FOOTBALL LEAKS, SAISON 2 - ENQUÊTE
Un virement de l’AS Monaco plombe Frédéric Thiriez
21 NOVEMBRE 2018 | PAR ANTTON ROUGET ET MICHEL HENRY
En plein conflit fiscal avec la Ligue de football, l’AS Monaco a rémunéré le cabinet d’avocats du président de la LFP Frédéric Thiriez. « C’est malheureusement exact », confirme l’intéressé. Deux mois après le versement, le club a obtenu un accord favorable.
Sur les terrains de football, l’AS Monaco touche cette saison le fond du classement de Ligue 1. Mais il est un sport dans lequel le club de la principauté ne risque pas d'être détrôné : le lobbying. Depuis qu’il a fait son grand retour sur le devant de la scène du football français, l’ASM sauce Rybolovlev, cet oligarque ayant investi plus de 300 millions d'euros dans le club, a lancé une grande opération séduction à l’attention des représentants du football français.
Ce fut particulièrement le cas pour la saison 2013-2014. Cette année-là, Monaco doit absolument calmer les ardeurs de ceux, présidents de club en tête, qui considèrent que les avantages fiscaux de la principauté biaisent la concurrence en championnat.
Les Football Leaks, obtenus par Der Spiegel et analysés par Mediapart et ses partenaires de l’EIC, montrent comment l'ASM a su amadouer plusieurs dirigeants des instances nationales. Ils révèlent aussi les relations d'affaires nouées entre le club et le cabinet d'avocats de Frédéric Thiriez, président de la Ligue professionnelle (LFP) de 2002 à 2016, et avec le vice-président de la LFP, le Lyonnais Jean-Michel Aulas.
La contestation sur les avantages fiscaux de l'ASM a dégénéré en 2013 et s'est muée en crise avec la Ligue. Sous la pression de plusieurs dirigeants voyant Rybolovlev (Rybo) aligner les millions pour acheter des joueurs de calibre international, la LFP a d’abord exigé, en mars 2013, du club de la principauté qu’il déménage son siège social en France, histoire de s’acquitter des mêmes obligations sociales et fiscales que les autres équipes.
À défaut, la présidence de la Fédération française de football (FFF) réclame que l’AS Monaco verse à la Ligue 200 millions d’euros en deux ans en guise de compensation. Le montant est jugé inacceptable par le club de la principauté. L'ASM s'active sur tous les fronts, juridiques comme politiques, pour conserver son avantage. Les enjeux sont considérables : pour un joueur comme l'attaquant colombien Falcao, qui touche 500 000 euros net par mois, le club paie… 501 804 euros en brut.
Pour se défendre, l'ASM s’entoure des meilleurs juristes, en faisant notamment appel aux services de l’un des plus grands cabinets d’avocats d’affaires de Paris, « Darrois Villey Maillot Brochier », un habitué des batailles administratives au sommet. Selon des documents consultés par Mediapart dans le cadre des Football Leaks, ce dernier a facturé à l’ASM quelque 300 000 euros d’honoraires, rien que pour la période la plus chaude, allant de septembre 2013 à janvier 2014.
Mais c’est un virement à un autre cabinet d’avocats qui pose question. À partir de novembre 2013, selon nos informations, le club monégasque a fait appel, dans un dossier devant le Conseil de cassation, au cabinet Lyon-Caen/Thiriez. Or Me Frédéric Thiriez, l’un des deux avocats associés de ce cabinet, n'est autre que le président de la Ligue de football professionnel qui, à ce moment-là, a le sort de l’AS Monaco entre les mains.
Interrogé par mail par Mediapart, Frédéric Thiriez ne sous-estime pas la gravité de la situation : « J’ai été extrêmement surpris de lire sous votre plume que le cabinet auquel j’appartiens aurait accepté de représenter l’ASM et en aurait perçu des honoraires. Vérification faite, c’est malheureusement exact. » L'ancien président de la Ligue, en poste de 2002 à 2016, dit s'être pourtant « naturellement interdit de traiter le moindre dossier concernant le football. Mon cabinet s’est déchargé de toutes les affaires, y compris celles en cours, auprès d’un confrère »
Mais la mission pour l'ASM aurait été acceptée par son associé, dans son dos. « J’ignorais jusqu’à ce jour l’existence de ce dossier, qui ne concerne pas le département dont je suis responsable au cabinet (le droit public) et puis vous assurer que, si mon associé m’en avait parlé, comme il aurait dû le faire, je n’aurais évidemment pas accepté que notre cabinet s’occupe de cette affaire », ajoute Frédéric Thiriez. Le président de la LFP tient à rappeler que « si certaines de mes décisions ont pu être critiquées – et c’est normal –, il est un point sur lequel personne ne m’a jamais mis en cause, c’est ma rigueur et mon intégrité ».
