Le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev au centre d’un « Monacogate »
En conflit avec un marchand d’art, le propriétaire du club de football de l’AS Monaco a usé d’influence sur la police et la justice locales, selon des éléments révélés par « Le Monde ».
Depuis deux mois, un simple DVD-Rom fait trembler la principauté de Monaco. Il est au cœur de ce qui ressemble fort à un « Monacogate », un scandale aux relents de trafic d’influence, voire de corruption, impliquant policiers et magistrats de haut rang. Le contenu du DVD a de quoi surprendre : des centaines de SMS échangés entre les protagonistes d’une affaire judiciaire, des messages qui dévoilent, bien involontairement, la face cachée d’une partie de la police et de la justice monégasques, enclines à favoriser les puissants. Enfin, surtout l’un d’entre eux : le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, influent propriétaire de l’AS Monaco (ASM), le club de football local.
Pour ce quinquagénaire, 190e fortune mondiale selon le classement 2017 du magazine Forbes, tout s’est peut-être joué le 12 juillet dernier. Ce jour-là, il témoigne en tant que partie civile devant le juge Morgan Raymond dans le cadre d’un banal différend commercial. Lorsque le magistrat lui demande benoîtement s’il entretient « avec certaines personnes de l’institution judiciaire monégasque des liens privilégiés », l’oligarque répond sèchement : « Non. » Ce mensonge initial pourrait devenir son boulet. Car le fameux DVD-Rom, dont Le Monde a eu connaissance, contredit ses déclarations et lève le voile sur d’étranges pratiques.
Au départ, donc, un conflit entre super riches. D’un côté, Dmitri Rybolovlev, acheteur compulsif de tableaux de maîtres. De l’autre, Yves Bouvier, un homme d’affaires suisse très introduit sur le marché de l’art et associé à sa compatriote Tania Rappo. Le premier reproche aux seconds de lui avoir soutiré 1 milliard d’euros de commissions, en surfacturant des Picasso et autres Modigliani. Les intermédiaires vendeurs arguent, eux, de leur bonne foi.
Les confidences d’une marchande d’art
Dès le 9 janvier 2015, le milliardaire russe dépose plainte pour « escroquerie ». La machine judiciaire se met en marche. Avec, parfois, des séquences étonnantes. Ainsi, le 23 février suivant, Tania Rappo, invitée à dîner par Rybolovlev, se laisse aller à quelques confidences entre vodka, vins fins et caviar. A son insu, l’avocate du Russe, Me Tetiana Bersheda, enregistre ses propos sur son smartphone et les transmet aux policiers. Deux jours plus tard, Yves Bouvier tombe dans un traquenard à Monaco : neuf policiers monégasques l’interpellent alors qu’il se rend, à la demande de Rybolovlev, dans le somptueux appartement (valeur estimée : 230 millions d’euros) que celui-ci occupe au sommet de l’immeuble La Belle Epoque.
Après une longue garde à vue, l’homme d’affaires suisse verse une caution de dix millions d’euros et sort libre des locaux de la police judiciaire, en dépit des réquisitions du parquet monégasque. Autant dire qu’il vit mal l’épisode. Pour avoir longtemps commercé avec Rybolovlev, il sait que ce dernier dispose de solides relais locaux, et qu’il les a peut-être activés pour le coincer. Mais comment le prouver ? En comptant sur un faux pas de l’adversaire. Celui-ci survient le 3 février 2017.
Ce jour-là, Me Tetiana Bersheda, sans trop se méfier, remet son téléphone au juge Morgan Raymond, chargé d’instruire la plainte du camp Rybolovlev. Le magistrat entend ainsi vérifier la licéité de l’enregistrement qu’elle a fourni dans le conflit opposant son client au duo Bouvier-Rappo. L’avocate n’y voit pas malice. Mais le juge Raymond est du genre fouineur : il veut qu’un expert ausculte l’intégralité de la mémoire du smartphone. Ce sera le point de départ du « Monacogate ».
