Un cartel secret des plus gros clubs européens a plumé le foot français
Mediapart
Yann Philippin
[Un élément multimedia s'affiche ici, dans ce même article en ligne sur Mediapart.fr.]Les documents Football Leaks révèlent comment, en 2016, le Bayern Munich, le Real Madrid, le FC Barcelone et la Juventus de Turin ont fait chanter l’UEFA avec un projet de ligue privée. Et ont imposé une nouvelle formule de la Ligue des champions qui avantage les clubs ultrariches et fait perdre des dizaines de millions d’euros aux autres, en particulier les français.
Le 26 août 2016 fut une journée noire pour le football français. Ce jour-là, l’UEFA, la fédération européenne de football annonçait sa réforme de la Ligue des champions pour les années 2018-2021. Les clubs des quatre plus grands championnats (Espagne, Allemagne, Royaume-Uni, Italie) ont quatre place garanties dans la plus lucrative des compétitions européennes, contre seulement deux (plus une optionnelle) pour la France.
[Un élément multimedia s'affiche ici, dans ce même article en ligne sur Mediapart.fr.]La répartition des revenus a changé, elle aussi. Depuis cette saison, les 32 clubs qui atteignent la phase de poules de la Ligue des champions touchent une plus grosse part du gâteau. Et la poignée d’équipes les plus riches davantage encore, au détriment, par exemple, de clubs moins fortunés, comme l’AS Monaco cette année. Quant aux clubs moyens qui échouent lors des barrages ou disputent la Ligue Europa (Bordeaux, Marseille et Rennes cette saison), ils subissent un manque à gagner de 80 millions d’euros par an. Les plus riches ont pris de l’argent aux pauvres. C’est Robin des Bois à l’envers.
« C’est le plus grand scandale de l’histoire du football européen. C’est une réforme qui s’est décidée en cachette », s’étranglait, juste après l’annonce d’août 2016, Bernard Caïazzo, président de l’AS Saint-Étienne et du syndicat des clubs de Ligue 1. Il dénonçait alors « la mainmise de l’ECA », le syndicat européen des clubs, « et plus spécifiquement de l’axe germano-italien, sur l’UEFA ». Caïazzo était sur la bonne piste. Mais la réalité est plus scandaleuse encore.
Cette réforme de la Ligue des champions a été imposée par une société secrète aux allures de cartel, menée par quatre des clubs les plus riches d’Europe : le Bayern Munich, la Juventus de Turin, le Real Madrid et le FC Barcelone. C’est ce que révèlent les documents Football Leaks obtenus par Der Spiegel et analysés par Mediapart et ses partenaires du réseau European investigative Collaborations (EIC).
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En 2016, ce petit cercle des ultrariches a d’abord mené des études très poussées pour créer une « Super Ligue », une ligue européenne privée. Puis a utilisé ce projet pour faire chanter l’UEFA et imposer sa réforme de la Ligue des champions dans le dos du syndicat officiel des clubs européens, l’ECA. Alors même que tous les clubs de la société secrète sont membres du conseil exécutif de l’ECA, censé représenter les clubs de toutes tailles.
La palme de la trahison revient à Karl-Heinz Rummenigge, président du Bayern Munich. L’ex-attaquant mythique du Bayern et de l’équipe nationale allemande était à la fois l’un des leaders de la société secrète et le président de l’ECA. C’est lui qui s’est chargé d’amadouer les membres du syndicat des clubs, alternant propos rassurants, coups de pression et désinformation.
Pour réussir son coup, le cartel a profité du vide politique à l’UEFA en cette année 2016, le président Michel Platini ayant été suspendu par la FIFA dans l’affaire des paiements différés (il a finalement été blanchi par la justice suisse). Son secrétaire général, Gianni Infantino, est parti présider la FIFA.
En attendant l’élection en septembre 2016 d’un nouveau président, le pouvoir est alors entre les mains d’un nouveau secrétaire général, le Grec Theodore Theodoridis, toujours en poste aujourd’hui. Il aurait dû gérer les affaires courantes. Theodoridis a pourtant accepté de négocier avec des représentants des gros clubs et a poussé leur réforme auprès des instances de l’UEFA.