Un document de l'ASM fait état de deux virements en novembre 2013 et février 2014 en direction du cabinet Lyon-Caen/Thiriez, pour un total de 9 000 euros. La somme est faible, mais s’ouvraient aussi pour le cabinet les perspectives d’entamer une relation pérenne auprès d’un club et d’un président richissimes, aux multiples contentieux.
© Ulys
La transaction a lieu en pleine négociation de la transaction Ligue-ASM, alors que d’après les documents en notre possession, Frédéric Thiriez était considéré comme le « dernier obstacle » de taille dans les discussions avec Monaco.
Le 13 septembre 2013, dans un article titré « AS Monaco, seule contre le reste du football français ? Pas si sûr », Le Parisien révèle que « la perspective d’un arrangement financier à l’amiable entre le club monégasque et ses homologues français » est désormais « dans tous les esprits ». Willy de Bruyn, l’homme qui a participé à l'introduction de Rybo à Monaco, réagit dans un message interne à plusieurs dirigeants : « Le train est en marche. La méthode diplomatique aussi… » Ensuite, il écrit à Tetiana Bersheda, administratrice de l'ASM, et Vadim Vasilyev, vice-président du club : « J’espère que vous partagez ma satisfaction. […] Il est aujourd’hui clair que le dernier obstacle est Thiriez. Mais… la dream team des 3. Les gladiateurs vont dealer avec lui !!! » Bersheda adhère à « 100 % ».
Deux mois plus tard, un virement est effectué au cabinet d’avocats de celui qui était perçu comme « le dernier obstacle ». Puis deux nouveaux mois s’écoulent lorsque, le 23 janvier 2014, le président de la LFP annonce lui-même à Willy de Bruyn qu’un accord est envisageable, et qu’il a été validé avec la FFF et la présidence de la République. « J’ai l’accord de Le Graët sur la transaction. Donc ne traînons pas. Et l’Élysée approuve aussi. J’y étais ce matin », prévient-il par SMS, avant de faire voter la décision en conseil d’administration le soir même. « Pourquoi l’Élysée ? Parce que les relations entre la France et la Principauté, vous le savez, font en quelque sorte partie du “domaine réservé” du président de la République », explique aujourd'hui Thiriez (relire notre enquête sur le lobbying mené par un conseiller du prince).
Monaco s’engage donc, via un protocole transactionnel signé avec la Ligue, à verser 50 millions d’euros sur deux ans, là où la Fédération française de football (FFF) en avait initialement demandé quatre fois plus.
Cependant, moins de trois semaines plus tard, sept présidents de club (PSG, Bordeaux, Lille, Marseille, Montpellier, Lorient et Caen) contre-attaquent en annonçant « une action contentieuse contre ce qui apparaît comme un arrangement précipité, peu transparent et insuffisant ».
Thiriez éructe. Contre Nasser Al-Khelaïfi, le président du Paris Saint-Germain, cosignataire du texte, d’abord. « Lorsqu’il est allé à Monaco, il s’est réjoui de la présence de l’ASM en Ligue 1, soulignant devant le prince Albert que cela valorisait beaucoup le championnat. Cela ne l’a pas empêché d’attaquer l’accord devant le Conseil d’État… Joli double langage ! », dénonce-t-il dans un message à Vadim Vasilyev.
Le président de la Ligue s'en prend aussi au président de la FFF, Noël Le Graët, lui « qui était présent au conseil d’administration téléphonique » et s’est alors « prononcé clairement en faveur de l’accord avec l’ASM ». « C’est après avoir eu connaissance de la lettre des contestataires qu’il a critiqué cet accord… bel exemple de courage ! », s’indigne Thiriez.
Par portable, Frédéric Thiriez va jusqu’à transmettre des éléments de langage à Vasilyev, pour qu’il défende la position de l’AS Monaco, « si cela peut vous être utile ! ». L’argumentaire, qui tient en huit points, vise notamment à soutenir que l’accord transactionnel est « satisfaisant ». Frédéric Thiriez préconise de diffuser l’idée suivante : « Si certains, en France, trouvent le chiffre de 50 millions insuffisant, d’autres à Monaco le trouvent excessif ! C’est la preuve qu’il est équilibré ! » L’ASM ne pouvait décidément trouver meilleur avocat.
