Droits TV : le foot business français dans la tourmente
Article réservé aux abonnés
La Ligue de football professionnel est mise en cause pour sa gestion des droits TV, qui ont fait l’objet d’un contrat à vie très juteux pour le fonds d’investissement CVC. Rapporteur de la mission d’information parlementaire, le sénateur Michel Savin l’a invitée jeudi à «revoir d’urgence sa gouvernance», après une descente dans ses locaux.
par Renaud Lecadre
publié aujourd'hui à 12h44
Le football français ne tourne pas rond, épinglé pour la gestion calamiteuse des droits de retransmission télévisée des matchs, ce produit dopant du foot business. La Ligue de football professionnel (LFP) est suspectée non pas d’avoir vendu son âme au diable, mais d’avoir bradé ou hypothéqué l’avenir du foot français. Après avoir promis le milliard d’euros par saison, Vincent Labrune, le président de la LFP réélu pour quatre ans mardi 10 septembre dans des conditions rocambolesques, avec un score de maréchal (86 % des votes), a dû ravaler ses ambitions et brader le championnat de France pour 500 millions d’euros à Dazn et BeIn Sports. Depuis, le foot se trouve dans la seringue : mission d’information parlementaire au Sénat, dont les multiples auditions tiennent désormais du happening en place publique, enquête préliminaire ouverte par le Parquet national financier (PNF), qui, selon nos informations, épluche le dossier depuis bientôt un an. Sans compter la Cour des comptes qui pourrait à son tour entrer dans la danse. Comme un symbole, le sénateur LR Michel Savin, rapporteur de la mission, a effectué ce jeudi 12 septembre dans la matinée, une descente, qu’on ne saurait qualifier de police, mais de visite «sur place et sur pièces», dans le cadre de ses prérogatives parlementaires (1), au sein des locaux parisiens de la LFP. Avec le président (UDI) de la mission, Laurent Lafon, il a tenu jeudi après-midi une conférence de presse, prévenant la LFP, avant même la publication de leur rapport fin octobre, qu’elle devra «revoir d’urgence sa gouvernance», après avoir précisé qu’ils avaient retardé leur descente pour ne pas interférer avec l’élection.
Tout remonte au Covid-19. Pour lutter contre la pandémie, les pouvoirs publics décrètent le huis clos des matchs (adieu aux recettes de billetterie), puis, fait rare en Europe, la suspension de la compétition (finis les droits TV). Fatalement, les clubs de Ligue 1 (mais aussi de Ligue 2) crient famine. Et certains, déjà sur le fil, se retrouvent alors au bord du dépôt de bilan. Arrive alors comme sauveur le fonds d’investissement CVC, coté à la Bourse d’Amsterdam, ayant des ramifications aux îles Vierges britanniques, un paradis fiscal des Caraïbes. Parmi ses principaux clients, les fonds souverains de l’Arabie Saoudite, du Koweït ou de Singapour. Du lourd, qui avait initialement fait main basse sur les droits de retransmission de la Formule 1, avant de s’offrir le Tournoi des six nations en rugby ou le tennis féminin. Le deal passé en mars 2022 entre la CVC et la LFP est le suivant : contre le versement de 1,5 milliard d’euros, permettant alors à court terme de sauver bien des clubs pros de la faillite, le fonds d’investissement se voit octroyer 13 % d’une société commerciale à constituer, LFP1, qui détiendra les droits TV, mais aussi de sponsoring ou de marketing, du foot professionnel – seules les recettes liées aux paris sportifs lui échappent. Soit une ponction à vie de ses futures recettes. Deal très étonnant : en matière financière, il n’est guère compliqué de calculer la durée de rentabilisation ou d’amortissement d’une mise de départ de 1,5 milliard. Sauf que là, c’est ad vitam æternam…
En Allemagne ou en Italie, les ligues locales, alors aux prises avec les mêmes difficultés, avaient refusé un tel deal avec CVC, car trop inégal. L’Espagne acceptera, mais avec d’autres modalités : contre le versement de 2 milliards, il obtient 8 % des futurs droits TV, mais sur cinquante ans seulement. Et encore, le Real Madrid et le FC Barcelone, les deux cadors de la Liga, avaient préféré négocier dans leurs coins leurs propres droits TV. En France, devant la mission d’information sénatoriale lancée au printemps, le managing partner de CVC, Jean-Christophe Germani, n’a pas caché ses ambitions : 10 à 12 % de rendement annuel, revente de sa participation dans LFP1 dans un horizon de six ou sept ans. Sur les seules trois premières années du contrat, le fonds a déjà encaissé 236 millions de dividendes, soit déjà près de 17 % de sa mise initiale. Sans compter le meilleur à venir, la plus-value finale : selon l’Equipe, la participation de CVC dans la F1 (950 millions d’euros en 2006) a été revendue 4,7 milliards dix ans plus tard – soit le quintuple de ce qu’il avait initialement mis sur la table…
«Gagnant-gagnant»
Comment Vincent Labrune, ancien patron de l’OM, élu président de la LFP fin 2020, a-t-il pu signer une telle anomalie ? Devant les sénateurs, il a plastronné : «C’est un accord exceptionnel, inespéré, gagnant-gagnant, qui valorise la L1 à 11 milliards d’euros.» Mais dès son accession à la tête de la LFP, Labrune avait déjà quelques idées en tête, mandatant en octobre 2021 des banques d’affaires (dont Lazard) ou un cabinet d’avocats (Darrois) en vue d’un tel deal – les différents intermédiaires percevront 37,5 millions d’honoraires. Il devra attendre février 2022 pour avoir le feu vert du Parlement, via un cavalier législatif permettant aux organisateurs de compétitions de créer des sociétés commerciales, au sein d’une loi intitulée «démocratiser le sport en France»…
Une fois le deal signé, Vincent Labrune percevra un bonus de 3 millions d’euros, sans compter un triplement de sa rémunération, portée à 1,2 million par an, agrémentée de 200 000 euros de frais. Le salaire du vendeur ? «C’est le prix du marché, dans le benchmark européen, qui mérite ce type de rémunération», réplique l’intéressé, usant et abusant de vocables du business. Du genre : «On croit en notre produit.» Mais il faudra la publication du livre de Christophe Bouchet, lui aussi ex-président de l’OM mais retrouvant sa plume de journaliste, intitulé Main basse sur l’argent du football français, pour que l’affaire devienne publique. C’est ce qui a motivé la constitution d’une commission d’enquête parlementaire, avec Laurent Lafond et Michel Savin, tous deux très pointus lors des multiples auditions.
