Le premier appel d'offres de l'histoire du football français remonte à 1999. Il ne s'est pas vraiment déroulé dans les règles de l'art. Mais visiblement pour le bien de tous...
Juin 1999, sous le soleil brûlant de La Réunion, Noël Le Graët s'impatiente. En séminaire, le président de la Ligue nationale de football (ancien nom de la Ligue de football professionnel) attend un coup de téléphone de Paris. « C'est bon, Noël, on a gagné ! » Au bout du fil, le directeur médias et marketing Vincent Tong-Cuong, qu'il a embauché quelques mois plus tôt, a décacheté les enveloppes du premier appel d'offres de l'histoire des droits télé du foot français. « On avait ouvert les plis sur la photocopieuse, raconte ce dernier. Cela paraît fou aujourd'hui. On a vite passé toute l'offre qualitative des candidats et, en ouvrant le quantitatif, on a écarquillé les yeux ! » Sur le papier, Canal+, diffuseur du Championnat de France depuis sa création, en 1984, offre 1,15 milliard de francs par saison (175,5 M€) et TPS, l'outsider, 1,85 milliard (282,4 M€), largement plus du double des 750 millions de francs versés alors par la chaîne cryptée. Jusque-là, les deals se négociaient sur un coin de table avant d'être validés par de franches poignées de main. Alors, qui vient donc perturber une divine idylle de quinze ans ?
Quatre ans plus tôt, dans un restaurant parisien, quatre hommes se regardent, les yeux dans les yeux. D'un côté le clan TF1, avec son actionnaire majoritaire, Martin Bouygues, et le patron de la chaîne, Patrick Le Lay ; de l'autre celui de Canal+ avec Jean-Marie Messier, le célèbre « J2M » de Vivendi, et Pierre Lescure. Le patron de la Une a expliqué quelques semaines plus tôt à son actionnaire qu'il ne pouvait plus se contenter de partager le marché publicitaire avec les autres chaînes en clair et qu'il devrait désormais investir celui de l'abonnement. « On avait deux solutions : soit rentrer dans Canal+, soit créer la concurrence, se souvient Le Lay. Ce jour-là, on leur explique notre vision. Messier est un type très intelligent, il se montre à l'écoute. Mais Lescure nous haïssait culturellement. Je lui disais souvent : "Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes" (rire). Et en général je ne répondais pas aux provocations. La seule chose que je n'appréciais pas, c'étaient les sketches des Guignols traitant TF1 de boîte à cons. Mais là, encore une fois, même pour le business, il ne voulait pas de nous. »
Il les informe alors de son ambition de créer sa propre chaîne de télévision payante. « Ils se mettent à rigoler. Mais au dessert, je dis à Lescure : "Quand on est en monopole, c'est une très mauvaise situation. La nuit, on a toujours peur que quelqu'un vienne le casser, donc on dort mal... Et au réveil, on passe sa journée à le protéger au lieu d'améliorer sa boîte. Or les barbares sont toujours à la porte de l'empire et ils finissent un jour par y rentrer. Donc, on va y aller !" »
Le Lay et Nicolas de Tavernost, actionnaires majoritaires de la future Télévision Par Satellite (TPS), commencent par le cinéma. Face à la toute-puissance de Canal sur ce marché en France, ils essuient une multitude de refus. Qu'importe ! Ils iront négocier à Los Angeles avec les studios américains. Munis, entre autres, des films du catalogue de la MGM et de Paramount, ils lancent donc TPS en décembre 1996. « Avec un raisonnement de cour d'école, j'avais dit à Martin (Bouygues) : "Désormais, Canal, on va leur pourrir la vie, reprend Le Lay. Sur n'importe quel appel d'offres, on sera là ! Un droit qu'ils payaient 100, on va mettre 130, 140, 150, et on va leur doubler leurs coûts." »
Ces enfantillages industriels amènent rapidement TPS à se pencher sur l'autre force de frappe de Canal+ : le football. La petite phrase de Rupert Murdoch, grand magnat des médias anglo-saxons, expliquant au même moment que le sport « surpasse largement » le cinéma et toute autre forme de divertissement pour pousser les gens à s'abonner à une chaîne, ne lui a certainement pas échappé. Pas plus qu'à Pierre Lescure qui, en 1999, alors que Canal + bénéficie encore de deux ans de contrat de diffusion du Championnat de France, tente d'échapper à la mise en concurrence par la Ligue. « On peut imaginer faire un effort financier pour les deux ans qui courent, assure-t-il à l'époque. Je suis d'accord pour en discuter. Mais toute augmentation de notre contribution doit être liée à un prolongement. » Proposition rejetée par la Ligue...