Thiriez justifie aujourd'hui sa position : « Il est possible, mais je ne m’en souviens pas, que j’aie adressé cet argumentaire à Willy de Bruyn, mais je ne vois pas en quoi une telle communication serait critiquable, dans la mesure où, forts du vote du conseil d’administration, nous avions signé la transaction, qui engageait la LFP et l’ASM. »
La société d’Aulas signe un contrat avec l’ASM
À défaut de convertir tous les présidents de club, l’ASM s’est rapprochée d’une bonne partie d’entre eux, notamment les plus puissants. À commencer par le plus influent, le président de l’Olympique lyonnais.
Comme avec Thiriez, le club va mêler relationnel, intérêts footballistiques et business personnel. Du 2 au 6 juin 2014, Jean-Michel Aulas est invité, avec sa femme, au 25e anniversaire de Katia Rybolovleva, la fille du milliardaire de l'ASM, sur la somptueuse île de Skorpios, un bijou au large de la Grèce que son père lui a offert pour quelque 113 millions d’euros. Il déclare aujourd'hui ne pas avoir voulu s'y rendre.
Un an plus tard, en mai 2015, le club monégasque choisit pour prestataire la société d’informatique Cegid, entreprise fondée et présidée par Jean-Michel Aulas, par ailleurs administrateur de la Ligue de football.
Interrogé par Mediapart, le patron de l'OL banalise cette relation d'affaires : « Je n'ai pas participé directement à la relation commerciale avec l'ASM/Cegid, car nous avons plus de 80 000 clients dans le monde et le contrat de l'ASM représente un chiffre d’affaires minime non significatif pour Cegid. » Aulas précise aussi que son entreprise travaille pour d'autres clubs de Ligue 1. Il ajoute que s'il a transmis la demande d’informatisation de l’ASM « en date du 4 mars 2013 par mail à Patrick Bertrand, Directeur général de l’activité », il ne s'en est pas « occupé directement par la suite ». « Le coût de ce software est seulement de quelques milliers d’euros », complète-t-il.
Le président de l’OL semblait auparavant bien plus concerné par le dossier, lorsqu'il remerciait directement son nouveau client en 2015 : « Merci Vadim [Vasilyev] de ta décision, nous sommes très fiers de devenir le fournisseur de l’AS Monaco », écrivait Aulas par mail, en transmettant « à Dmitri [Rybolovlev] tout [son] respect et [son] amitié ». « Je vous propose de trouver une date dans l’été pour que nous puissions, à Monaco ou à St Tropez, fêter cet heureux événement et le retour de l’OL à vos côtés à l’UEFA [Lyon vient d’assurer sa qualification en Ligue des champions – ndlr] ! », ajoute Jean-Michel Aulas. Le président rhodanien assure aujourd'hui qu'il n'y a eu aucune célébration de ce genre.
© Ulys
La relation entre l'OL et l'ASM avait pourtant mal commencé. Dès 2004, bien avant l’arrivée de Rybo en principauté, Aulas tirait à vue sur Monaco. « C'est le football de la défiscalisation qui est en demi-finale », déclarait-il cette année-là à l’AFP, après la qualification de Monaco dans le dernier carré de la Ligue des champions.
Le président lyonnais confirmera ensuite ce point de vue à plusieurs reprises. En témoigne sa position en novembre 2012 : « Il est temps de remettre en cause des avantages dépassés, défendait-il dans Le Figaro. À l'heure où le fair-play financier veut baisser les inégalités de fonds propres entre clubs européens, la même équité devrait s'appliquer sur le plan fiscal. » Dans le même entretien, Jean-Michel Aulas s’interrogeait : « Pourquoi Monaco continuerait à profiter de la mutualisation des droits télévisuels et marketing de la Ligue ? »
Progressivement, les concurrents déloyaux monégasques que le président lyonnais décriait tant se sont transformés à ses yeux en potentiels alliés. « Je pense que nous pourrons nous aider réciproquement », écrit Aulas aux dirigeants de l’ASM, début juin 2013, après un rendez-vous à Genève avec Tetiana Bersheda, qui a été présentée au président lyonnais comme la représentante de Rybolovlev pour les « questions politiques ». Ce rendez-vous « n’avait rien à voir avec la position de l’ASM, et était plutôt d’ordre privé », explique Aulas à Mediapart.
