au bout de son contrat (juin 2021) après avoir tiré les barbelés entre ses aspirations et sa direction.
Cette affaire s’est jouée partout : sur Linkedin, entre Villas-Boas et le propriétaire américain Frank McCourt mais aussi à la Commanderie, dans le vestiaire mais aussi à l’Union des associations européennes de football (UEFA), avec lequel le club, deuxième du championnat de France 2019-2020 et qualifié pour la Ligue des champions, a pris langue depuis des mois puisqu’il est sous la menace de sanctions pour non-respect du fair-play financier.
Pourquoi Villas-Boas a-t-il voulu partir ?
Lors des réunions avec son président, le natif de Porto a, à plusieurs reprises, laissé entendre qu’il n’était pas en phase avec sa direction. La «phase 2» du projet McCourt relayé par Eyraud consistant à réduire la voilure financière d’un club affichant un déficit dépassant la centaine de millions d’euros l’a quelque peu refroidi, ou du moins Villas-Boas l’a-t-il laissé croire. Eyraud ne lui avait pas caché la situation financière délicate de l’OM lors des négociations ayant mené à son embauche, en mai 2019. Pour la direction, le Portugais peut même s’estimer heureux puisque le président de l’OM lui avait indiqué que deux joueurs et non des moindres (l’attaquant Florian Thauvin, le milieu Morgan Sanson) avait des bons de sortie alors qu’ils sont finalement restés ; le Brésilien Luiz Gustavo quittant en revanche le club phocéen alors qu’Eyraud l’avait «vendu» à son coach.
Pour la direction marseillaise, Villas-Boas n’a jamais été pris de court : l’austère projet marseillais est bien celui qui a été vendu à l’entraîneur. Qui plaidait cependant que la qualification en Ligue des champions, tant par la surcharge de calendrier qu’elle implique (six matchs de très haut niveau en milieu de semaine entre septembre et décembre) que par la nécessité d’y être compétitif, oblige à redéfinir les contours du susdit projet. Ce faisant, Villas-Boas se présente comme le promoteur de l’ambition sportive du club. Ce qui représente un gain phénoménal en matière d’image au détriment de celle de sa direction, tant parmi les fans de l’OM qu’au-delà.
Le Portugais a également parfois publiquement lié son sort au directeur sportif Andoni Zubizarreta, qui a démissionné mi-mai. «On a plutôt eu l’impression qu’il se réservait un joker qu’il pouvait utiliser ou pas si d’autres considérations le poussaient à partir», explique un proche d’Eyraud. Au-delà de l’estime sincère les liant, Zubizarreta et Villas-Boas ne voulaient pas de l’organigramme déroulé par leur président sur Linkedin et comportant un «head of football» et un «head of business», dans l’air depuis près d’un an et qui raccourcissait de fait la sphère d’influence sportive des deux hommes. Zubizarreta est parti, Villas-Boas s’est désarrimé de lui.
Pourquoi Villas-Boas a-t-il changé d’avis ?
Il existe deux versions : une pour chaque camp. Au club, on reste persuadé que Villas-Boas a testé le marché depuis le Portugal, où il a passé son confinement. Par ailleurs, le Portugais ne comptait pas non plus s’asseoir sur sa dernière année de contrat dans les Bouches-du-Rhône, où il était aussi comptable du sort des six adjoints qu’il a fait venir avec lui en France. Or Eyraud a toujours fait savoir qu’il était hors de question qu’il lâche un euro en cas de rupture avec l’entraîneur des vice-champions de France. Ce qui dessine en creux une décision de rester gouvernée par le pragmatisme et l’ambition sportive. Diriger une équipe disputant la Ligue des champions à venir n’étant pas à dédaigner pour un coach à la relance depuis son exil russe (au Zénith Saint-Pétersbourg) entre 2014 et 2016.
L’autre version, éminemment romanesque, est celle d’un entraîneur que ses joueurs adorent et auquel ils envient sa liberté de ton et de manœuvre, un coach qui décide d’accompagner ses ouailles jusqu’à un front européen figurant, pour les meilleurs d’entre eux (le gardien de 35 ans Steve Mandanda, l’attaquant de 33 ans Dimitri Payet), le dernier challenge d’envergure de leur carrière. Cette explication a le mérite d’être raccord avec les deux piliers, établis, de la saison marseillaise. Le premier : un pacte de joueurs se promettant de reconstruire une saison décente après le crash de l’exercice 2018-2019 et décidant, contre l’avis d’une direction qui les propose partout en embauchant même en janvier un spécialiste du marché anglais (Paul Aldridge), de s’accrocher à leur contrat et de rester à toute force sur la Canebière. Informé très tôt de la position de son vestiaire, Villas-Boas a décidé cet hiver d’accompagner ses hommes dans ce projet, mettant devant la presse son avenir dans la balance à la mi-janvier et empêchant de facto Aldridge de lâcher qui que ce soit. A ce jour, ce dernier n’a pas réalisé une seule vente.