Pour rétablir l’équité sportive et l’intérêt des compétitions, il aurait pourtant fallu faire l’inverse de cette réforme. Plusieurs études internes de l’UEFA montrent en effet que les clubs les plus riches n’ont jamais été aussi forts, que ce soit en Europe ou dans leur pays, comme l’illustre l’écrasante et lassante série de victoires du PSG en Ligue 1 cette saison.
Mais redistribuer plus d’argent aux autres clubs ne fait pas partie des plans des géants du foot. Au mépris des principes historiques de solidarité de l’UEFA, ils font tout pour accroître et perpétuer leur domination.
Leur victoire en 2016 n’a même pas suffi à les satisfaire : le Real Madrid vient de recevoir, le 22 octobre 2018, un nouveau projet de Super Ligue privée visant à rassembler 16 équipes en 2021, dont le Bayern et le PSG. Interrogé par l’IEC, le Real n’a pas donné suite. Le Bayern et le PSG nous ont indiqué ne pas avoir eu connaissance de ce document.
L’histoire commence en 2015 aux États-Unis, avec un cador du foot business, Charlie Stillitano. Il a participé à la fondation de la ligue américaine de football professionnel, au début des années 1990, et a dirigé le club MetroStars de New York. Il travaille désormais pour l’agence Relevant Sports, qui organise pendant l’été des matches amicaux aux États-Unis entre les plus grosses écuries européennes.
Le 17 décembre 2015, Stillitano envoie par courriel au vice-président du Real Madrid, José Angel Sanchez, une présentation « strictement privée et confidentielle ». Il s’agit de créer une Super Ligue privée et fermée qui rassemblerait les dix-sept meilleures équipes anglaises, espagnoles, italiennes, allemandes et françaises (les pays où les droits de retransmission télé sont les plus importants), plus un seul club d’une autre nation, qui pourrait être portugais, russe, turc ou néerlandais.
Des projets de ligue privée ont régulièrement fleuri depuis plus de vingt ans. Sans succès. Mais Stillitano y croit. Il a réuni des investisseurs. Et il fait miroiter aux gros clubs des revenus mirifiques : chaque participant toucherait au moins 500 millions d’euros par an, cinq fois plus que ce qu’empoche le vainqueur de la Ligue des champions.
Début janvier 2016, Charlie Stillitano poursuit sa tournée des popotes à Londres, où il présente son projet à Manchester United, Arsenal, Chelsea, Liverpool et Manchester City. Mais le tabloïd The Sun publie les photos des dirigeants des clubs en train de quitter l’hôtel de luxe et révèle que la Super Ligue était au menu. Les communicants de Manchester City s’en inquiètent dans un courriel au directeur général du club : « À l'avenir, nous devrons faire très attention et éviter à tout prix de donner l'impression d'être un cartel. »
Manchester City n’aura toutefois plus à faire attention : il n’est plus invité. Depuis l’envoi du projet au Real Madrid, un premier groupe s’est constitué, mi-janvier 2016. Il y a le Bayern Munich, la Juventus de Turin, le Real Madrid et le FC Barcelone. Leur stratégie : faire chanter l’UEFA. Lors du prochain cycle 2018-2021, les recettes de la Ligue des champions et la Ligue Europa doivent bondir à 3,2 milliards par an contre 2,2 milliards pour l’édition 2016-17. Il faut faire main basse sur l’argent.
Un principe hérisse particulièrement le poil des « sept gros » : la solidarité
Le 12 janvier, Rummenigge et son homologue de la Juventus de Turin, Andrea Agnelli évoquent pour la première fois publiquement la possible création d’une ligue « privée ». Une semaine plus tard, le secrétaire général du Bayern, Michael Gerlinger, rencontre le directeur des compétitions de clubs à l’UEFA, Giorgio Marchetti. Il en rend compte aux présidents des quatre clubs du cartel : « Ça s’est bien passé. […] l’UEFA est “préoccupée” » au sujet de la Super Ligue et « très encline à continuer à travailler avec nous ». Un nouveau rendez-vous est prévu le 23 février à Turin, en marge du match Juve-Bayern.