Le patron de l’OL préconise à ce moment-là d’échanger des « informations stratégiques très importantes » afin de « préparer les assemblées et conseil » de la LFP de la semaine suivante. Aulas en profite pour évoquer la situation de plusieurs de ses joueurs, alors que son club se doit « d’effectuer un transfert avant la fin de l'exercice 2012-2013 pour respecter sa stratégie financière ».
Moins de trois semaines plus tard, l’ASM renfloue les caisses de Lyon en achetant l’attaquant Anthony Martial, 17 ans, pour 5 millions d’euros. Vadim Vasilyev en personne accorde aussi au club rhodanien une clause lui garantissant un intéressement de 20 % sur la prochaine revente du joueur. Non négligeable, quand on sait que Martial sera revendu 80 millions d’euros à Manchester United deux ans plus tard.
La transaction « nous permettait effectivement de pouvoir répondre aux exigences du FFP [financial fair-play – ndlr] de l’UEFA », confirme Aulas.
Au même moment, Tetiana Bersheda lui transfère une série d’arguments visant à démontrer « les faiblesses de la position de la Fédération » dans son réquisitoire contre les avantages fiscaux de Monaco. Efficace : après avoir ferraillé pendant des années contre son concurrent, Aulas retourne sa veste en quelques mois. « À titre personnel, je pense que nous avons été un peu vite en besogne sur ce dossier », finit-il par regretter publiquement, en septembre 2013.
Cinq ans plus tard, le patron de l'OL justifie son changement de pied : « Vous n’ignorez pas qu’en qualité de vice-président de la LFP de l’époque, j’ai assisté à la discussion entre l’ASM et la Ligue. L’ASM a formulé un certain nombre de propositions concrètes permettant de dédommager les clubs ne bénéficiant pas des avantages fiscaux de l’ASM. C’est au vu de cette proposition qui se chiffrait en plusieurs dizaines de M€ que j’ai accepté de soutenir la proposition du président Thiriez dès lors qu’elle était étayée juridiquement. » Il assure que la transaction pour Anthony Martial n'a rien à voir avec son changement d'opinion : « Le transfert de ce joueur est sans lien avec mon soutien précédemment évoqué. Preuve en est la plus-value significative réalisée par l’ASM quelques années plus tard. Cette cession a été bien plus avantageuse pour l’ASM, qu’elle ne l’a été pour l’OL. »
Jean-Michel Aulas n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Le club de la principauté a cherché à retourner un à un les réfractaires à ses arguments. Et il fallait se montrer convaincant. Car sur le fond, les raisons ne manquent pas de s’élever contre les exonérations dont bénéficie le club du Rocher, où les joueurs étrangers – sauf les Espagnols (et les Français, qui restent soumis à l’impôt en France) – sont exonérés d’impôts sur le revenu.
De la même manière, les taxes sociales sont plafonnées à 22 000 euros par an pour les cotisations salariales et 43 000 euros par an pour les cotisations patronales.
Cette situation a d’ailleurs provoqué une violente charge de Noël Le Graët, le président de la Fédération française de football (FFF), en avril 2014. « Le système les arrange tellement, aucun métier ne permettrait ça. Je suis dans la grande distribution, j'imagine une enseigne qui ne paie pas d'impôts quand toutes les autres en paient », dénonçait-il dans une interview à l’Agence France-Presse. Le patron de la FFF se montrait clair sur le fait que « Monaco est un paradis fiscal, même si on n'ose pas le dire ». « On n'est pas égalitaires dans la compétition. Est-ce qu'il y a un pays en Europe où un club ne paie pas les mêmes impôts que les autres ? Des clubs ont investi pour des stades et ils ne peuvent jouer que la troisième place [derrière Paris et Monaco – ndlr]. Je comprends qu'ils aient un coup de blues », concluait-il.
Le président de Valenciennes se met en quatre pour l’ASM
Ces arguments ont longtemps été soutenus par la majorité des présidents de Ligue 1. Mais c’était compter sans le pouvoir de persuasion de la dream team de l’ASM, composée de Willy de Bruyn, Vadim Vasilyev et Tetiana Bersheda. Les trois proches de Rybo, qui ont tous œuvré à l’atterrissage de l’oligarque sur le Rocher, ont cartographié les positions des membres de la LFP pour les convaincre un à un.
Prenez Jean-Raymond Legrand, patron dans l’agroalimentaire, mais surtout président de Valenciennes de 2011 à 2014, juste avant que le club fétiche de l’ancien ministre Jean-Louis Borloo soit placé en redressement judiciaire. Le mandat de Legrand a principalement consisté à rechercher de l’argent frais pour sortir du rouge les finances du club. Et il a trouvé en l’AS Monaco et son (très) riche propriétaire un allié de circonstance.