Place alors au premier appel d'offres télé du foot français. Après avoir pris connaissance des offres financières de Canal+ et TPS, la LNF réunit son conseil d'administration quelques jours plus tard pour prendre une décision. Les chiffres ont fuité dans la presse. Aux Guignols de l'info, la marionnette de Lescure a même lâché : « À TPS, ce sont des salauds : ils nous ont piqué tout le foot, mais ils nous ont laissé le PSG ! » (la chaîne est propriétaire du club depuis 1991). Malgré l'ironie des auteurs, toute la maison Canal tremble en attendant le verdict. « C'était assez incroyable, sourit aujourd'hui Tong-Cuong. Beaucoup de membres du conseil d'administration étaient proches de Canal+. Ils avaient les portables allumés sur les micros de la Ligue. Michel Denisot (alors patron des sports de la chaîne cryptée) a dû vivre les discussions animées en direct depuis son bureau. Aujourd'hui, on dirait : "Ce sont des lapins de six semaines ! Ils n'avaient pas enlevé les téléphones ?" Sauf que c'était il y a vingt ans ! »
Les échanges sont vifs et la vision des membres du Club Europe (Bordeaux, Marseille, Lens, Lyon, Monaco, PSG), partenaires commerciaux privilégiés de Canal+, prend le dessus. « Les présidents de club ne voulaient pas que cela change... surtout les gros, estime Le Lay. Dans le foot français, ce qui est bon pour Aulas est bon pour le foot et c'était déjà le cas à l'époque. Mais attention, c'est le meilleur de tous. » En laissant filer Canal+, le Club Europe voyait déjà partir dans la foulée les bonus versés par son très cher partenaire. « Le seul qui nous avait soutenus, c'était le président de Montpellier, Louis Nicollin, se souvient Nicolas Rotkoff, alors responsable des droits sportifs pour TPS. Il leur avait dit : "Si, pour vous, une offre qui fait le double de l'autre c'est équivalent, je ne vais pas vous embaucher dans ma boîte." » Guy Roux, à l'époque entraîneur d'Auxerre, assure également qu'il votera pour le plus offrant, sans état d'âme.
À l'issue des échanges, le conseil d'administration estime pourtant que les offres sont « équivalentes » et suggère un deuxième tour d'enchères. « C'est inimaginable aujourd'hui, l'écart était trop important », commente Tong-Cuong. « Moi, je trouvais les offres équivalentes, commente d'un large sourire Noël Le Graët. Il fallait donc trouver des arguments. Par rapport aux fans de foot, Canal était quand même mieux équipée que TPS... Avec cette option, je pensais que seulement 20 % de la population aurait pu voir les matches. » TPS compte en effet 700 000 abonnés, Canal+ 4,45 millions. Mais en apprenant la décision, Le Lay est furieux. Il envoie des huissiers à la Ligue et menace d'attaquer en justice. « Je lui ai dit : "Noël, vous êtes formidable ! Depuis Euclide, personne n'a inventé une nouvelle arithmétique mais vous, vous l'avez fait ! Avec Euclide, 1 et 1 font 2 et avec vous, 1 et 1 font 3." Quant aux menaces, j'avais très mauvaise réputation, alors autant la soutenir ! Et puis ils étaient tout de même un peu dans l'illégalité. » « Le Graët a alors l'intelligence de dire aux deux diffuseurs : "Vous vous démerdez, moi j'ai 1,8 milliard dans deux ans, je veux 1,8 milliard tout de suite et vous vous mettez d'accord sur la répartition", détaille Tong-Cuong. On était en juin et la saison reprenait moins de deux mois plus tard... »
Après avoir laissé quelques jours de réflexion aux deux chaînes, Noël Le Graët leur donne rendez-vous à la Ligue, près du Trocadéro, un soir vers 21 heures. De sa fenêtre, il observe les deux clans sur le trottoir. « Je me demandais comment tout ça se terminerait. Et l'horaire, c'était pour les tendre un peu, s'amuse-t-il. Là, je vois arriver une vingtaine de personnes, entre représentants de chaîne et juristes, pour boucler le deal. À un moment, je demande à une dame : "Et vous, vous représentez quelle société ?" Elle me répond : "Moi ? Je suis journaliste au Figaro." Et elle a assisté à la finalisation de la négo ! »
Deux heures plus tard, ce Yalta des droits télé prend fin : Canal+ remporte la plus grosse part du gâteau et signe le plus gros chèque (1,6 Md de francs, 244,2 M€). TPS, elle, minimise les risques avec une seule exclusivité : la deuxième affiche, celle du samedi soir. Aurait-elle réellement eu les armes pour assumer la totalité de l'offre ? Avec le recul, Le Lay reconnaît un bluff pas si mal négocié. « En prenant tout, on était morts ! Faire changer les abonnés de maison, c'est un drôle de métier. On n'aurait pas récupéré beaucoup plus que la moitié de ceux de Canal passionnés de foot et on aurait considérablement chargé la mule financièrement. Les sommes étaient quand même rondelettes, et ce n'était qu'un contrat de trois ans... Pendant ce temps-là, Canal aurait fait de sacrées économies et nous aurait assassinés trois ans après. C'était quelque part un marché de dupes... Mais on a été emporté par notre élan. Nicolas de Tavernost et moi étions déjà contents d'avoir enfoncé un coin ! »
Les deux camps repartent donc satisfaits : TPS peut diffuser du foot dès l'été 1999 et Canal+ sauve la face avec la majorité des rencontres maintenues sur sa chaîne. « Je ne suis pas sûr que, si je n'avais pas proposé un partage, ils n'auraient pas trouvé un accord, juge aujourd'hui Le Graët. Les loups ne se mangent jamais entre eux, il y a toujours un agneau au milieu. »
Le passage en force du président de la Ligue lui aura néanmoins, selon certains, coûté sa réélection un an plus tard. « Les grands présidents sentaient le poids de la télé, évidemment. Ils se disaient : Canal ne paiera pas pour tout le monde et pour nous... Moi, je pensais qu'il valait mieux partager, et cela a pu me causer quelques problèmes après... » Un an plus tard, le président de la LNF sera en effet battu par l'industriel Gérard Bourgoin. Quant à l'affrontement Canal-TPS, il s'engagera sur d'autres fronts...