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Le 3 février, Michael Gerlinger mandate le cabinet d’avocats anglais Cleary, Gottlieb, Steen et Hamilton. Leur mission : étudier les obstacles juridiques à la création de la Super Ligue. Le courrier est explosif. Le Bayern et ses camarades envisagent de quitter leurs championnats nationaux et se demandent si leurs joueurs pourraient être exclus des sélections nationales.
La Liga espagnole sans le clasico entre le Real et le Barça ? L’équipe nationale allemande privée des stars du Bayern Mats Hummels et Manuel Neuer ? Cela semble inimaginable. Mais en cette année 2016, le cartel semble prêt à faire sauter tous les tabous.
La réponse des avocats fait 23 pages, et conclut que le projet est faisable. Ils expliquent que ni l’UEFA ni la FIFA ne pourraient attaquer les grands clubs pour avoir nui à leurs compétitions, parce que cela violerait en principe le « droit européen de la concurrence ». Ils ajoutent que l’accord de coopération passé entre l’UEFA et l’ECA ne pose pas de problème non plus, car il n’engage que le syndicat, pas les clubs qui en sont membres.
Détail piquant : le secrétaire général du Bayern et son homologue de la Juve ont reçu chacun 20 000 euros de bonus de l’ECA pour les récompenser d’avoir négocié ce même accord de coopération avec l’UEFA pour le compte du syndicat des clubs. Ce sont désormais les deux principales chevilles ouvrières du cartel.
Après ses propos polémiques sur la Super Ligue, le président de l’ECA, Karl-Heinz Rummenigge, s’emploie à calmer les 150 membres réunis à Paris le 9 février 2016 pour l’assemblée générale du syndicat. Il assure que la réflexion sur l’« évolution des compétitions » n’en est qu’à ses débuts, avec des « échanges d’idées à différents niveaux ».
Au sein du cartel, les idées progressent très vite. Mais Rummenigge n’en dit pas un mot à ses pairs de l’ECA. En mars, trois nouveaux membres ont rejoint le cercle : le Milan AC, Manchester United et Arsenal. Charlie Stillitano, l’Américain à l’origine du projet, les appelle les « big seven », les « sept gros ». Les « sept aristocrates » serait plus juste. Il n’y a parmi eux que les clubs historiques, qui trustent les titres depuis des lustres. Aucun des « nouveaux riches » qui tentent de les concurrencer, comme Chelsea, le PSG, ou Manchester City, n’a été invité.
La première réunion des grands patrons des « sept gros » se tient le 31 mars dans un hôtel de Zurich. Toutes les précautions ont été prises pour garder le secret. La salle de conférence a été réservée au nom d’une agence de voyages. Les présidents planchent sur une présentation intitulée « un scénario de Super Ligue pour le championnat d'Europe de football » (notre document ci-dessous). De nombreux points restent en suspens. Mais un consensus se dégage sur l’essentiel.
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La Super Ligue ne comptera que 24 clubs au lieu de 32 pour la Ligue des champions, soit huit places de moins. Ce serait une catastrophe pour les clubs ainsi exclus, puisqu’une participation à la Ligue des champions rapporte plusieurs dizaines de millions par saison.
Mais ça fait plus d’argent pour les 24 privilégiés. L’idée est de proposer un spectacle de luxe, avec 100 % de matches à suspense entre têtes d’affiche, pour augmenter le montant des droits télé. Le cartel veut aussi que des matches se jouent le samedi, aujourd’hui réservé aux grosses rencontres des championnats nationaux, parce qu’il y a plus de téléspectateurs le week-end.
Les présidents penchent pour une ligue semi-fermée, avec seize clubs assurés de participer chaque année, quelles que soient leurs performances sportives. « Ce qui ne me plaît pas, c’est que l’on soit tous dépendants du sort », avait d’ailleurs lancé publiquement Rummenigge, deux semaines plus tôt. Pour le cartel, la glorieuse incertitude du sport est devenue insupportable.
