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Les clubs de Ligue 1 se pillent les centres de formation
À l'image de Lille ou Monaco, les clubs français font aussi leur marché, désormais, dans les centres de formation de l'Hexagone. Cette stratégie menace la pérennité d'un système souvent cité en exemple.
Raphaël Raymond
De quoi parle un dirigeant de club français, en ce début d'été, quand il ne traite pas un transfert ? De transferts... chez les plus jeunes. Pas les seconds choix mais ceux promis à l'équipe pro avant un transfert et une belle plus-value financière à la clé. Le sujet est devenu brûlant. Jusqu'ici les clubs pros français se refusaient de lorgner les autres centres de formation de L1 et de L2 pour y faire la cour à un stagiaire en fin de contrat. Pas question de briser le pacte de non-agression admis tacitement par tous les dirigeants. Un pacte non écrit, censé favoriser l'équilibre de l'écosystème du football français, déjà mis à mal par l'appétit parfois gargantuesque de leurs homologues étrangers, celui de Manchester United à l'égard du jeune Havrais Paul Pogba en 2009 ou de Chelsea pour le Lensois Gaël Kakuta deux ans plus tôt.
Lors de cette intersaison, le gentleman's agreement franco-français a volé en éclats. Des talents ont été débauchés au terme de leur contrat de stagiaire alors qu'ils avaient reçu une proposition de premier contrat pro de leur club formateur. Monaco a lancé les hostilités en chipant Jordy Gaspar à Lyon. Mais Lille s'est vite imposé comme le principal animateur de ce nouveau marché. Le club nordiste est allé piocher deux éléments prometteurs du vivier monégasque et il en a fait de même dans celui du Paris-SG.
Lille officialise l'arrivée de Boubakary Soumaré
Lille n'hésite pas à afficher ses jeunes joueurs recrutés dans les centres de formation français sur son site Internet, comme ici l'ancien Parisien Boubakary Soumaré, maillot du club de la capitale sur le dos. (LOSC )
Lille n'hésite pas à afficher ses jeunes joueurs recrutés dans les centres de formation français sur son site Internet, comme ici l'ancien Parisien Boubakary Soumaré, maillot du club de la capitale sur le dos. (LOSC )
Si ces mouvements font beaucoup parler dans le milieu, alors qu'ils concernent des éléments pas forcément appelés dans l'immédiat à jouer un rôle majeur dans l'équipe première du club qui les a accueillis, c'est parce qu'ils menacent le modèle économique de la formation en France. Détecter une pépite et la façonner patiemment ne garantit plus grand-chose, si ce n'est un dédommagement financier prévu à l'article 261 de la charte du football professionnel.
«On sent que ça part dans tous les sens» Jacques-Henri Eyraud, président de l'OM
Pour s'attacher les services de Gaspar (20 ans), qui ira visiter les installations du Cercle Bruges (D2) lundi avant d'y être éventuellement prêté, Monaco a dû régler des indemnités de formation à Lyon, à raison de 90 000 euros par saison passée par le latéral droit dans son club formateur après quinze ans et de 10 000 euros par saison avant. Gaspar étant arrivé à l'OL à douze ans, la note s'est élevée à 480 000 € pour l'ASM. Un dédommagement modeste pour Lyon, compte tenu des coûts de formation et des salaires versés au joueur avant son départ.
Les cinq jeunes joueurs surveillés par Monaco
Un investissement relativement faible pour un joueur qui a déjà effectué ses premiers pas en Ligue des champions et dont la marge de progression laisse entrevoir une croissance assez rapide de sa valeur sur le marché des transferts. Ce n'est pas un hasard si Lille et Monaco sont les premiers à se spécialiser dans ces transactions d'un genre nouveau. Le commerce des joueurs est au coeur de leur stratégie économique.
Leur objectif consiste donc à enrôler les meilleurs potentiels quand leur prix est au plus bas, afin de les faire progresser pour pouvoir les revendre au prix fort. Ils ne se sentent pas tenus par des accords oraux pris, alors qu'ils n'étaient pas encore autour de la table et se bornent à constater qu'ils ne transgressent pas les règlements. Tous les nouveaux acteurs du marché ne sont pas sur la même longueur d'onde. « On sent effectivement que ça part dans tous les sens et je comprends que certains de mes homologues estiment que l'on est en train de jouer avec le feu », note Jacques-Henri Eyraud, le président de l'OM, qui plaide pour une refonte rapide de la charte du football professionnel. « Le foot est en perpétuel mouvement et il faut adapter les règlements en fonction des changements, des dérives qui peuvent poindre. Après, ne soyons pas dupes : il y aura toujours un club suffisamment malin pour contourner le règlement », indique le nouveau directeur technique national, Hubert Fournier.