Le rapport d’expertise est terminé le 7 juillet 2017. Prudent, le juge le transmet à l’un de ses collègues, Edouard Levrault, qui instruit une autre plainte déposée par Tania Rappo, pour atteinte à la vie privée. Le DVD-Rom contenant les éléments du téléphone est alors retranscrit et coté en procédure. Mais le parquet général de Monaco s’empresse, le 4 septembre, de demander sa destruction (La cour d’appel examine cette requête jeudi 14 septembre). Serait-ce parce qu’on y découvre trop de choses, en l’occurrence une multitude de SMS accablants pour la haute société monégasque ?
En vedette de cette affaire, Me Tetiana Bersheda, 33 ans, une brune helvéto-ukrainienne connue pour son entregent. C’est elle qui aurait conçu le piège tendu à Yves Bouvier avec la complicité de… policiers monégasques. Trois d’entre eux en particulier. Christophe Haget, d’abord, le patron de la division de police judiciaire, toujours en poste actuellement, tout comme son adjoint, Frédéric Fusari (ni l’un ni l’autre n’ont répondu à nos sollicitations). « Il viendra le 25 (…) il faudrait rester avec le plan A », écrit l’avocate à Haget, en prévision de l’arrivée de Bouvier à Monaco. « C’était quoi le plan B, m’assassiner ? », s’indigne aujourd’hui celui-ci.
« Merci Tetiana »
Autre relation policière de l’avocate : le directeur de la Sûreté publique, Régis Asso, à la retraite depuis 2016. A en croire les textos, il est question, cette fois, de menus services et de cadeaux. Ainsi, début mars 2015, Régis Asso (lui aussi sollicité, en vain) reçoit à son adresse privée – « plutôt que dans les locaux de la police », précise Me Bersheda par SMS – un superbe samovar offert par Dmitri Rybolovlev. « Merci beaucoup pour votre aide dans le dossier de mes amis suisses », indique l’avocate. Le 16 mars, nouvelle salve de félicitations, toujours par texto : « Ce n’était possible que grâce à l’efficacité de vos enquêtes, encore bravo et merci à toute votre équipe. » Le policier apprécie : « Merci Tetiana de votre envoi qui a touché ma sensibilité forte pour la Russie, lui répond-il. Pouvez-vous adresser mes remerciements sincères à Dimitri Rybolovlev, je vous assure à tous deux de ma fidélité. » Il arrive aussi que Régis Asso dîne ou déjeune chez le milliardaire. C’est l’avocate qui se charge de l’inviter : « Est-ce que votre adjoint et vous seriez disponibles pour déjeuner chez M. Rybolovlev le vendredi 10 avril à 13 ? Amitiés, Tetiana. » Quelques semaines plus tôt, elle lui avait souhaité un « joyeux anniversaire » au nom de « Dmitri » et d’elle-même.
Mais la Sûreté publique monégasque – le service de Régis Asso – ne gère pas directement la procédure liée à Bouvier. La coopération des enquêteurs Haget et Fusari paraît indispensable. Me Bersheda s’y emploie. Elle leur propose des invitations aux matchs de l’ASM, minaude par messagerie interposée… Ils se rencontrent souvent, s’appellent constamment, bien au-delà d’une relation classique avocat-enquêteur. Ce sont eux qui se chargent de l’enquête Bouvier. Eux qui ont mis au point son interpellation et procédé aux interrogatoires. « Nous utiliserons les confrontations pour renforcer la compétence à Monaco », a écrit M. Haget à Me Bersheda pendant la garde à vue. « Nous avons travaillé pour nous assurer de la prolongation des gardes à vue avec le juge de la liberté et des détentions. » Sans oublier cet autre message édifiant : « On se voit vers 10 h pour évoquer tous les points du dossier. ». Le 16 mars, ils déjeunent ensemble. « Merci pour ce moment, à demain, amitiés », écrira ensuite le policier.
