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Football : le style des bad boys de Marseille
L’OM, qui reçoit ce jeudi soir le RB Salzbourg en demi-finale aller de la Ligue Europa, est dans l’un de ces moments bénis et hasardeux où les individualités se fondent dans le collectif.
«Don’t fuck me.» On a eu le temps d’en voir et d’en entendre dans les salles d’interviews et autres zones dites «mixtes» dévolues aux échanges entre les joueurs de football et la presse, mais à la mi-avril, notre confrère de l’Equipe missionné pour casser le mutisme de l’attaquant grec de l’Olympique de Marseille Kóstas Mítroglou, en piste jeudi pour la demi-finale aller de Ligue Europa (la petite Coupe d’Europe) contre le Red Bull Salzbourg, a été invité au bout du monde, un morceau de roi : «Ne me baise pas.» Mais de quoi parle Mítroglou ?
Il faut tendre l’oreille pour le savoir, et la tendre longtemps. Le Grec Mítroglou est en vérité allemand : une enfance à Neukirchen-Vluyn en Westphalie, le centre de formation de Duisburg, le Borussia Mönchengladbach comme premier point de chute dans le monde professionnel à 17 ans et un coup de fil d’une fédération grecque ratissant les listings des championnats étrangers pour trouver des joueurs avec au moins un grand-parent hellène (ce qui les rend sélectionnables pour l’équipe nationale grecque), histoire de lui rappeler qu’il est né à Kavala, dans le nord du pays, et que faute d’intégrer une sélection allemande où les places sont chères, il pourrait toujours se faire une place dans une sélection où l’intégration est moins compliquée. Mítroglou a accepté.
Puis, à 20 ans, l’attaquant a signé dans le plus grand club grec, l’Olympiakós Le Pirée. Déjà, là-bas, on ne l’a pas beaucoup entendu. On l’a vu ensuite (un peu) en Angleterre à Fulham, et (beaucoup) au Benfica Lisbonne où les journalistes n’ont pas plus eu l’opportunité de le «baiser», comme il dit. Mutique dans ses vestiaires successifs, celui qui confesse du bout des lèvres «[aimer] s’amuser en famille ou avec [ses] amis, jouer avec [son] enfant, faire la cuisine pour [sa] famille» a laissé glisser les malentendus et réserves - trop statique pour le plus haut niveau, inutile dans la construction du jeu - sur sa longue barbe taillée en pointe.
Mítroglou a pris l’ascenseur
Arrivé blessé depuis le Portugal au dernier jour du dernier marché estival des transferts - ce qui dit la précipitation donc le possible aveuglement -, Mítroglou, 30 ans déjà, a mangé chaud à son arrivée à l’OM : trop cher en transfert (15 millions d’euros) et en salaire (330 000 euros par mois selon une estimation de l’Equipe), obsolète, pataud, des ischio-jambiers un peu suspects. Et puis bon, qu’est-ce qu’on est allé chercher un Grec pour coiffer l’«OM Champions Project» (déclassé en un moins chic «Projet champion» au cœur de l’automne sur les PowerPoint du président, Jacques-Henri Eyraud) du propriétaire américain Frank McCourt. La tempête a soufflé.
L’entraîneur phocéen, Rudi Garcia, a fait savoir en off qu’il n’était pas à l’origine de la venue du joueur : à l’heure des comptes, ça peut toujours servir. Sur le terrain, Garcia a aussi donné un peu d’air au Grec, l’alignant plus souvent et réclamant aux attaquants de côté, les internationaux tricolores (et frères ennemis) Florian Thauvin et Dimitri Payet, d’écarter le jeu plutôt que de revenir dans l’axe pour mettre les défenseurs adverses sur le dos de Mítroglou ; une crasse que tous les attaquants axiaux identifient comme telle. Et le Grec a surgi des limbes : 6 buts en 164 minutes en L1 depuis janvier, un pion toutes les 27 minutes contre des équipes hexagonales qui, certes, tirent la langue à cette époque de la saison mais, enfin, le regard a changé.
Et dans un contexte marseillais caractérisé par l’interaction entre les joueurs et ceux qui les soutiennent en tribunes - un Maxime Lopez étant par exemple sorti au bord des larmes de la qualification pour les demi-finales de cette Ligue Europa acquise contre le RB Leipzig au Vélodrome -, Mítroglou a pris l’ascenseur, le sentiment de culpabilité de ceux qui avaient moqué ses épaules voûtées et sa barbe de patriarche accélérant encore le phénomène. Lui a fait l’étonné : «Dans les grands clubs, c’est normal qu’il y ait des critiques. Même les meilleurs joueurs du monde en reçoivent. Je suis arrivé blessé, sans préparation [physique] estivale avec le club, dans un nouveau pays, un nouveau championnat. Ça a pu paraître long. Mais pour moi, c’est normal. Sinon, j’ai toujours mis des buts.»
Et à part ça ? «Don’t fuck me.» Aucun risque : le Grec joue sur du velours. Il a gagné sa bataille personnelle, celle de la crédibilité. Et il n’est pas le seul : c’est tout le club marseillais qui, dans la foulée d’une qualification contre Leipzig à 8 buts (5-3) et en clair à la télévision qui aura vu la terre trembler au coup de sifflet final, a pris l’ascenseur en même temps que lui. Samedi, au Vélodrome face à Lille (5-1), Payet s’est senti de signer une sorte d’armistice avec Thauvin, meilleur buteur du club en Ligue 1 et avide, à ce titre, de faire monter son propre compteur avant la fin de saison : préposé aux penaltys, le Réunionnais en a laissé un à Thauvin. Tout à son émotion après coup : «J’ai été surpris. C’est digne d’un grand joueur. Ce genre de geste tire l’équipe vers le haut.»