Le 27 janvier 2014, il fait part à Vadim Vasilyev, le numéro 2 de l’ASM, de la situation délicate de son club. « Vadim mon ami, comme je t’ai dit je suis en grande difficulté à compter du mois de février si je ne vends pas pour 2 000 000 euros un joueur au mercato d’hiver et donc avant le 31 janvier et je risque la faillite. Ce que je te dis c’est vraiment PERSONNEL ET CONFIDENTIEL je sais que je peux te faire confiance et je ne peux le faire qu’à toi dans le foot !!! » Au pied du mur, le président valenciennois insiste : « J’ai vraiment besoin que tu m’aides une dernière fois pour sauver mon club et moi ! […] J’espère que tu vas m’aider mon ami. Il n’y a que toi pour m’aider aujourd’hui ! Merci de me donner ta réponse mon ami. » Signé : « Ton vrai ami !! »
Vadim Vasilyev, le vice-président et directeur général de l'AS Monaco. © Reuters
Plusieurs semaines durant, Jean-Raymond Legrand a appelé l’ASM à la rescousse de son club, au bord du dépôt de bilan. Le 4 mars 2014, le président nordiste relance son « ami » monégasque : « Je suis très mal si je ne trouve pas une solution pour trouver un peu d’argent très rapidement. Comme tu le sais il n’y a que toi pour m’aider. J’espère que tu vas pouvoir m’aider sinon je suis fini. » Le 27 mars 2014, à 10 heures, Legrand écrit une nouvelle fois en urgence tandis que la pression des banques se fait encore plus pressante. « Mon ami, Je suis vraiment embêté d’insister mais sans ton aide je ne pourrai pas finir la saison ! », annonce-t-il à Vasilyev, tout en rappelant son « soutien sans faille à Monaco ». Concrètement, Jean-Raymond Legrand dit avoir « besoin d’un document pour [s]on rendez-vous avec la banque demain matin à 8 h 30 ».
À 14 heures, Vasilyev n’a toujours pas donné signe de vie ; Legrand panique. Il envoie un nouveau mail, en y joignant une lettre qu’il a lui-même rédigée et dans laquelle l’ASM promet d’acheter pour 6 millions d’euros le joueur Lindsay Rose, un défenseur âgé de 22 ans et en convalescence après une grave blessure au genou. « Peux-tu me faire ce courrier à en-tête de Monaco avec ça la banque me suivra jusque la fin de la saison. […] C’est la seule solution pour pouvoir continuer la saison et ne pas être en faillite », explique le Valenciennois. Moins de deux heures plus tard, le président Legrand insiste une dernière fois auprès de son interlocuteur monégasque : « La banque voulait absolument les 2 millions pour AVRIL mais si tu me fais le document demandé j’espère qu’elle me suivra quand même ! Je ne peux compter que sur un club ami et un ami que je défends toujours pour m’aider. Peux-tu me faire parvenir le document que je t’ai envoyé par mail ? Merci de bien vouloir me répondre mon AMI !!! »
Vasilyev renvoie enfin, dans la soirée, le fameux document – une promesse d’achat, sous conditions, à 6 millions d’euros – signé à Legrand, offrant ainsi quelques instants de répits à son « ami ». Le joueur Lindsay Rose, qui était évalué à 1,8 million d’euros à l’époque, n’a jamais pris la direction du Rocher. L'ASM a-t-il seulement eu l'intention de le recruter ? Vadim Vasilyev ne nous a pas répondu sur ce point.
Le président de Valenciennes est également membre du conseil d’administration de LFP et, depuis plusieurs mois déjà, Jean-Raymond Legrand s’était discrètement mis en marche pour défendre les intérêts du club de la principauté. « Tu sais que je ne lâcherai rien pour Monaco !!! », assumait-il en février 2014, après que Vasilyev a promis d’examiner le profil d’un joueur que Valenciennes souhaitait vendre pour renflouer ses caisses.
En juin 2013, Legrand a été jusqu’à transférer le contenu de conversations confidentielles de l’UCPF – l’Union des clubs professionnels de football, syndicat patronal représentant les équipes pro – aux membres de l'ASM. Ces échanges de mails montraient que plusieurs clubs planifiaient le boycott des matchs contre l’ASM lors de la saison suivante.
