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Deschamps-Jardim : «on a le devoir de dire la vérité aux joueurs»
Aux commandes des Bleus et de l'AS Monaco, les deux coaches devenus amis ont fait éclore une demi-douzaine d'internationaux français. Didier Deschamps et Leonardo Jardim échangent sur leur métier, «leurs» joueurs et les chances de l'équipe de France pour la Coupe du monde qui approche.
Main tendue, Didier Deschamps essaye de nous faire discerner la toiture de sa maison de Cap-D'Ail, dans les arbres qui surplombent l'autre côté de la baie. Sur la terrasse baignée de soleil du Cap Estel d'Èze, l'établissement au luxe tranquille où Leonardo Jardim nous a donné rendez-vous, le sélectionneur sourit de la difficulté à trouver une date pour cette interview commune, acceptée depuis plusieurs semaines. «Pourtant, on est voisins...»
En passant par la basse corniche surplombant le littoral, le stade Louis-II est à moins de deux kilomètres du fief acquis par Didier Deschamps pendant sa période monégasque (2001-2005). Depuis 2013 et l'arrivée de Leo Jardim à l'AS Monaco, les deux techniciens ont appris à se connaître, et à s'apprécier. «Un jour, il est venu se présenter. On a déjeuné ensemble, on a sympathisé», rappelle le coach portugais qui a mené l'ASM à son huitième titre de champion de France, au printemps dernier. DD n'y était pas parvenu (une fois 2e, deux fois 3e) mais, lui, avait atteint la finale de la Ligue des champions (2004), quand Jardim s'est arrêté en demi-finales. «Didier, il est resté quatre ans ? Moi, je vois que ça fait trois ans et demi...» se marre le Portugais (sous contrat jusqu'en 2020), qui ajoute, très sérieux : « Tu sais que j'ai ta photo dans mon vestiaire... ? » « Pas celle où j'ai des piques dans les cheveux j'espère... » répond le Français, hilare.
Au-delà de cette complicité et de cette histoire comparable, les deux coaches ont aussi «partagé» de nombreux joueurs, lancés par Jardim à Monaco puis devenus internationaux avec Deschamps. Martial en 2015, Sidibé, Mendy, Mbappé, Bakayoko, Lemar lors de la saison 2016-2017. Ils seront tous en lice pour participer à la Coupe du monde en Russie cette année. Jardim ne manquera pas ça, il le promet à son copain : «Je viendrai te voir en Russie, tu choisiras le match. J'étais venu à Marseille pendant l'Euro, avant la demi-finale contre l'Allemagne, c'était pas mal, non ? J'avais apporté la chance...» La Coupe du monde ? Pas le pire des sujets pour démarrer l'interview...
Leonardo, l'équipe de France peut-elle réussir un grand Mondial?
DIDIER DESCHAMPS : Attention Leonardo, sois gentil, hein... (Rires.) En général, les gens de l'étranger la voient très bien l'équipe de France. C'est en France qu'on la voit moins bien.
LEONARDO JARDIM : Pendant le dernier Championnat d'Europe j'ai soutenu l'équipe de France, durant toute la compétition, jusqu'au bout, ou presque... Évidemment, avant la finale contre le Portugal, mon pays, je n'ai rien dit. Les gens savaient de quel côté j'étais...
DD : Sinon tu ne pouvais pas rentrer chez toi...
Didier Deschamps a perdu la finale de la Ligue des champions contre Porto et José Mourinho en 2004. Il a perdu la finale de l'Euro contre le Portugal et Fernando Santos. Vous pouvez lui donner le secret pour battre un entraîneur portugais ?
LJ : Je suis sûr qu'il a déjà battu des entraîneurs portugais...
DD : (Rires.) Il y en a beaucoup, des entraîneurs portugais...
LJ : Déjà il est allé dans deux finales internationales, une en club, une en sélection. Et rien que ça, ça n'est pas arrivé à beaucoup de monde. Mais tu étais quand même très près en 2016... La prochaine fois, en Russie, tu pourras progresser d'un étage, aller juste au-dessus...
Ça veut dire que l'équipe de France peut gagner la Coupe du monde ?
LJ : Elle a l'entraîneur pour gagner la Coupe du monde. Et les joueurs aussi...
Les joueurs, ce sont ceux que Monaco et vous avez fournis à Didier Deschamps depuis quelques saisons ?