Leur coach, Garcia, a parlé d’un «signe important». En 2015, Florian Thauvin avait donné du «fils de pute» lors d’un match à Rennes à un Payet qui s’était avoué «choqué», avant d’adopter la posture du sage «qui ne veut pas envenimer les choses», ce que Thauvin avait mal pris aussi. On a souvent prêté à Payet, non pas un certain machiavélisme, ce serait beaucoup dire, mais une gestion habile de ses propres intérêts. Lesquels, de l’avis même de ses entraîneurs, ne recoupent qu’épisodiquement ceux de l’équipe où il évolue. Le cœur de l’affaire est une fragilité : s’il est capable de descendre une allumette à 30 mètres avec le ballon, Payet n’a pas les mêmes capacités à répéter les efforts - courses, replacements à la perte du ballon - que ses équipiers. Ce qui l’a par exemple conduit cette saison à ne vraiment courir à haute fréquence qu’à partir de la fin février, histoire de se rappeler au bon souvenir de Didier Deschamps, au moment où le sélectionneur des Bleus fait ses choix en vue de la prochaine Coupe du monde en Russie.
Payet est une parabole
La ficelle est un peu grosse, la façon de faire de Payet (31 ans) est par ailleurs connue depuis longtemps, mais les habitués du club phocéen ont noté depuis quelques mois une inflexion, une générosité nouvelle. Avant le péno de samedi, il avait déjà offert à Mítroglou, début février face à Metz, un but qu’il aurait tout aussi bien pu inscrire lui-même. Ce qui dessine les contours, non pas d’un joueur altruiste que Payet ne sera jamais, mais d’un leader, que l’on suit à défaut d’aimer écouter. En l’état, Payet est une parabole de l’équipe dont il porte le brassard de capitaine : entre le microclimat et quelque chose de plus profond, qui dépasse le cadre du football et qui dit que la vie d’un homme se trame quelque part entre ce qu’il sait faire, ce que son environnement professionnel croit qu’il peut faire et le regard que le monde extérieur porte sur lui.
Sur sa bonne mine marseillaise, le défenseur Rolando Jorge Pires da Fonseca, dit «Rolando», a retrouvé à 32 ans la sélection portugaise après quatre années d’éloignement, en mars, pour une rencontre amicale face aux Pays-Bas : une mi-temps apocalyptique plus tard (3-0 pour les Néerlandais à la pause, score final), le Cap-Verdien d’origine était sorti par son sélectionneur comme on en termine avec une illusion. Il faut comprendre qu’en dehors d’un contexte marseillais où son profil tempéré est précieux, bien au chaud derrière un milieu défensif brésilien (Luiz Gustavo) à plus de quarante sélections, Rolando et ses conseils à la jeunesse qui l’entoure ne valent plus grand-chose. Mais là, ce grand gaillard (1,89 m) existe comme jamais. Une affaire de cadre, d’élan, de moment ; l’histoire du cycliste qui se casse la figure quand il arrête de pédaler. Celle de la fraction de seconde où le carrosse redevient citrouille. Et cette affaire est bien entendu celle du chef d’orchestre, le coach marseillais, Rudi Garcia, homme lige d’un club qui aura survécu à la disparition du Paris-SG sur la scène continentale.
On a souvent eu quelques difficultés avec l’entraîneur marseillais, sa communication à l’emporte-pièce («Mes défenseurs n’ont même pas sauté sur les corners, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?» lâché un soir d’hiver) et ce tropisme très particulier chez lui qui consiste à endosser une sorte de troisième voie, distincte de celle de la direction du club qui le paie tout comme de celle tracée par les joueurs, certains d’entre eux le taxant après coup de cynisme.
Garcia savoure le printemps
Dit autrement : il est certainement quelque part, mais il reste à savoir où. La carrière européenne de Garcia recèle une blessure secrète, qui remonte à la saison 2014-2015, quand il entraînait l’AS Roma et ses vaches sacrées : Morgan De Sanctis (37 ans à l’époque), Daniele De Rossi (30), et surtout Francesco Totti, 37 ans et une vie de Romanista. En octobre, son AS Roma s’était fait déchirer sur sa propre pelouse (1-7) par le Bayern Munich : «Rudi n’a plus jamais regardé ses joueurs de la même façon après ça, raconte un proche. Quelque chose s’est cassé dans son esprit. Il n’a plus vu que les défauts : les limites athlétiques et le reste.» Le début de la fin : Garcia sera mis à la porte un peu plus d’un an après. On imagine ainsi cet homme froid, reflet d’un milieu et d’un métier où les sentiments sont un luxe que peu se permettent, savourer mieux que personne le printemps européen de l’Olympique de Marseille. Salzbourg peut faire mal : en roue libre dans leur championnat, ce qui permet de mesurer les efforts, les Autrichiens ont dominé l’OM (0-0, 1-0) lors des matchs de poule. Mais il faut regarder de plus haut. Au fond, le Marseille 2017-2018 et ceux qui le font vivre ont déjà beaucoup gagné.