À Zurich, les présidents ont dressé une liste des seize membres permanents. Au départ, elle devait inclure l’Ajax d’Amsterdam et l’Olympique lyonnais. Était-ce pour amadouer leurs patrons, Edwin van der Sar et Jean-Michel Aulas, qui siègent au conseil de l’ECA ? En tout cas, Lyon et l’Ajax sont finalement retirés de la liste. Ils n’ont pas gagné assez de matches au plus haut niveau.
Un principe hérisse particulièrement le poil des « sept gros » : la solidarité. La présentation du projet de Super Ligue rappelle qu’une partie des recettes de la Ligue des champions est reversée aux clubs plus pauvres qui disputent la la Ligue Europa, laquelle « distribue [aux clubs] plus d’argent qu’elle n’en rapporte ». Il est temps de corriger cette anomalie.
Deux scénarios sont envisagés : l’« évolution » ou la « révolution ». En clair, le cartel va continuer à faire pression sur l’UEFA pour que la Ligue des champions devienne de facto une Super Ligue. Si les négociations échouent, tout sera prêt pour claquer la porte de la fédération européenne.
La menace fonctionne. Les négociations ont repris entre Michael Gerlinger, le secrétaire général du Bayern, et l’administration de l’UEFA. Ils ont même trouvé un « compromis » sur la liste des clubs automatiquement qualifiés, se félicite Gerlinger dans un mail adressé le 13 avril aux patrons des « sept gros ». Dans un autre courriel, il ajoute que le secrétaire général est prêt à satisfaire une autre revendication : accorder aux grands clubs la cogestion de la Ligue des champions.
Le 19 avril, les sept présidents se réunissent en secret à Amsterdam… juste avant le conseil d’administration de l’ECA. Au cours de la réunion du syndicat, des représentants de petits clubs se plaignent que la réforme de la Ligue des champions revienne sur la table. Le secrétaire général du Barça, Raul Sanllehi, l’une des chevilles ouvrières du cartel, la main sur le cœur, assure que c’est parce que l’UEFA « réfléchit à créer une nouvelle compétition » au-dessus de la Ligue des champions. Rummenigge ajoute que « les gros clubs ont des idées sur le format ».
Le 2 mai, Rummenigge et le président de la Juve, Andrea Agnelli, s’envolent pour la Suisse. Ils ont rendez-vous au siège de l’UEFA avec Theodoridis et trois patrons de ligues nationales siégeant dans des instances qui doivent valider la réforme. Ils pensaient conclure un accord, mais repartent bredouilles.
Quatre jours plus tard, les présidents de la Juve et du Bayern adressent un mail très agressif aux responsables qu’ils ont rencontrés. « Aucune de nos attentes n’a été satisfaite », écrivent-ils en martelant leurs revendications : une Ligue des champions « cogérée » à seulement vingt-quatre clubs, dont certains qualifiés automatiquement.
Manchester United, Arsenal et le Milan AC ne sont plus en copie des mails du cartel
La réponse des responsables est cinglante : il faut préserver les valeurs du foot et de l’UEFA, le « mérite sportif » et l’accès « ouvert » des clubs aux compétitions. Ils ajoutent que la décision de réduire la Ligue des champions à vingt-quatre ne pourrait être prise qu’au sein des instances compétentes après consultation de l’ECA, le syndicat officiel des clubs. D’ailleurs, « nous vous serions reconnaissants si vous pouviez nous dire quel groupe de clubs vous représentez », concluent-ils.
Dans leur réponse, Rummenigge et Agnelli cachent l’existence des « sept gros ». Mais ils reconnaissent sans complexe agir sans mandat de l’ECA, au nom de leurs « clubs respectifs ». Et ils menacent : « Nous ne sommes pas prêts à retarder les changements nécessaires à cause de considérations politiques. » En clair, pas question d’attendre que le nouveau président de l’UEFA soit élu en septembre.
Au sein du cartel, l’idée de la Super Ligue est relancée. À la mi-mai, Gerlinger fait pression pour que la société qui exploiterait la compétition soit créée et son existence rendue publique. Il n’y a que cela « qui nous rendrait crédibles », insiste le secrétaire général du Bayern.
