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Mon Jardim à moi : Leonardo, tortueux génial
Notre reporter nous raconte la métamorphose de l'entraîneur portugais d'abord méfiant vis-à-vis des suiveurs du club, mais qui a su nouer avec eux une relation complice au fil des saisons.
À l'été 2014, en débarquant à Monaco, Leonardo Jardim n'était pas un grand nom du football européen. Il arrivait du Sporting et succédait à Claudio-Ranieri-le-séducteur pour mener à bien le nouveau projet de l'ASM. Il était celui qui allait aider le club à baisser la voilure, parce qu'il était un post-formateur reconnu, l'homme de la situation, nous disait-on au club, alors que le nom de Zinédine Zidane avait été évoqué dans l'entourage du président Rybolovlev. Plus de Ranieri, donc, pas de Zidane, et, à la place, Jardim, connu des spécialistes du foot portugais et assez peu des autres.
Tout cela n'était pas très sexy, avouons-le, mais il aurait été plus malin de notre part de l'accueillir avec moins de défiance et d'impatience. La culture et les réflexes instantanés de notre métier peuvent être maladroits ; il paraît qu'ils le sont davantage sous d'autres cieux. Jardim a perdu ses deux premiers matches de Ligue 1 et laissé Jérémy Toulalan sur le banc de touche dès l'ouverture du Championnat. Il n'a pas très bien communiqué sur tout cela, il venait d'arriver et ne maîtrisait pas la langue, il voulait s'imposer sans s'éparpiller, il était froid, fermé, clinique, anxieux, peut-être aussi. Il a perdu et il a rapidement pris la foudre, ici et là. C'était trop tôt.
Il avait jugé injuste un ou deux de nos papiers critiques sur la préparation physique intégrée aux exercices avec ballon, dans les entraînements de l'AS Monaco. Il nous l'avait fait savoir le regard noir, c'était le jeu et il était bon, c'est lui qui avait raison. En arrivant, il n'avait pas clamé que son équipe jouerait mieux que celle de Ranieri, mais, au club, on l'avait fait pour lui et ce n'était pas un cadeau. L'attente d'un certain panache s'était dessinée malgré lui ; bientôt, les critiques allaient surgir d'un peu partout, visant ce jeu défensif et pas très ambitieux de l'ASM. Il les avait mal vécues, s'était senti attaqué parce qu'il incarnait un autre pays et une autre culture dans un paysage médiatique français qu'il avait trouvé sectaire.
Il n'avait pas aimé l'accueil de certains médias français, le ton, la hauteur, les moqueries sur son accent. Il se sentait rabaissé et rappelait sans cesse qu'il avait été la première victime du changement de projet monégasque. À l'écouter, ses patrons russes lui avaient vendu une tout autre chose que ces futurs talents à faire pousser et il donnait envie qu'on le croie. Il détestait les raccourcis de certaines analyses. En conférence de presse, il citait Edgar Morin et sa «méthodologie écologique». «Morin a une vision globale du monde, de la complexité des facteurs qui interagissent, avait-il expliqué un jour, en bon universitaire. Face à l'échec, il ne va pas chercher à simplifier et à pointer du doigt un manquement. Il a une perception symphonique de la vie. Transposé au football, c'est la même chose. Si ça ne marche pas, il est tellement simple d'affirmer : "Ah, l'équipe n'était pas bien physiquement !" ; "Ah, le moral est atteint avec cette série de défaites !" ; "Ah, tel joueur est passé au travers !" ; "Ah, c'est la faute de l'entraîneur !" Une équipe qui marche bien, c'est un orchestre où tous les instruments jouent sur le même tempo. Quand il ne marche pas, c'est une succession d'erreurs. Le foot est complexe. Il faut l'analyser ainsi et éviter la simplification»
C'était très convaincant, et comme les résultats le sont devenus - au gré notamment d'un quart de finale de Ligue des champions, en 2015, après avoir éliminé Arsenal -, le ton a changé, d'un côté comme de l'autre, et l'humeur aussi. Petit à petit, on s'est mis à boire des cafés avec l'entraîneur portugais, au Novotel de Monaco. Un jour il y avait même Claude Puel à l'autre bout du salon, ils ne se sont pas salués. Durant une heure ou deux, Jardim parlait de ses joueurs, il nous aidait à comprendre ses compositions d'équipe, à travers le caractère, la personnalité ou les limites de certains joueurs. C'était passionnant, évidemment.
Et puis, un jour, le rendez-vous au Novotel a tourné court, cinq minutes, pas plus. C'était le 15 mai 2016, au lendemain de la dernière journée de L1. Nous venions d'écrire un papier titré «Jardim sur un fil». Et sous-titré ainsi : «Agacée d'avoir laissé échapper la deuxième place et contrariée par la gestion de l'effectif de son entraîneur, la présidence de Monaco pense à se séparer du Portugais.» C'était vrai, les Russes songeaient à le virer. Ils ne l'ont pas fait mais Jardim avait pris cela comme un manque de confiance de L'Équipe. Alors il a coupé le son et l'image pendant quelques mois.
Un an après, il était champion de France, Vasilyev avait donc fait le bon choix en le gardant. Et lui était aux anges. «Ce soir, tout le monde est champion de France, les joueurs, le coach, les journalistes aussi», avait-il lâché au soir de la victoire contre Saint-Étienne (2-0), dans la petite salle de presse du stade Louis-II, arrosé de champagne par ses joueurs. Il voulait partager, communier, se lâcher, il avait fini devant Paris. Dans l'ensemble, il a eu de bien meilleurs rapports avec les journalistes suiveurs de l'ASM qu'avec certains directeurs du club, sportifs, techniques ou de la communication, avec lesquels il a ferraillé. Lorsque l'entraînement était ouvert au public, il aimait discuter avec les confrères, usant du clin d'oeil, de l'anecdote ou d'un jugement taquin sur un joueur.
Il était bien à La Turbie, il savait sa chance de vivre et d'entraîner à Monaco, au soleil, sous le ciel bleu et sans pression. Il aimait bien savoir combien gagnait l'entraîneur du Paris-SG ou de l'OM, et souriait en douce de se savoir plus haut, grâce aux avantages fiscaux de la Principauté. À l'automne 2017, comme Ranieri l'avait fait avant lui, Jardim avait invité les journalistes suiveurs de l'ASM dans un restaurant de La Turbie. Il semblait l'avoir fait par plaisir, pas par calcul. Il était au centre du jeu, il était le boss, il avait mis tout le monde d'accord. Il nous avait questionnés sur notre métier, s'étonnant qu'il y ait si peu de journaux de sport en France, demandant pourquoi ses conférences de presse d'avant match n'étaient pas restituées en intégralité dans L'Équipe ou dans Nice-Matin, comme elles pouvaient l'être dans les quotidiens de sport portugais. Un an après, le voilà donc déjà parti...