Les deux enquêteurs n’hésitent pas non plus à actionner leurs réseaux en mettant l’avocate en contact avec la prestigieuse Brigade de répression du banditisme (BRB), à Paris. « J’ai eu longuement la BRB Paris, je vous appelle », prévient ainsi M. Haget, avant d’ajouter : « Les Français sont déjà sensibilisés sur le sujet. » Dès lors, c’est un enquêteur parisien, le commandant Thomas Erhardy – sollicité par Le Monde, ce dernier a invoqué son devoir de réserve –, qui se charge du dossier Bouvier au niveau international. « Vous pouvez l’appeler de ma part », assure M. Fusari. On est entre gens de confiance. « J’ai parlé à M. Erhardy, tout va bien
», se félicite l’avocate. A tel point que, le 6 juillet 2015, le policier de la BRB l’informe de poursuites lancées contre le Suisse : « Notice rouge Interpol diffusée à Singapour pour exécution, wait and see », annonce-t-il. Il précise : « J’espère avoir la diffusion du mandat d’arrêt [contre Bouvier] avant 12 h. » Frédéric Fusari, quant à lui, baguenaude par SMS : « Vous rassurer, ça fait aussi partie de mon travail », dit-il à l’avocate, entre deux considérations sur le jeu de l’ASM.
« Privatisation » de la justice
Au-dessus des policiers, mieux vaut s’assurer de l’appui des magistrats monégasques. Son client, Dmitri Rybolovlev, dispose d’un atout maître : le directeur des services judiciaires, Philippe Narmino, pour ainsi dire le ministre de la justice de la Principauté. Lui et son épouse, Christine, entretiennent les meilleures relations du monde avec « Rybo » et son entourage. Un soir de janvier 2015, ils dînent ensemble à leur domicile. En février, ils envoient une boîte de douceurs à leur ami russe. « Chers Christine et Philippe, Dmitri vous remercie de tout cœur pour les délicieux chocolats », fait savoir l’avocate. Il est vrai que les Narmino reviennent d’un week-end de rêve à Gstaad (Suisse) dans le chalet de Rybolovlev. Ils s’y sont rendus à ses frais, en hélicoptère, depuis le Rocher. « Remercie chaleureusement Dmitri de notre part, écrit Christine Narmino, pour son hospitalité sans faille et renouvelle-lui nos amitiés et nos félicitations pour la beauté de sa résidence gstaadoise. »« C’était un grand plaisir de passer le week-end avec vous et de skier ensemble, répond Me Bersheda. Je ne manquerai pas de transmettre votre message à Dmitri, qui était ravi de vous recevoir chez lui. Bonne soirée, je vous embrasse. Tetiana. »
Peu après ce séjour, Yves Bouvier est interpellé sur ordre de la justice monégasque. Cela vaut bien l’envoi de fleurs à Mme Narmino. « Merci pour tes pensées, écrit-elle en retour. Les fleurs sont magnifiques et embaument ma journée. » Les Narmino sont également conviés aux 30 ans de l’avocate. Et le jour où celle-ci lui envoie un article peu favorable au camp russe, le patron des services judiciaires, qui la tutoie, répond : « Une stratégie est organisée de l’autre côté. » Sollicité par Le Monde, M. Narmino n’a pas donné suite. La défense de M. Rybolovlev et de Me Bersheda, de son côté, refuse de commenter ces informations, dénonçant des tentatives de diversion de la part de la partie adverse.
L’avocat parisien Francis Szpiner, conseil, avec François Baroin, de M. Bouvier, s’indigne, quant à lui, des pratiques ainsi mises au jour : « J’ai toujours dit que M. Rybolovlev avait privatisé la justice de Monaco à son profit. On a désormais la preuve que la police, le parquet et l’équivalent du ministre de la justice ont tout fait pour constituer une association de malfaiteurs afin de réaliser une escroquerie au jugement. Je demande à la garde des Sceaux de diligenter une enquête sur l’exercice de la profession de magistrat à Monaco, et au ministre de l’intérieur une enquête sur les policiers français détachés à Monaco ». Et l’avocat de conclure : « J’espère vivement que le prince saura tirer toutes les conclusions qui s’imposent. » De fait, le prince Albert – qui n’a pas donné suite, lui non plus, à nos demandes – est désormais en première ligne. Selon la législation monégasque, « le directeur des services judiciaires veille à la bonne administration de la justice dont il est responsable devant le Prince seul ».