Le 14 juillet 2014, les responsables des « sept gros » se réunissent à Barcelone, au stade du Camp Nou, pour évaluer la dernière version du projet Super Ligue. Il y aura seize membres permanents (dont un seul français, le PSG) et huit clubs « invités »(lire notre document ci-dessous). Plusieurs clés de répartition des revenus ont été élaborées.
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La présentation se conclut par ce qu’il reste à accomplir : mettre l’ensemble des seize clubs dans la confidence, gérer le divorce avec l’UEFA, l’impact sur les relations avec les ligues. Et élaborer un « plan de relations publiques » pour tenter de présenter positivement le projet le plus cupide que le foot ait jamais connu.
Mais les « sept gros » renoncent. À en croire le patron du Bayern, c’est même lui qui aurait fait capoter le projet. Dans une récente interview à 11 Freunde et So Foot, Rummenigge évoque une réunion entre clubs, « il y a deux ans à Barcelone », ce qui semble correspondre à celle du cartel au Camp Nou : « À un moment, j’ai demandé : “Messieurs, vous pensez vraiment que les gens attendent la Super Ligue avec enthousiasme ?” Tout le monde m’a regardé avec des yeux ronds. […] Je sentais dans mes tripes qu’un tel projet nuirait aux ligues nationales […], mais beaucoup de clubs ne pensent qu’à leurs intérêts économiques. »
Cette déclaration du président du Bayern a de quoi faire sourire. Surtout quand on connaît la suite.
Après la réunion de Barcelone, les trois membres les plus récents du cartel, Manchester United, Arsenal et le Milan AC, ne sont plus en copie des mails du cartel. Ils ont manifestement pris leurs distances, sans qu’on sache pourquoi.
Il ne reste plus que le noyau dur du départ, qui ne désarme pas. Car si la Super Ligue est morte, l’UEFA ne le sait pas. Les documents Football Leaks suggèrent qu’ils ont élaboré une stratégie géniale : reprendre les négociations secrètes avec l’UEFA… pour le compte de l’ECA. Le secrétaire général du syndicat européen des clubs, Michele Centenaro, est mis en copie des mails et participe à plusieurs réunions. Pourquoi a-t-il accepté de trahir ainsi les autres membres de l’ECA ? Il a refusé de nous répondre.
Car les « quatre gros » continuent à défendre les revendications du cartel, sans informer les administrateurs de l’ECA. Et la négociation est un succès sur presque toute la ligne, comme l’écrit, le 4 août 2016, le secrétaire général du Bayern à ses trois camarades. Les versements de « solidarité » sont réduits et plafonnés. Les petits clubs et les ligues nationales reçoivent une plus petite part du gâteau.
Les documents Football Leaks permettent de chiffrer pour la première fois à quel point cela a renforcé les inégalités (lire notre infographie ci-dessous). Pour les clubs qui disputent la Ligue Europa, le manque à gagner global est de 60 millions d’euros par an. Pour les ligues nationales, c’est moins 20 millions. Tandis que les clubs qui jouent la Ligue des champions s’approprient 150 millions supplémentaires par an, en plus des revenus liés à la hausse des droits de retransmission télé.
Le cartel a inventé un autre mécanisme pour servir encore mieux ses intérêts. Jusqu’à présent, 40 % des revenus touchés par les clubs de la Ligue des champions dépendaient du montant des droits de retransmission télé payés dans leur pays. Ce ratio est réduit à 15 %, tandis que 25 % des recettes dépendent désormais des performances passées du club dans les compétitions européennes. « Ce sont les clubs français et anglais qui ont le plus perdu à cause de ce système », confie, hors micro, un ponte du foot hexagonal.
Pour les membres du cartel, qui trustent les finales de la Ligue des champions, c’est en revanche tout bénéfice. Lors des négociations, l’UEFA a même envoyé aux « big four » des simulations très précises sur l’impact financier du nouveau système pour chaque club, ce qui leur a permis de vérifier qu’ils y gagnaient (notre document ci-dessous).