LJ : Pas seulement. Je pense qu'il y a une très belle génération de joueurs français. Ils sont jeunes mais ont la particularité pour beaucoup d'avoir déjà une vraie expérience internationale. Ils sont bien formés, ils savent déjà beaucoup de choses. Je crois qu'avec un peu de réussite, un bon état d'esprit, cette équipe peut arriver dans les quatre derniers, en demi-finales.
Beaucoup de vos joueurs à Monaco sont devenus internationaux français depuis deux ans. Est-ce que vous avez beaucoup échangé entre vous à leur sujet ?
LJ : Bien sûr, c'est naturel. Avec Didier ça se passe de manière très simple. La communication entre nous a été bonne dès le début.
DD : Évidemment, nous n'avons pas forcément les mêmes intérêts. Mais je tiens compte aussi des impératifs des clubs. Ne pas laisser jouer 90 minutes des joueurs qui ont une grosse échéance en club juste après, par exemple. C'est la moindre des choses, surtout si notre match est amical. J'ajoute que de son côté Leonardo a toujours été clair, il comprend l'intérêt de l'équipe de France.
LJ : Mon objectif, c'est la réussite du joueur, avec le club, mais aussi en équipe nationale. Ça va ensemble.
DD : Ce qui est aussi très important, c'est de pouvoir échanger quand certains joueurs connaissent des périodes difficiles. C'est important pour moi de savoir si quelque chose de grave se passe entre lui et un international français. Je ne veux pas faire ou dire quelque chose qui aille à l'encontre de ce qu'il a pu dire à ce joueur.
Par exemple, l'été dernier, vous avez parlé de Kylian Mbappé ?
DD : Oui. On ne peut pas tout dire, mais on en a parlé.
LJ : Didier était au courant de tout. Je donne toutes les informations au sélectionneur. Avec Didier, comme avec Fernando Santos au Portugal.
DD : Pour Kylian, c'était surtout fin août : il ne jouait pas à Monaco (avant son transfert au PSG). Mais je savais grâce à Leonardo qu'il s'entraînait régulièrement. C'était important pour moi d'avoir les bonnes infos, car on avait des matches très tôt (France - Pays-Bas, le 31 août).
Vous vous mettez d'accord sur des stratégies communes vis-à-vis des joueurs ?
DD : Leonardo me tient au courant des discussions qu'il peut avoir. Moi, je peux l'aider aussi un peu en donnant un petit coup de pression.
LJ : Oui, c'est ça (Jardim se marre). Mais ça n'est pas organisé, ce n'est pas une stratégie.
DD : S'il sait que je suis présent à un match, il peut aussi dire au joueur : «Oh, il y a Deschamps qui est là.» Ça aide.
LJ : Oui, et moi j'ai aussi déjà dit à un joueur, «Oh, ton sélectionneur est là, et tu n'es pas au niveau. Tu dois faire plus...»
DD : (Mort de rire.) J'ai l'impression de l'entendre... « Ça ne suffit pas, il n'est pas content... » Il n'y a pas besoin de beaucoup de mots parfois...
C'est quoi un coup de pression ? L'exemple Anthony Martial ?
LJ : Martial ? Je me rappelle. C'était à Nantes. On mène 1-0. Je lui dis : «Tu rentres, tu prends la transition dans le couloir, et tu défends jusqu'à la ligne des 25 mètres...» Il rentre en disant : «Oui coach, ça va...» Sur le terrain, il ne défend pas une fois, puis deux, puis trois... Et là j'ai demandé le changement... (Nantes-Monaco, 0-1, le 24 août 2014 : entré à la 61e minute, Martial avait été remplacé à la 88e).
DD : Après, j'ai parlé à Anthony de cet épisode. Je lui ai dit : «Si j'avais été à la place de Leonardo, je t'aurais même sorti avant.» Aux jeunes, on accorde le droit à l'erreur : c'est normal, ils n'ont pas d'expérience. Le mec qui est plein d'enthousiasme peut rater trois ou quatre passes, il peut rater ce qu'il veut, mais l'attitude que je ne supporte pas, c'est de ne pas faire le travail... Là, c'est retour à l'école...
LJ : Nous sommes d'accord, 100 % d'accord. D'ailleurs, on voit que Martial a écouté ses coaches ; il est à un très bon niveau avec Manchester United, il fait une très bonne demi-saison. Même quand il rentre en cours de jeu. Le talent ne doit pas rester tranquille... Un joueur de très haut niveau, quand il rentre, même si ce n'est que 15 minutes, doit changer le match.