Second pilier : vu du club, ce n’est pas Villas-Boas qui tient le premier rôle mais son vestiaire, ses joueurs cadres, auquel un proche du groupe prête l’intention «d’une sorte de vendetta» contre leur entraîneur précédent désormais en poste à l’Olympique lyonnais, Rudi Garcia, publiquement traité de «menteur» par Payet et Sanson cet hiver. «Si les joueurs avaient voulu voir les choses différemment, Villas-Boas les aurait accompagnés différemment», explique ce même proche, mettant bel et bien le vestiaire à l’origine de tout ce qui se passe sur le terrain et en coulisses cette saison. Pour Villas-Boas, l’affaire n’a rien d’infamant : il n’est pas interdit de penser qu’un entraîneur a très précisément pour fonction de mettre les choses en œuvre pour que les joueurs réalisent leur projet. Partant, l’opposition entre le coach portugais et Eyraud, pour pratique qu’elle soit, est une manière de leurre médiatique. C’est en fait une divergence de vues entre les joueurs et l’actionnaire américain, dont Eyraud déroule la feuille de route, qui dessine le paysage marseillais.
Les joueurs peuvent-ils remporter la partie ?
Pour cause de coronavirus, Eyraud a remis à plat le barème de primes décidé en début de saison. Un agent nous a affirmé que le président de l’OM avait conditionné le versement de la prime initiale ou quasi à un joueur si celui-ci acceptait d’être transféré. A la froide lumière du XXIe siècle, il apparaîtrait invraisemblable qu’un actionnaire se fasse tordre le bras par ceux qu’il paye, à Marseille ou ailleurs. Mais on est dans le foot, un monde où les joueurs figurent comme actifs dans les bilans comptables.
Ceux-ci ont aussi des contrats : cet hiver, Sanson n’a même pas voulu écouter ce que le club lui proposait. L’équipe marseillaise est très, très fragile : une quinzaine de joueurs compétitifs tout au plus et la certitude - actée par la direction - que ceux qui partiront n’ont aucune chance d’être remplacés par des joueurs d’égale valeur, mesures d’économie obligent. Les plus désireux de poursuivre l’aventure en cours (Mandanda, Payet, le défenseur espagnol Alvaro, Thauvin) ne sont pas ceux qui seront les plus attaqués sur le marché des transferts. Et quid du défenseur croate Duje Caleta-Car, ou encore des défenseurs Boubacar Kamara et Bouna Sarr, si une grosse offre assortie d’un salaire multiplié par cinq leur était soumise ? Payés à la commission, leurs agents respectifs pousseraient à la roue. Résister à Eyraud est une chose : le patron de l’OM n’a pas bonne presse dans le vestiaire, tant pas sa méconnaissance des codes du foot (et du foot tout court, il a par exemple proposé dans le passé que les buts inscrits depuis l’extérieur de la surface comptent double) que pour sa propension à négocier séparément (et durement) avec chaque joueur sur le salaire et les primes. Résister au marché en est une autre : une carrière est courte et tous les joueurs ne bénéficient pas des conditions salariales d’un Mandanda (4,2 millions d’euros annuels) ou Payet (6,6 millions d’euros).
Et la Ligue des champions ?
L’Olympique de Marseille négocie depuis des mois avec l’UEFA, qui a le pouvoir de sanctionner le club phocéen pour cause de déficits répétés. Du côté de l’instance, on a parfois eu la sensation étrange que le club s’accommoderait d’une exclusion pure et simple pour l’édition prochaine. Elle aurait le double mérite du point de vue des dirigeants phocéens de les sortir des radars de la Fédération européenne (échappant ainsi à une probable amende) et d’économiser les primes d’accessions à la Ligue des champions dues aux joueurs. Tout en les poussant à partir.
Une hypothèse cataclysmique, qui rendrait fou l’écosystème hexagonal du foot (fans, instances, joueurs, diffuseurs) et à laquelle l’UEFA, qui a exclu Manchester City de toute compétition européenne la saison prochaine pour dissimulations et mensonges au moins autant que pour non-respect du fair-play financier, refuserait de souscrire tant elle ternirait le prestige de sa compétition reine.
Quand on lui a soumis l’impression mitigée laissée par ses dirigeants à l’UEFA, le club a contesté avec vigueur : hors de question de jouer la politique du pire dans ces proportions, la tendance étant même de reporter d’éventuelles sanctions liées au fair-play financier à la saison 2021-2022, ce qui permettrait à l’équipe actuelle de vivre son ambition cet automne. Avec Villas-Boas à sa tête. Et quels joueurs ? Un départ important peut avoir un effet domino, le côté «ou personne, ou tout le monde» tenant en partie le vestiaire. Si la paralysie due à l’arrêt des compétitions se propage jusqu’au marché des transferts, ce sera plus simple. D’ici septembre, tout ce beau monde vivra cependant sur un fil.