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Une autre revendication clé a été satisfaite : désormais, la Ligue des champions sera cogérée par une société contrôlée à parité par l’UEFA et l’ECA. Or, parmi les quatre administrateurs qui ont été nommés, il y a les secrétaires généraux du Bayern, du Barça et de la Juventus, qui sont par ailleurs les chevilles ouvrières du cartel. Ils ont désormais accès à tous les secrets de fabrication de la compétition : appels d’offres des droits télé, coûts, organisation. Bref, les « big four » ont désormais tout le savoir-faire nécessaire pour gérer une ligue privée.
Le cartel n’a perdu que sur un seul point : la réduction de la Ligue des champions à vingt-quatre équipes. Les « big four » se sont finalement ralliés à la « proposition » alternative de l’UEFA : des places garanties pour les quatre premiers des championnats anglais, italiens, allemands et espagnols, et seulement deux, plus une en option, pour la France. « L’idée est d’avoir une meilleure qualité dans les phases de groupe », écrit Michael Gerlinger, le secrétaire général du Bayern. Les clubs français apprécieront.
L’accord est conclu début août lors d’une réunion secrète à l’aéroport de Genève entre le secrétaire général de l’UEFA Theodore Theodoridis, le directeur général de l’ECA Michele Centenaro, et les représentants du Bayern, du Real et du Barça.
Reste à faire accepter aux administrateurs de l’ECA cet accord ultrafavorable aux gros clubs, qui a été négocié dans leur dos. Tout se joue le 25 août 2016 à Monaco, où le gratin du foot a rendez-vous chaque année pour le grand raout de rentrée de l’UEFA. Le syndicat européen des clubs en a profité pour y organiser son conseil. Les administrateurs n’ont reçu la présentation de la réforme que la veille. Elle inclut les grandes masses financières, mais pas les simulations détaillées fournies par l’UEFA aux « quatre gros ».
Le président de l’ECA, Karl-Heinz Rummenigge, est à la manœuvre. Il admet que « la communication avec les clubs n’a pas été idéale », mais que c’est uniquement dû au fait que l’UEFA a exigé une « stricte confidentialité ». Il ajoute que « les grands clubs ont reçu de grosses offres pour créer une Super Ligue », et que « l’UEFA a ensuite convoqué une réunion avec les représentants de certains de ces grands clubs il y a quelques semaines pour proposer de maintenir l’unité du football interclubs européen ». D’où les négociations secrètes qui ont abouti au « compromis […] aujourd’hui sur la table ». Une version des faits pour le moins éloignée de la réalité.
Le Belge Michael Verschueren fait remarquer que les clubs qui jouent la Ligue Europa vont y perdre. Mais Rummenigge et les représentants du « big four » parviennent à calmer les critiques. La réforme est adoptée à l’unanimité par le conseil de l’ECA. Elle est votée dans la foulée par les instances de l’UEFA, et annoncée publiquement le lendemain.
Encore un nouveau projet à l’automne 2018
Interrogé par Mediapart, Jean-Michel Aulas, président de l’Olympique lyonnais et seul administrateur français de l’ECA, confie avoir « été surpris et déçu » que le conseil n’ait été informé qu’au dernier moment. Il explique que les éléments communiqués n’étaient « pas suffisamment transparents », et ne permettaient pas de « se rendre compte de la dimension de l’évolution et de ses conséquences ». « Si la discussion avait lieu aujourd’hui, […] je pense qu’il y aurait beaucoup plus de réticences », conclut Aulas.
En effet. Dix jours plus tard, le comité des compétitions de l’ECA, l’organe du syndicat normalement compétent sur ce genre de réforme, se réunit à Paris. C’est la révolte. Plusieurs représentants se plaignent d’avoir été court-circuités. Filips Dhondt, de l’AS Monaco, souligne que malgré l’« importance » du dossier, le comité « ne s’est pas réuni depuis le mois de février ». Duncan Fraser, patron du club écossais d’Aberdeen, dénonce une réforme « dictée par la menace d’une rupture », et souligne le fait que l’ECA doit normalement « représenter l’ensemble de ses 220 membres, et pas seulement les gros clubs ». Mais il est trop tard.