DD : Mais il faut le piquer, et il n'aime pas hein ? Il fait partie de ces joueurs qui ont des qualités très au-dessus de la moyenne... Ils ne peuvent pas se contenter d'un minimum. Ce que je leur dis c'est : «Tu vas faire une belle carrière, c'est sûr. Soit ça te suffit, soit tu vas chercher plus haut, là-haut, et moi c'est ce que je veux pour toi.» Mais ça demande des efforts, une attitude... Anthony a d'énormes qualités. Après il y a sa personnalité, son caractère, sa nature nonchalante. Je lui ai toujours dit : il faudra qu'il lutte contre lui-même toute sa carrière.
Benjamin Mendy, c'est aussi un joueur que vous avez dû piquer ?
DD : Oh oui, oh oui... (Rires). Il y a eu besoin de ça pour qu'il comprenne certaines choses. Il a vécu des discussions un peu dures avec Leonardo... et j'en ai remis une couche.
LJ : Oui, oui, c'est vrai. Parfois, comme le dit Didier, tu vois des joueurs qui possèdent le talent. Mais ils ont aussi des petites choses dans leur vie qui les empêchent de vraiment réussir. Là, tu dois être très dur, tu ne peux pas laisser passer. Mendy, je l'aime beaucoup, peut-être que c'est le meilleur latéral gauche du monde. Mais c'est aussi un garçon avec qui il faut beaucoup, beaucoup discuter. C'est dur, mais c'est aussi agréable, car c'est un vrai passionné de foot.
Et Kylian Mbappé, c'est aussi un passionné qu'il faut piquer un peu ?
DD : Ce n'est pas le même caractère, mais c'est un vrai amoureux du foot.
LJ : Il a un talent fantastique, bien sûr, il est au-dessus des autres. Dès 16 ans, il aurait pu jouer dans notre équipe pro. Mais ce qu'il a en plus, c'est un vrai mental de compétiteur.
DD : C'est rare des joueurs comme lui. Mais lui aussi a eu des périodes difficiles, où il était sur le banc, il voulait jouer, il n'était pas content. Avec lui aussi, malgré toutes ses qualités, Leo a dû parler.
LJ : J'ai parlé comme un père à Kylian. Comme un père, ça signifie qu'il ne faut pas toujours dire que tout va bien. Je voulais le meilleur pour lui, et pour cela il faut aussi dire la vérité : quand ça ne va pas, quand une attitude n'est pas bonne. C'est dur ? Mais nous les entraîneurs, avec les joueurs, nous devons utiliser le langage de la vérité. Il n'y a pas d'autre voie. Il y a tellement de gens autour qui leur disent qu'ils sont les meilleurs du monde.
DD : Entre le père, la mère, le conseiller, le frère... Ils disent tous au joueur : «Tu es le plus fort, ton entraîneur c'est un idiot, ce n'est pas de ta faute, c'est de la faute des autres joueurs.» C'est plus facile d'entendre ça, mais nous on est là pour dire la vérité. Et ce qui compte, ce qu'on regarde, c'est leur réaction.
LJ : Les joueurs, en formation, ont besoin d'avoir des obstacles à surmonter. On ne peut pas ouvrir toutes les portes, et leur donner l'illusion que tout est facile. Même pour les plus forts, il y a des caps à franchir. On l'a fait pour Mbappé, il est passé par la CFA, il a fait de bons matches, et il est venu avec les pros. Il a montré des qualités, mais défensivement ce n'était pas ça. C'était une étape de plus à passer.
DD : Un jeune, quel que soit le niveau, on lui donne du temps de jeu. Mais on ne peut pas lui dire qu'on va construire le reste de l'équipe autour de lui.
LJ : Et puis, il y a aussi un problème : tu lances un joueur qui n'est pas prêt. Il va faire un mauvais match une fois, deux fois. Il va perdre la confiance, sa progression va être ralentie. C'est très difficile de trouver le bon équilibre dans la façon de lancer un jeune. Les jeunes réclament, ils sont obsédés par le temps de jeu, mais le temps de jeu ce n'est pas suffisant, ce qui compte c'est de BIEN jouer. Moi, il y a déjà deux ou trois joueurs que j'ai lancés cette saison à qui j'ai dit qu'ils devaient augmenter la qualité de leurs matches.
Ils comprennent ?
LJ : Eux, ils attendent de progresser pour intéresser des grands clubs. Je leur dis toujours : «Je vais essayer de vous aider. Mais les grands responsables de votre réussite c'est vous, pas moi...» Ce n'est pas parce que vous allez venir ici, faire des entraînements avec Jardim...
