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ROME À EN MOURIR
À LA VEILLE DE LAZIO-ROMA, RETOUR SUR LE DESTIN DE LUCIANO RE CECCONI ET AGOSTINO DI BARTOLOMEI, DEUX LÉGENDES DES CLUBS RIVAUX MORTES D'UN COUP DE FLINGUE, LIÉES POUR L'ÉTERNITÉ DANS UN JARDIN PUBLIC DE ROME.
Vous n'irez jamais au parc Villa Lais. À Rome, les visiteurs ne s'aventurent pas sur la Via Tuscolana. Là où commence la périphérie. Ses boutiques de téléphonie mobile et les cornetterie aux odeurs de sucre. Ce dimanche après-midi d'hiver, le jardin public est vide, ou presque. Une bagarre éclate entre deux chiens. Des ados discutent sur une balançoire. Autour, quelques graffitis : « Ultras Lazio liberi », « Forza Roma », « Odio Napoli » (je hais Naples). Au milieu du parc, deux allées se croisent : les viale Luciano Re Cecconi et Agostino Di Bartolomei. La municipalité a décidé en 2003 que ces deux joueurs de la Lazio et de la Roma se tiendraient compagnie. Les jeunes qui zonent sur un banc et surveillent le score des matches de 15 heures connaissent-ils l'histoire de « Cecco » et « Diba » ? Rien n'est moins sûr. La ville a pourtant gravé sur du marbre le nom des deux calciatori au destin tragique. Deux légendes de son football, tuées par un flingue.
Au premier regard, tout sépare Re Cecconi de Di Bartolomei. À la Lazio, Cecco est surnommé « Angelo biondo », avec sa gueule pas possible, à la Jean-Pierre Rives. Sur un visage taillé en V, sa tignasse translucide semble voler sur le terrain. Le « Roi » Cecconi est un milieu récupérateur besogneux, dur au mal. En 1974, il est le grand artisan du premier Scudetto remporté par la Lazio. Une équipe de voyous remontée en Serie A un an plus tôt. De 1972 à 1977, il deviendra un des mythes du club biancoceleste, faisant dire trente ans plus tard au capitaine Cristian Ledesma : « Chaque milieu de terrain de la Lazio, tôt ou tard, sera comparé à lui. Il fut le joueur le plus généreux, le plus aimé, et, hélas, le plus malchanceux. » Tué à 28 ans, Cecco n'aura pas connu les grandes heures de Di Bartolomei. Du moins, pas vraiment. En derby, ils ne se croisent que deux fois au stadio Olimpico, que les deux clubs se partagent. Le 9 décembre 1973, pour une victoire laziale, et le 23 mars 1975, où une action initiée par Diba conduit au but de Prati. Et à la victoire des Giallorossi qui retire à la Lazio tout espoir de remporter un nouveau Scudetto.
Car Di Bartolomei explose plus tard. Romain pur jus, « Ago » est originaire du faubourg populaire de Tor Marancia. Comme Francesco Totti ou Alessandro Florenzi, il joue d'abord chez les jeunes, avant de rejoindre l'équipe première à 17 ans, et de devenir le capitano d'une Roma de rêve. Celle de Falcão, Bruno Conti et Carlo Ancelotti. Di Bartolomei est un joueur élégant, calme, presque silencieux. L'équipe joue au rythme de cet homme au visage sombre, à la teinte d'un corbeau. Seules ses frappes font le bruit des bombes. Il marquera 66 buts avec la Roma, de 1976 à 1984, et portera le club à son deuxième Scudetto, en 1983. L'année suivante, selon ses propres mots, le capitano joue le match de sa vie. Le 30 mai 1984, au stadio Olimpico, la Roma affronte Liverpool en finale de Coupe des clubs champions. Un match nul 1-1 qui débouche sur la séance de tirs au but. Sous pression, les Giallorossi s'effondrent et Diba ne s'en remettra pas. Il est même poussé vers la sortie par les dirigeants et finit sa carrière à Milan, Cesena et Salernitana, en Serie C. Dans son coeur, Diba restera toujours un joueur romanista. La Curva Sud ne s'y trompe pas, qui, pour son dernier match, écrira : « Ti hanno tolta la Roma, non la tua curva. » (Ils t'ont enlevé la Roma, pas ton virage).