Interrogé par Mediapart, Legrand justifie son soutien : « Cela fait des années que Monaco était en championnat de France sans que cela ne pose de problème à personne. On n’a pas interdit les Qataris au PSG, et c’est normal, parce qu’ils font du bien au football français. Alors pourquoi interdire aux Russes de l’ASM de remonter en Ligue 1 ? Je n’ai pas changé de position là-dessus, j’ai toujours dit : si on voulait les empêcher de remonter en L1, il fallait leur dire avant l’achat du club. J’étais peut-être le seul au début à dire cela. Je me suis battu, c’était un dossier qui me tenait à cœur. Je suis très clair. J’ai ma ligne de conduite, de A à Z. »
Dans son sillage, plusieurs membres du conseil d’administration de la LFP se sont progressivement laissé convaincre par les arguments de l’ASM.
En 2013, le patron de l’AS Nancy-Lorraine, Jacques Rousselot, membre influent de la FFF, n’avait pas de mots assez durs contre les dépenses somptuaires de l’ASM lors du mercato estival : « Même s'il y a des avantages, il faut savoir être humble. Monaco a oublié cette humilité. On ne peut pas, comme ça, impunément jeter en pâture des millions et des millions d'euros à la face du football français », expliquait ce dirigeant emblématique, regrettant que « l'attitude des dirigeants monégasques n'a pas été de faire profil bas. Je n'ai rien contre Monaco et les gens qui réussissent. Mais quand on est un peu plus armé que ses collègues, il faut se mettre à la même hauteur qu'eux, et pas au-dessus ». Il est vrai qu’à l’époque, l’AS Nancy pouvait espérer un repêchage en première division à la place de Monaco, si la position du club de la principauté devenait intenable.
Caïazzo aide Monaco à préparer sa défense
Il n’en reste pas moins que deux ans plus tard, le président Rousselot conclut, le 28 septembre 2015, un « contrat cadre de partenariat » avec l’ASM en vue d’obtenir un soutien financier du club. Son principe est simple : l'ASM avance 2 millions d'euros au club de L2 en difficulté de trésorerie, et en échange, le club monégasque récupère une option sur cinq joueurs. Les 2 millions d'euros prêtés seront déduits du premier transfert effectué : Monaco bloque cinq joueurs, cela ressemble terriblement à de la TPO [tierce propriété], alors interdite. Et le deal donne lieu à un marchandage sur la valeur des joueurs, sans les
Jacques Rousselot écrit ainsi à Vasilyev : « Je suis heureux que tu me donnes un petit coup de pouce, néanmoins les valorisations des joueurs sont trop basses eu égard à la valeur de chacun d'eux… » Rousselot propose d'autres montants. « Pour Walter : 2 500 000 euros... Pour Lusamba : 3 200 000... Pour Lenglet, 2 500 000 euros, quant au petit Maouassa, je le retire de la proposition, si tu veux bien, c'est un crack certes mais il est encore plus jeune, il vient juste d'avoir 17 ans. » L'ASM propose moins : « Walter : 2,2 M€, Lenglet : 2,2 M€, Lusamba : 2,2 M€, Maouassa : 1,5 M€. »
Saisie en janvier 2016 de cet accord, la commission juridique de la LFP écarte toute infraction, sans cacher sa gêne. Elle estime « judicieux de fixer un cadre juridique » pour ce type d’accord dont la « multiplication pourrait être susceptible de porter atteinte à l'intégrité des compétitions » surtout si l'ASNL remonte en L1. La Ligue suggère alors de limiter le nombre de joueurs concernés, de limiter ces accords dans le temps, de les interdire entre clubs d’une même division, et d'obtenir l'accord préalable des joueurs concernés.
Le 9 septembre 2013, alors que se dessine la possibilité d’un accord avec la LFP, le Valenciennois Jean-Raymond Legrand transfère à Willy de Bruyn, administrateur de l’ASM, une liste des clubs présents au conseil d’administration de la LFP. Chacun des présidents y fait l’objet d’une appréciation sur sa position par rapport aux arguments de l’équipe de la principauté : « anti ASM », « avec nous », etc.
Dans le camp des « anti », ceux contre un accord transactionnel, sont référencées quatre équipes : l’Olympique de Marseille, Bordeaux, Lille et Lorient. Les pro-Monaco sont à trouver du côté d’Évian, Toulouse, Reims, Nantes, Rennes, Lyon, Ajaccio, tous « avec nous » selon Legrand, ainsi que son club de Valenciennes, évidemment. « Comme tu le vois nous ne sommes pas loin de la majorité absolue mais il faut continuer notre travail », poursuit le président nordiste, rappelant que l’ASM peut « compter sur [lui] pour y travailler et être près de vous pour avancer dans ce dossier qui [lui] tient à cœur ».