DD (Il coupe.) : Le magicien Jardim...
LJ : Ce n'est pas pour ça que vous allez déjà arriver au top. En vrai, je n'ai pas de baguette magique...
Pourtant, depuis votre arrivée en 2013, vous avez dû plusieurs fois jouer au magicien, pour reconstruire des équipes...
LJ : Le rôle des entraîneurs a changé. On veut gagner, bien sûr, mais on te donne aussi des joueurs que tu dois faire progresser, les valoriser pour que le club puisse gagner de l'argent en les revendant. C'est une nouvelle mission. Mais ce qui compte pour moi, c'est de connaître les règles. À partir du moment où j'accepte les choses, j'essaye de donner le meilleur. Le projet de Monaco n'est pas construit d'une année sur l'autre. Chaque année a sa propre histoire. Un nouvel effectif, un nouveau challenge... Cette année on a perdu six joueurs importants (Mbappé, Mendy, Bakayoko, Bernardo Silva, Germain, Dirar), alors on doit rebâtir quelque chose, progresser à nouveau.
DD : Je l'admire pour ça. Je sais qu'à sa place j'aurais eu beaucoup de mal. Et encore je suis gentil. Même si, comme tout entraîneur, je sais bien aujourd'hui que l'aspect financier passe au-dessus de l'aspect sportif. Mais faire mieux avec moins, là, c'est vraiment de la magie comme on disait.
LJ : Cette année, je savais que ce serait plus dur. Et j'avais alerté en interne. Évidemment, parce que des joueurs sont partis. Mais pas seulement. On n'est pas au Real, au Barça, au Bayern ici, dans un de ces clubs habitués à gagner tout le temps. Un club comme Monaco gagne de temps en temps, et derrière il y a toujours un peu de relâchement, et ça peut être fatal.
Mais depuis 2013, vous avez quand même installé des fondamentaux, une méthode, non ?
LJ : Oui, c'est vrai que ça fait trois ans et demi que je suis ici, j'ai eu le temps de mettre en place des principes, un modèle de jeu. Mais il faut recommencer sans cesse. C'est dur, mais pour un coach, c'est aussi une grande motivation.
La saison passée, vous avez réussi à obtenir l'émergence de fortes individualités, un jeu collectif très au point et un bel état d'esprit. C'est rare dans une carrière ?
DD : Je réponds pour lui, car il a eu l'humilité, la simplicité de mettre ses joueurs en avant. Alors qu'avec ce qu'il a fait l'an dernier, il aurait pu marcher sur l'eau. Il avait de la qualité dans l'équipe, après ce qui fait la différence, c'est la justesse extrême du collectif. Et l'état d'esprit. Et ça, l'entraîneur n'y est pas pour rien. L'esprit était fabuleux dans cette équipe, ils étaient vraiment potes, sur le terrain, en dehors aussi, des fois même un peu trop.
LJ : Oh là oui... (Rires.)
C'est une fierté pour vous d'avoir réussi cette synthèse ?
LJ : Bien sûr qu'il y a de la fierté. D'autant qu'on a battu un adversaire très costaud, Paris. Pour moi ce titre est le plus important de ma carrière. À l'Olympiakos, par exemple, j'avais eu de très bons résultats. Mais l'adversité n'était pas la même. Alors que là, avec un adversaire comme Paris, il y avait une concurrence très forte et c'est aussi cela qui donne de la valeur à un titre. J'ajoute aussi qu'on a gagné, mais qu'on a gagné avec la manière, on a bien joué.
Parce que Monaco est une équipe qui ne peut avoir de résultats qu'en jouant un football offensif ? Comme en 1988 avec Arsène Wenger, 1997 avec Jean Tigana, 2000 avec Claude Puel, 2004 avec vous, Didier ?
DD (Un peu agacé.) : Mais on ne peut pas gagner des titres sans bien jouer. C'est impossible, il faut arrêter avec ça. Le mec qui gagne le plus de matches et qui est champion, tu ne peux pas dire que son équipe n'a pas joué. Après, tu as différentes stratégies. Par rapport aux joueurs dont tu disposes, tu les fais jouer de manière plus ou moins offensive.
LJ : Tout à fait d'accord avec toi. Bien jouer, très souvent, ce n'est pas seulement jouer l'attaque, ou marquer beaucoup de buts. Bien jouer, c'est ne pas faire d'erreur, c'est contrôler l'adversaire.