«Perspective de ruissellement»
Les présidents des 18 clubs de L1, réputés chefs d’entreprise aguerris ou investisseurs avisés, toperont là sans coup férir et sans disposer des détails du deal. Comme celui-ci : sur la saison 2024-2025, CVC pourrait percevoir jusqu’à 20 % des droits TV, pour compenser un manque à gagner l’année précédente. Ou encore que ses dividendes ne sont pas calculés sur le bénéfice net final de LFP1, mais sur un «résultat retraité» aux petits oignons. Quoique entretemps la Ligue se soit offert un somptueux nouveau siège parisien à 131 millions d’euros. «Au moment ou les clubs vont percevoir des droits télé en baisse de 60 %, le contraste de train de vie est notable», a euphémisé Michel Savin jeudi.
Seul Jean-Michel Roussier, président du vénérable HAC (Havre Athletic Club), plus vieux club français fondé en 1884, ose ruer dans les brancards. Remontant de L2 en L1 en 2023, il n’était pas encore membre du club de la LFP et n’avait donc pas voix au chapitre. Il se rattrape depuis et fustige un «casse du siècle». Puis s’en prend à ses homologues présidents de club : «Pour eux, c’était take the money and run.» Lesquels lui rendent la monnaie de sa pièce, car Roussier est un ancien dirigeant de Mediapro, ancien diffuseur de la L1 qui avait fait faux bond fin 2020, plongeant un peu plus les clubs dans la crise. Mais il sait aussi de quoi il parle…
En cause, la nouvelle répartition du pognon depuis l’arrivée de CVC : sur 1,5 milliard, 200 millions pour le PSG, 80 ou 90 millions pour les clubs candidats à un strapontin européen, 30 millions pour ceux qui cherchent surtout à assurer leur maintien en L1. Idem pour les futures distributions. Roussier, encore lui, devant le Sénat : «Avec ces écarts démesurés, il n’y a plus de compétition possible.» Et de rappeler ce chiffre : au sein de la Premier League anglaise, l’équivalent de la Ligue 1 en France, l’écart entre le premier et le dernier du classement du championnat est de 1,8. «Chez nous, on va passer d’un écart de 3 à 8 ou 9.» Michel Savin le martèle : «Le risque d’une championnat à deux vitesses n’est pas virtuel.» Même le très modéré Jean-Michel Aulas, ancien taulier du foot français et ex-patron de l’OL, désormais vice-président de la Fédération française de football (FFF), doit en convenir : «Cette répartition relève d’un choix élitiste, avec une perspective de ruissellement. Cette clé peut être éventuellement à revoir au plan démocratique.»
On n’y est pas, tant la stratégie de Vincent Labrune est de miser sur les clubs à vocation européenne. «Nous devons créer un cercle vertueux, attirer des investisseurs dans les clubs avec plus de succès en Coupes d’Europe.» Et de s’inquiéter que la France quitte le top 5 de l’UEFA, au risque de se retrouver reléguée «en seconde division» européenne. Jean-Michel Mickeler, expert-comptable au sein du cabinet d’audit Deloitte, président de la Direction nationale de contrôle et de gestion (DNCG, gendarme financier du foot), ne dit pas autre chose : «La nouvelle répartition des droits est substantielle, les clubs de haut niveau vont en préempter davantage.» Bref, il s’agit d’une institutionnalisation d’un championnat de France déséquilibré. C’est sur ce vaste programme que Vincent Labrune a été réélu président de la LFP.
A moins que la justice pénale ne s’en mêle. Depuis novembre 2023, le PNF est saisi d’une plainte pour détournement de fonds publics. Elle a été déposée par l’association «AC !!» (pour «anti-corruption», avec un second point d’exclamation pour se distinguer d’Agir ensemble contre le chômage), fondée par un dissident d’Anticor, Marcel Claude. Elle souligne un important point de droit : le foot, comme tous les autres sports, est un bien commun, donc public. La FFF bénéfice d’une délégation du ministère des Sports en vue d’organiser les compétitions (amateurs ou professionnelles), laquelle subdélègue ensuite à la LFP les matchs pros. Une subdélégation renouvelable, et pas ad vitam æternam, la prochaine échéance étant pour 2025. Pouvait-elle, dès lors, vendre le foot pro pour toujours ? «Le football n’est pas que l’affaire de la Ligue, résumait Michel Savin jeudi, mais avant tout des pouvoirs publics : elle va devoir revoir ses fondamentaux.»
(1) Il s’agit formellement d’une mission d’information parlementaire, mais dotée, par une décision du bureau du Sénat, des pouvoirs d’une commission d’enquête.