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http://www.lemonde.fr/police-justice/ar ... oKaDTxc.99Les Modigliani et les Picasso de Rybolovlev, propriétaire de l’AS Monaco
A l’instar de Waldemar Kita, plusieurs noms de propriétaires de clubs français apparaissent dans les documents de la firme panaméenne Mossack Fonseca, même si leur présence n’apparaît pas forcément liée à leurs activités dans le football. Ainsi du Russe Dmitri Rybolovlev, président et actionnaire majoritaire de l’AS Monaco depuis décembre 2011, qui figure derrière plusieurs sociétés offshore, avec lesquelles il a appris à jongler comme ses joueurs avec le ballon.
L’intérêt de l’oligarque russe pour les montages financiers n’est pas nouveau. Sa propension à opacifier son patrimoine a été dénoncée, dès 2008, par Elena Rybolovleva, son ex-femme, lorsqu’elle a décidé de divorcer.
En 2005, M. Rybolovlev a déposé ses actifs dans des trusts à Chypre, le Vigo Trust et l’Aries Trust. La vente de ses parts dans l’entreprise de potassium Uralkali en 2010 – en pleine procédure de divorce – lui a permis d’accroître considérablement sa fortune, qui s’élevait à 8,8 milliards de dollars (7,7 milliards d’euros) en 2014, selon le magazine Forbes. Le Russe a cédé à ces entités de gestions d’actifs opaques une partie de son patrimoine, notamment à travers plusieurs sociétés offshore. Craignant que son mari ne cherche ainsi à la spolier d’une partie de sa fortune lors du divorce, Elena Rybolovleva a demandé à la Cour suprême de la Caraïbe orientale, fin 2008, le gel des avoirs de trois sociétés offshore domiciliées aux îles Vierges britanniques : Xitrans Finance Limited – une structure qui a, par ailleurs, ouvert un compte à la Standard Chartered Bank, à Jersey –, Ringham Investment Finance SA et Treehouse Capital Inc. L’ex-épouse estime que 720 millions de francs suisses (660 millions d’euros) ont été placés dans ces sociétés, notamment sous la forme d’œuvres d’art, dont des Modigliani et des Picasso. Treehouse Capital Inc. détient également, selon Elena Rybolovleva, le yacht My-Anna, estimé à quelque 60 millions de dollars.
Estimant que « les détails des actifs commerciaux sont couverts par le secret d’affaires et [que] personne n’a à répondre de la composition de sa fortune personnelle auprès d’un organe de presse », Me Tetiana Bersheda, avocate de M. Rybolovlev, a répondu : « Ringham n’existe plus depuis 2010 – elle a été radiée du registre du commerce en mai 2010 et sera automatiquement dissoute en mai 2017, selon la loi applicable. Xitrans détient des œuvres d’art, ce qui est de notoriété publique aujourd’hui. Il est faux que Treehouse détient le yachtMy-Anna. Les sociétés offshore sont utilisées pour des raisons de planification matrimoniale, notamment la planification successorale et la protection d’actifs. » En mai 2014, la justice suisse a accordé 4 milliards de francs suisses à Elena Rybolovleva, avant d’abaisser ce montant à 564 millions en appel. Finalement, le 20 octobre 2015, les deux ex-époux ont annoncé dans un communiqué laconique avoir trouvé un accord, sans donner de chiffres.
Outre ces trois sociétés, auxquelles la justice s’était déjà intéressée, les documents de MF font apparaître le nom d’une autre entité offshore, qui avait peut-être échappé à la vigilance d’Elena Rybolovleva et de ses avocats. Talasea Limited est aussi domiciliée aux îles Vierges britanniques. Elle a été créée en août 2006, avec comme actionnaire Montrago Trustees Limited – un gérant de trusts installé à Chypre. M. Rybolovlev en est le codirecteur, avec un certain Mikhaïl Sazonov. Ce dernier, conseiller financier de Rybolovlev, apparaît très proche du club de l’AS Monaco. Talasea Limited a-t-elle un lien avec les activités de l’oligarque dans le football ? « Cette société n’a pas d’activités et n’a pas d’actifs », a simplement répondu Me Bersheda, sans plus de précisions.