Lars-Christer Olsson, président de l’EPFL, le syndicat qui regroupe les 28 ligues européennes de foot, dont la LFP française, est dans une colère noire. La réforme est « une grosse erreur de l’UEFA » et « un premier pas vers une Super Ligue privée », qui « va entraîner un fossé croissant entre les “riches” et les moins riches », dénonce-t-il dans un mail à ses adhérents, le 26 août. « Est-ce conforme aux règles que l’UEFA adopte de tels changements […] sans avoir de président ? Peut-on contester ? » réagit par courriel le directeur général de la Ligue de football professionnel (LFP) Didier Quillot.
Le 7 septembre, le conseil de l’EPFL se réunit à Amsterdam. Il appelle les ligues à la résistance face à « la pression et l’intimidation des grands clubs », qui ont profité de la « vacance du pouvoir » pour « imposer leur réforme avec les apparatchiks de l’UEFA ». Une cellule spéciale de trois personnes, composée du président Olsson et de Didier Quillot, est formée pour étudier un possible recours. Elle est très vite dissoute, à cause des incertitudes juridiques et du manque d’unité entre les différents pays.
Le lobbying de l’EFPL auprès de l’UEFA fonctionne cependant. Le syndicat obtient un siège au comité des compétitions et au comité exécutif. Désormais, aucune réforme ne pourra se décider sans que les ligues ne soient informées.
Therodore Theodoridis, Michele Centenaro et Karl-Heinz-Rummenigge ont refusé de répondre à nos questions. Michael Gerlinger, secrétaire général du Bayern, indique que « bien sûr, en tant que président de l’ECA, Karl-Heinz Rummenigge a été l’une des personnes les plus importantes au cours des discussions », et qu’il a finalement été celui qui a poussé pour rester au sein de l’UEFA. Le Bayern assure que la réforme a davantage profité aux clubs moyens, se fondant sur une étude de l’UEFA dont il ne nous a fourni qu’une seule page.
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L’UEFA nous a répondu par écrit qu’elle ne pouvait pas attendre l’élection du nouveau président, car la mise en vente des droits télé était urgente. « L’objectif de l’UEFA pendant les négociations était […] deprotéger l’unité du football européen […] et la structure des compétitions européennes. » L’UEFA reconnaît avoir réformé sous pression, mais ajoute que l’appel d’offres a rapporté « plus d’argent », ce qui a bénéficié financièrement au « football européen dans son ensemble ».
Un document issu des Football Leaks suggère que malgré sa victoire, le « big four » n’a pas été immédiatement dissous. Le 26 janvier 2017, des représentants de la Juve, du Bayern, du Barça et du Real ont organisé une « pré-réunion » dans une suite de l’hôtel Hilton de Munich…, juste avant le conseil d’administration de l’ECA qui se tenait au même endroit.
Au cours de la réunion, le président Rummenigge a indiqué que le nouveau président de l’UEFA, Aleksander Ceferin, a demandé à l’ECA de prolonger jusqu’en 2024 son accord avec la fédération européenne, « pour éviter l’émergence d’une Super Ligue et préserver l’unité du football européen ». Surtout pas, a réagi le patron d’Arsenal, Ivan Gazidis : c’est « notre moyen de pression pour obtenir ce qu’on veut ».
De nouvelles discussions ont déjà commencé au sujet du format de la Ligue des champions pour les années 2021-2024. Le 22 septembre 2018, le patron de la Juventus, Andrea Agnelli, qui a succédé à Rummenigge à la tête de l’ECA, est le premier à vendre la mèche : l’UEFA aurait donné son « feu vert » à la création d’une troisième Coupe d’Europe positionnée en dessous des deux autres, afin d’accueillir les clubs plus modestes. Chacune des compétitions rassemblerait 32 équipes, précise Agnelli. La décision finale est attendue d’ici à la fin de l’année. Et la proposition « fait consensus », assure à l’EIC un proche de l’UEFA.