DD : Je me souviens quand Leo est arrivé à Monaco. On avait eu une discussion. Tu te rappelles ? Au début, il voulait jouer. Je lui ai dit : «Leonardo, attention, le Championnat de France c'est très difficile. Il y a la spécificité d'une grande densité athlétique.» Je lui ai dit : «C'est très bien cette volonté d'aller jouer, mais tu risques d'avoir des difficultés à obtenir des résultats.» Et au début, comme il n'avait pas la même qualité de joueurs aussi, il a joué le contre...
C'est donc à cause de vous qu'il était critiqué au début, alors ?
DD : Non, non...
LJ : Le beau jeu, chacun voit ça comme il veut, en fonction de sa culture, de ses goûts, de ses priorités. En Italie, jouer bien, c'est être bien placé, sérieux, gagner 1-0. En Angleterre, jouer bien, c'est rentrer dans l'adversaire, ce sont des ballons directs, des duels à gagner... En Espagne, c'est se faire des passes... C'est subjectif. C'est comme se demander : «Qu'est-ce qu'une belle femme ?» Chacun aura une réponse différente.
Le débat sur le style de jeu concerne aussi l'équipe de France...
DD (Ironique) : Ah bon ?
Vous trouvez ça injuste ?
DD : Je ne rentre pas dans ces débats. Ce que je peux dire, et ce n'est pas un scoop, désolé, c'est que la grande différence pour une sélection, c'est le travail à l'entraînement. Leo peut avoir des périodes de préparation, même s'il joue tous les trois ou quatre jours. Si on veut comparer, c'est un désastre, ça n'a rien à voir (rires). Je m'adapte. Quand j'ai les joueurs une semaine ou dix jours, entre la récupération et l'avant-match, on fait une ou deux vraies séances. C'est court, et très intense, parce que, quoi qu'on puisse dire, il faut des résultats.
LJ : C'est dur cette situation pour un coach. Prendre des joueurs de différentes équipes avec différentes méthodologies de travail, différentes idées de jeu, différents styles de marquage... Pour moi, il y a aussi des moments où ça ressemble un peu à ça : quand les joueurs reviennent de sélection. Ils arrivent l'un du Brésil, l'autre de Colombie, l'un a joué en marquage individuel, l'autre en zone, l'autre sans consignes défensives. Et il faut reconstruire, le reconcentrer en un ou deux jours... Didier, lui, le vit à chaque fois.
DD : Ce qui est dur à comprendre, vu de l'extérieur, c'est que le foot est fait de beaucoup de répétitions. D'un mois sur l'autre, il faut parfois reconstruire. Alors quand c'est trois mois... Ce que tu mets en place peut fonctionner un moment, et un mois après ce n'est déjà plus la même chose. La seule période où je peux vraiment un peu plus travailler sur la profondeur, c'est pendant la préparation de la phase finale, parce que j'ai trois semaines. Il n'y a que là. Mais encore faut-il être qualifiés.
Mais vous faites quand même des tests, vous associez des joueurs ?
DD : C'est ça le foot, ce sont des joueurs qui se comprennent. Des automatismes. C'est ce que Leo a réussi à construire la saison dernière à Monaco. Quand Benjamin Mendy montait, il savait qu'un milieu allait compenser, ou que Falcao fermait le couloir. Et il jouait en confiance. Dans le foot, connaître l'appel que va faire le mec devant toi, c'est le truc le plus précieux. Avoir des affinités c'est déjà difficile, mais alors des automatismes, pffiou... Moi, j'ai dix matches par an pour construire ça, lui il en a joué plus de 60 la saison passée. Pour y arriver en équipe nationale, où je peux avoir 20 clubs représentés, avec des joueurs qui ne jouent pas avec les mêmes systèmes... c'est difficile. C'est pour ça que je dis que le juge de paix, le moment où tu peux avoir une analyse un peu plus juste du niveau d'une sélection, c'est la phase finale. La vérité, on l'a tous les deux ans.
La victoire prime sur le style de jeu ?
DD : Je ne dis pas ça. Mais les titres, c'est ce qui reste. Et le football de haut niveau, ce n'est pas un spectacle pour le spectacle. C'est l'efficacité. Mais, bien sûr, il y a des entraîneurs qui sont très bons, qui impriment une marque, même s'ils n'ont pas l'équipe pour gagner...