Ainsi, réunis aujourd'hui dans leur jardin, les deux hommes ont plus d'un point commun. Des gens de peu, généreux, travailleurs et introvertis. « Je parle peu parce que c'est mieux que de parler trop », disait Di Bartolomei. Titulaires au même poste, respectés par leur vestiaire et toujours prêts à plaisanter, ils gagnent leur Championnat mais restent snobés par l'équipe nationale. Et puis... Et puis il y a cette mort tragique qui les relie. Ce maudit coup de flingue. Le 18 janvier 1977, en début de soirée, Cecco et son pote Pietro Ghedin traînent dans le nord de Rome, à Tor di Quinto. Les deux joueurs laziale s'arrêtent dans une bijouterie. Ils cachent leur visage, ils déconnent. « Fermi tutti, questa è una rapina ! » (Personne ne bouge, ceci est un hold-up !). Mais le bijoutier Tabocchini, lui, ne rigole pas. Si Ghedin comprend vite et lève les mains en l'air, Cecco insiste et prend une balle en plein ventre. Au sol, il répétera simplement : « C'était juste une blague, juste une blague... »
L'Italie vit alors ses années de plomb. Elle est sous tension, minée par les bombes rouges et brunes, les attaques à main armée. Les journaux ont déjà le titre qui appâtera les lecteurs du lendemain : « Re Cecconi tué pour une plaisanterie. » La mort du footballeur ressemble à un feuilleton de série B, quelques mois après l'assassinat de Pier Paolo Pasolini. Et un an avant l'enlèvement d'Aldo Moro par les Brigades rouges. La Lazio perd son Ange blond et une foule immense célèbre ses funérailles. L'affaire traîne un temps. Tout n'est pas clair dans l'histoire*, mais le bijoutier est disculpé. On se console en rappelant que Cecco est mort en rigolant, dans la fleur de l'âge. Qu'il n'aura pas connu la dégringolade de Diba.
Au début des années 1990, à 35 ans passés, Di Bartolomei, en fin de carrière, veut revenir dans le jeu. Il rêve de diriger l'équipe des jeunes de la Roma. Cruel, le foot sait aussi l'être envers ses anciens. Personne ne rappellera Diba. Terré dans le Sud, à Salerne, le taiseux crée une école de football pour les jeunes de la région. Il lance une agence d'assurances qui fait très vite faillite. Il retourne à ses livres et à sa collection d'armes à feu, sans jamais quitter des yeux le Calcio. Et sa tristesse vire à la dépression. Le 30 mai 1994, dix ans jour pour jour après le match contre Liverpool, il se donne la mort d'une balle en plein coeur. À sa femme Marisa, il laisse une lettre : « Je t'adore, et j'adore nos splendides enfants, mais je ne vois pas le bout du tunnel. » Dans son portefeuille, Marisa découvre une photographie de la Curva Sud. Et ces quelques mots : « À notre grand Diba, qui sera toujours notre capitaine.
» Le temps a passé. L'eau du Tibre a coulé sous le ponte Milvio. Et le paysage du football ressemble toujours à celui de la vie. Que reste-t-il de Diba et Cecco ? Dans la Curva Nord, un drapeau célèbre l'Ange blond. En face, dans la Sud, les anciens vous diront qu'avant Totti, « il solo capitano » s'appelait « Ago ». Habitué du hitparade, le chanteur Antonello Venditti a consacré un titre au joueur : « Souvienstoi de moi, mon capitaine, efface le pistolet de ta main... » Paolo Sorrentino s'en est inspiré dans son film l'Homme en plus. Enfin, sait-on jamais, si vous traînez un jour au Tuscolano, faites un tour au parc Villa Lais. Il y aura des enfants sur les balançoires et des chiens tenus en laisse. Au-dessus de leur tête, vous devinerez peut-être une présence. Celle des joueurs maudits par la vie. Ceci n'est pas une blague.