Les indécis sont encore nombreux, relève aussi Legrand : Paris, Nice, Sochaux, Bastia, Nice, Montpellier (« je pense possible avec nous mais à travailler »), Guingamp (« attention, [le président est le] gendre de Le Graet [le président de la FFF], donc à suivre de près ») et Saint-Étienne.
Le président des Verts, Bernard Caïazzo, « commence à changer et à revenir vers nous », se félicite Legrand. « Les avis se sont retournés. Moi je n’ai rien fait. Je pense qu’ils [les dirigeants monégasques] ont dû passer des coups de fil. J’ai été agréablement surpris. Je pense aussi que le président de la Ligue était pour arranger les choses », analyse auprès de Mediapart Legrand. De Bruyn explique : « La seule façon de convaincre les clubs de ne pas exclure Monaco de la Ligue était simplement d’énumérer les avantages qu’apporte le club sur le plan français et européen ainsi que de démontrer que les avantages fiscaux et sociaux étaient considérablement atténués par la situation particulière du club [faiblesse du sponsoring par exemple – ndlr]. »
Caïazzo confirme que « de Bruyn a joué un rôle important » : « il nous a dit : “Qu’est-ce que vous avez à gagner si l’investisseur s’en va de Monaco ?” On perd en achats de joueurs et en termes de droits télé ».
Lui aussi avait longtemps sorti l’artillerie lourde pour dénoncer la « distorsion importante » de concurrence née de la fiscalité monégasque. Mais le voilà désormais qui défend un compromis avec l’ASM, en expliquant qu’il vaut « mieux un mauvais accord qu’un long procès ». « Dans un premier temps, on a joué les méchants. On a su que jamais le gouvernement français ne nous suivrait. Que ça ne pouvait pas bouger sur le plan légal. Thiriez nous a dit : on n'aura pas gain de cause, soutenons l’indemnité », justifie-t-il aujourd'hui.
Une fois dans le camp monégasque, Caïazzo s’est activement mobilisé pour défendre les intérêts de Rybolovlev & Co. En septembre 2013, le présent stéphanois co-organise même, avec un prestataire de l’ASM, la présentation des arguments de Monaco devant les représentants des autres clubs de l’UCPF.
Avant l’assemblée, il participe à une réunion de travail avec les dirigeants de l’ASM dans le XVIe arrondissement de Paris, et va jusqu’à proposer ses propres modifications du document défendant la position de Monaco. Au même moment, Caïazzo rédige aussi un projet de lettre que l’ASM doit envoyer aux membres du conseil d’administration de la LFP.
Caïazzo joue aussi les entremetteurs, avec Jean-Pierre Louvel, président du club du Havre et de l’UCPF notamment, qu’il met en relation avec les dirigeants monégasques en juillet 2013 à l’Auberge de Noves (domaine du Devés), dans les environs d’Avignon.
Visiblement en confiance avec les dirigeants de l’ASM, Caïazzo transmet aussi des informations sur des activités connexes. Dans un message « confidentiel », le président de Saint-Étienne, qui est aussi membre du comité de pilotage de la procédure d'appels d'offres pour les droits télévisuels, adresse, le 4 avril 2014, une note relatant le déroulé de la journée d’appels d’offres des droits TV pour la Ligue 1. Il y livre même la position, pourtant discrétionnaire, de plusieurs membres de la commission. Ce qui provoque cette remarque de Willy de Bruyn, passablement remonté par la position de Nasser Al-Khelaïfi, président du PSG et de la chaîne de télévision qatarie BeIn Sport : « Le Moyen-Orient est toujours insondable, imprévisible et fourbe. » Pourquoi Caïazzo est-il allé si loin ? « Pour utiliser la voie diplomatique et faire avancer la négociation, il valait mieux être en bon terme avec eux. Pour les droits télé [la transmission des informations – ndlr], j’avais la volonté de montrer aux gens de Monaco qu’ils étaient concernés par ce sujet », justifie-t-il.
Tous ces efforts n’ont pas été menés en vain. Mais presque. Car la transaction amiable de 50 millions d’euros avec la Ligue a finalement été annulée en juillet 2015 par le Conseil d’État au motif qu’elle était « irrégulière et illicite », son projet n’ayant notamment pas été présenté aux membres du conseil d’administration de la LFP avant d’être voté. Bilan : l’ASM a été intégralement remboursé, et son statut fiscal est désormais totalement accepté, comme s’il s’agissait d’une banale particularité locale.