LJ : L'année dernière, tu te souviens que tu m'avais appelé avant la demi-finale (de C1) contre la Juve ? Tu m'avais raconté que toi, en 2004, tu avais perdu les deux titres, la finale de la Coupe d'Europe et le Championnat. Tu m'avais dit : «Il faut que tu gagnes un des deux.» Quand j'ai vu qu'en Championnat, ça commençait à être un peu chaud, j'ai clairement rappelé l'objectif du titre, parce qu'évidemment les joueurs étaient toujours très motivés en Ligue des champions...
Didier, votre mandat de sélectionneur a aussi été marqué, depuis deux ans, par l'affaire Benzema.
DD : Ah ! vous ne pouvez pas vous empêcher de poser la question...
C'est quand même un épisode important, qui a perturbé votre travail, non ?
DD : Ce qui est certain, c'est qu'un entraîneur sait que les perturbations peuvent arriver à tout moment, de n'importe où. L'équilibre d'un groupe c'est tellement fragile...
LJ : Sur ce sujet précis, je ne connais pas les détails, je n'ai pas les infos qui me permettent de parler de ça. Ce que je peux dire, de manière générale sur le travail de coach, c'est que pour nous deux, je crois, le plus important c'est l'idée de groupe, l'état d'esprit, le travail pour le collectif.
DD : Le plus important, ce sont les valeurs qu'on défend, les valeurs du groupe. C'est capital. Et pour moi, l'équipe nationale, c'est encore au-dessus, hein ! Le maillot bleu-blanc-rouge est au-dessus de tout. Il n'appartient à personne. Moi, je décide dans l'intérêt de l'équipe, et ma grande liberté, c'est que je décide seul. Ce n'est pas comme en club, où je peux avoir des joueurs qui ne comprennent pas, ou des leaders négatifs, mais qui sont sous contrat. Avec l'équipe de France, le seul engagement est moral. Alors je prends ou je ne prends pas. Et s'il y en a un qui ne fait pas ce qu'il faut, eh bien il ne reviendra pas la fois d'après. Et je peux lui dire le pourquoi du comment.
LJ : Didier fait ce qu'il veut. Dans les clubs, cela a beaucoup changé. Quand j'ai débuté ma carrière, les joueurs que j'avais à ma disposition étaient ceux que j'avais choisis. Aujourd'hui, même à Monaco, l'entraîneur n'a pas seul ce pouvoir de faire, d'acheter, il doit aussi se conformer aux décisions du club. C'est l'évolution, même en Angleterre, on croit que les managers décident de tout, mais là aussi ça change.
DD : Je sais, je parle souvent à mon ami, le coach de Chelsea (Antonio Conte, ancien partenaire de Deschamps à la Juve).
Vous n'avez pas abordé la carrière d'entraîneur de la même manière. Leonardo, vous avez fait de grandes études pour y arriver. Didier vous êtes passé du statut de joueur à celui d'entraîneur du jour au lendemain, en 2001... Ça change beaucoup de choses ?
DD : Il n'y a pas une seule route pour y arriver. Et ce n'est pas parce que tu as été un joueur, bon, très bon, ni même un international, que tu vas faire forcément un bon entraîneur.
LJ : Ce métier est de plus en plus complexe. Un passé de joueur ne suffit pas. Mais une carrière d'étudiant à l'université ça ne suffit pas non plus. Pour arriver à ce niveau, il faut connaître le jeu, le management, la condition physique, le médical, le travail avec les médias, la psychologie des joueurs et des hommes aussi. L'expérience est essentielle. J'ai commencé en 5e Division. J'ai franchi des étapes, des caps. Tu sors d'une grande université, tu es prêt pour entraîner ? Non ! Tu es un grand joueur, tu es prêt pour entraîner ? Non. Il faut toujours apprendre.
Et pour se faire accepter ?
LJ : Ça, c'est autre chose.
DD : Le passé de joueur m'a toujours aidé. C'est un trésor dans lequel je puise. Mais vis-à-vis de tes joueurs, ça ne suffit pas : même si tu as fait une carrière internationale, ça ne dure pas longtemps. La légitimité, tu l'as. Mais il y a une grande différence entre être légitime et être crédible. Qui que tu sois, Deschamps ou Jardim, tu es testé par les joueurs.
Le mot de la fin ?
DD : Je le laisse à Leo, il parle moins que moi...
LJ : Quand ma saison à Monaco sera finie, c'est là que ton travail commences, non ? Moi, en juin, je pars en vacances aux Maldives, mais si tu as besoin d'un renseignement, tu peux m'appeler... (Rires.)