«Les dirigeants de club n'arrivent pas à se mettre d'accord» Sylvain Kastendeuch, coprésident de l'UNFP
Des discussions ont été entamées. « La Ligue veut faire évoluer la charte pour protéger la formation française et mieux protéger notre excellence dans ce domaine, qui constitue un vrai actif », indique Didier Quillot. Le directeur général exécutif de l'instance tente de jouer les rassembleurs.
Sa tâche est compliquée, à écouter Sylvain Kastendeuch, le coprésident de l'UNFP, le syndicat des joueurs : « Nous sommes pour la stabilité et le respect des contrats. Nous préférons voir les jeunes passer pro dans leur club formateur et qu'ils y jouent un certain temps. Le problème, pour le moment, c'est que les dirigeants des clubs n'arrivent pas à se mettre autour de la table et à trouver un accord. »
Un premier contrat pro à seize ans, une mauvaise solution
À la Ligue, on mise quand même sur une évolution de la charte d'ici à la fin de l'année. Des propositions sont sur la table. Certains plaident pour une augmentation sensible des indemnités de formation. Ça ne réglerait pas le problème, celles en vigueur en France étant déjà supérieure à celles prévues par la FIFA dans le cas des mutations internationales. L'idée d'augmenter le nombre de prêts, actuellement limités à sept en France par club, a fait son chemin tout comme le passage de la durée du premier contrat de trois à cinq ans.
Pour éviter de se faire piller leurs espoirs les plus en vue, les clubs n'attendent plus la fin des contrats aspirant ou stagiaire pour leur faire signer un premier contrat pro. Mais cela revient souvent à reporter le problème. Un jeune qui signe pro à seize ans peut se retrouver libre à dix-neuf ans s'il n'a pas prolongé en cours de bail.
Des prolongations peuvent être proposées contre toute logique sportive. « Parfois, certains gamins qui signent pro à seize ans se croient arrivés et arrêtent de travailler », note Fournier. « Ce premier contrat pro de trois ans qu'on anticipe crée une impatience des jeunes et de leur environnement. Il plombe la formation en France, c'est une évidence », estime Christian Gourcuff. Qui sait de quoi il parle. Cet été, Rennes a imité Lille et Monaco en recrutant par le même biais à Caen Jordan Tell, attaquant international moins de 18 ans.
«C'est extrêmement dangereux»
Bernard Caïazzo, président du conseil de surveillance de l'ASSE et de celui de Première Ligue, s'inquiète pour l'avenir de la formation en France.
«Cet été, plusieurs joueurs ont signé leur premier contrat professionnel dans un autre club français que celui qui les avait formés...
Plusieurs clubs se sont plaints. Le sujet a déjà été mis sur la table au sein de Première Ligue (l'un des deux syndicats patronaux qui réunit la majorité des clubs de L 1) ou à la Ligue. Jusqu'ici, les clubs français faisaient l'objet d'attaques de clubs étrangers, anglais notamment, qui, contre des indemnités de formation ridicules, recrutaient des talents en devenir de premier plan. Mais ils ne se piquaient jamais les jeunes de leur centre de formation. En brisant ce gentleman's agreement, on est en train d'ouvrir la boîte de Pandore. C'est extrêmement dangereux.
Pourquoi ?
Ça va devenir la jungle. Je dis à mes collègues : "Attention : dans la jungle, à la fin, c'est toujours le plus puissant qui gagne. Et il n'est pas sûr qu'un jour vous ne vous fassiez pas manger, vous aussi." Par ailleurs, s'ils ne peuvent plus s'appuyer pendant quelques saisons sur les joueurs qu'ils forment, certains clubs vont se demander quel est leur intérêt à entretenir un centre de formation. C'est tout un système qui serait alors en grand danger.
Comment expliquez-vous l'émergence de ces pratiques ?
Les clubs qui fondent leur développement sur l'achat et la vente des joueurs sont inévitablement attirés par cette orientation. La saison passée, la moitié des clubs a vendu des joueurs pour au minimum 15 millions d'euros. Les transferts sont devenus tellement importants dans les ressources des clubs que certains en arrivent à s'asseoir un peu, parfois, sur des pratiques morales.
Comment comptez-vous y mettre fin ?
Des discussions ont été engagées, notamment avec les syndicats des joueurs et des entraîneurs, pour revoir la charte. Et passer par exemple la durée du premier contrat pro de trois à cinq ans. Mais ça nécessite de changer la loi sur le sport.»