Réponse de M. Thiriez sur la relation de son cabinet avec l'AS Monaco :
Vérification faite, je dois à la vérité de confirmer vos informations, à ma grande surprise. Ceci mérite quelques explications. Lorsque je suis devenu avocat associé du cabinet Lyon-Caen en 1990, notre cabinet était le conseil habituel de la FFF et de la LFP, ce qui représentait un important volume de dossiers.
Lorsque j’ai été élu président de la LFP en 2002, je me suis naturellement interdit de traiter le moindre dossier concernant le football. Mon cabinet s’est déchargé de toutes les affaires, y compris celles en cours, auprès d’un confrère. C’est d’ailleurs ce même confrère qui les conserve encore aujourd’hui, alors que j’ai quitté mes fonctions à la Ligue il y a deux ans. De plus, il était convenu avec mon associé, Arnaud Lyon-Caen, aujourd’hui décédé, que le cabinet n’accepterait désormais aucun dossier concernant un club de football.
Ces consignes étaient claires et respectées. Mes collaborateurs pourraient en témoigner. J’ai donc été extrêmement surpris de lire vendredi sous votre plume que le cabinet auquel j’appartiens aurait accepté de représenter l’ASM et en aurait perçu des honoraires. Vérification faite, c’est malheureusement exact : mon jeune associé, qui a succédé à Arnaud Lyon-Caen, a accepté en septembre 2013, sans jamais m’en parler, de défendre l’ASM dans un litige prudhommal devant la Cour de cassation.
Le montant des honoraires s’est élevé à 8.000 euros HT, réglés en novembre 2013 et février 2014. J’ignorais donc jusqu’à ce jour l’existence de ce dossier, qui ne concerne pas le département dont je suis responsable au cabinet (le droit public) et puis vous assurer que, si mon associé m’en avait parlé, comme il aurait dû le faire, je n’aurais évidemment pas accepté que notre cabinet s’occupe de cette affaire.
Je me permets d’insister enfin sur trois points :
-d’une part, notre cabinet traite plus de 2.000 dossiers par an, de sorte qu’il m’est matériellement impossible, si je ne suis pas alerté, de vérifier tous ceux qui entrent ;
-d’autre part, si mon activité d’avocat a été impactée par mes fonctions électives à la Ligue, c’est à la baisse et d’ailleurs fortement. Je ne m’en plains pas : j’ai souhaité être élu à la Ligue, et j’ai tenu dans le même temps à rester bénévole pour ne pas « vivre » du football. Cette position préservait mon indépendance de jugement et contribuait à l’autorité de mes décisions, notamment dans les domaines financier et de sécurité.
- enfin, si certaines de mes décisions ont pu être critiquées –et c’est normal- il est un point sur lequel personne ne m’a jamais mis en cause, c’est ma rigueur et mon intégrité. Un exemple, symbolique peut-être mais concret : dès mon élection, j’ai supprimé tous les avantages que j’estimais indus du président (voiture avec chauffeur, appartement de fonction, cuisinier, etc...), de sorte que, l’année suivante, les frais liés à la présidence avaient été divisés par dix.
Le 23 janvier 2014, il est exact que, par SMS, j’ai prévenu M. De Bruyn, qui était le négociateur côté monégasque, que j’avais obtenu l’accord du président de la FFF et de l’Elysée sur le projet de transaction entre l’ASM et la LFP. C’était la vérité. Je tiens juste à préciser que le bureau de la Ligue, réuni préalablement le 20 janvier, avait voté pour le projet que je lui avais soumis, par 7 voix contre 2. Il ne restait qu’à soumettre le projet au conseil d’administration, ce qui fut fait le 23 au soir, avec une large approbation (17 pour, 5 contre).
Pour répondre à votre question, il eut été inimaginable que, sur un dossier aussi sensible, je n’agisse pas en plein accord avec Noël Le Graët. Cela avait été le cas depuis le début, en 2013. Pourquoi l’Élysée ? Parce que les relations entre la France et la Principauté, vous le savez, font en quelque sorte partie du « domaine réservé » du Président de la République. Là aussi, depuis 2013, je tenais régulièrement informé, non pas le Président lui-même comme vous semblez le penser, mais son cabinet. Le pire eut été que nous fussions désavoués par les plus hautes autorités de l’État. Or vous remarquerez, au contraire, que la conclusion de l’accord a été saluée par le gouvernement comme une très bonne nouvelle. Elle l’était d’ailleurs, très objectivement, pour les clubs, pour Monaco et pour le football français.