Les grands clubs auraient-ils renoncé à leur rêve d’une Ligue des champions à vingt-quatre ? La Super Ligue privée est-elle définitivement enterrée ? Le secrétaire général du Bayern, Michael Gerlinger, répond qu’il n’y a « aucune inquiétude à avoir », cette perspective est « plus éloignée que jamais ». Mais pas pour tout le monde.
Dans la nuit du 22 octobre 2018, un mail est adressé à l’assistante de Florentino Pérez, président du Real Madrid, et à ses deux adjoints. Il émane de Key Capital Partners, une firme financière basée à Madrid qui travaille depuis longtemps avec le Real. En pièce jointe, il y a un document « que je vais examiner avec le président », précise l’un des associés de Key Capital.
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Le document est un « accord préliminaire contraignant » de 13 pages visant à créer une « super ligue européenne », à partir de 2021, pour une durée de vingt ans. La compétition rassemblerait 16 équipes, divisées en deux catégories. D’un côté, 11 « fondateurs », dont le « big seven » de 2016 : Bayern, Real, Barça, Juventus, PSG, Milan AC, Manchester United, Manchester City, Chelsea, Liverpool et Arsenal. De l’autre, 5 « invités initiaux » : l’Atletico Madrid, l’AS Roma, l’Inter Milan, le Borussia Dortmund et l’Olympique de Marseille.
L’accord prévoit que la compétition sera gérée par une société espagnole, contrôlée exclusivement par les « fondateurs ». Le document indique même la future répartition des parts : le Real serait le plus gros actionnaire avec 18,77 %, tandis que le PSG n’obtiendrait que 6,16 %.
Tout est prévu dans les moindres détails. La société sera dotée d’un organe disciplinaire pour sélectionner les arbitres et sanctionner « les clubs et les joueurs ». Il y aura également des règles de « fair-play financier », différentes toutefois de celles de l’UEFA, pour éviter qu’un club ne soit subventionné à fonds perdus par ses actionnaires.
Le document indique que la signature des seize clubs est prévue en « novembre 2018 ». Mais on ignore où en est le projet. S’agit-il d’une simple proposition émanant d’investisseurs, comme celle qu’avait faite l’Américain Charlie Stillitano fin 2015 ? Le club madrilène a-t-il déjà évoqué cette nouvelle Super Ligue avec les quinze autres clubs figurant dans le document ?
Manifestement, ce document embarrasse. Contactés par l’EIC, ni le Real Madrid ni Key Capital Partners, qui lui a envoyé le projet, n’ont donné suite à nos sollicitations. Idem pour l’Olympique de Marseille. Le Bayern de Munich et le PSG nous ont répondu qu’ils ne connaissaient ni le document ni son contenu. Hans-Joachim Watzke, le PDG du Borussia Dortmund, n’a pas souhaité commenter, se contentant d’indiquer que son club « ne quittera pas la Bundesliga ».
Boite noire
[Un élément multimedia s'affiche ici, dans ce même article en ligne sur Mediapart.fr.]Après une première saison en 2016, quinze journaux européens regroupés au sein du réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC) révèlent à partir du vendredi 2 novembre la deuxième saison des Football Leaks, la plus grande fuite de l’histoire du journalisme. Plus de 70 millions de documents obtenus par Der Spiegel, soit 3,4 teraoctets de données, ont été analysés pendant huit mois par près de 80 journalistes, infographistes et informaticiens.
Corruption, fraude, dopage, transferts, agents, évasion fiscale, exploitation des mineurs, achats de matches, influence politique : les Football Leaks documentent de manière inédite la face noire du football. Nos révélations d’intérêt public, qui reposent sur des documents authentiques et de nombreux témoignages, s’étaleront de façon simultanée pendant un mois.
Outre Mediapart, les médias membres du projet sont Der Spiegel (Allemagne), Expresso (Portugal), L’Espresso (Italie), Le Soir (Belgique), NRC Handelsblad (Pays-Bas), The Black Sea/RCIJ (Roumanie), Politiken (Danemark), Nacional (Croatie), Tages Anzeiger/Tribune de Genève (Suisse), Reuters (Royaume-Uni), De Standaard (Belgique), VG (Norvège), Premières Lignes/France 2 (France) et NDR Television (Allemagne).
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