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VINGT ANS UNE ŒUVRE
Le 30 septembre 1996, Arsène Wenger était officiellement nommé manager d’Arsenal. Pour étirer plus avant ce règne historique, même s’il manque quelques lignes au palmarès des Gunners sous son ère, le Français continue à vivre dans le présent et le match d’après. VINGT ANSUNE ŒUVRE
Le 30 septembre 1996, Arsène Wenger était officiellement nommé manager d’Arsenal. Pour étirer plus avant ce règne historique, même s’il manque quelques lignes au palmarès des Gunners sous son ère, le Français continue à vivre dans le présent et le match d’après. VINCENT DULUC
Il n’aime pas les hommages ni les anniversaires qui lui rappellent que le temps passe. Il est à la tête d’Arsenal depuis vingt ans parce qu’il a toujours été obsédé par le match suivant, dans trois jours. Arsène Wenger semble avoir un rapport au temps complexe, plutôt fuyant, sans doute pour éviter que le présent ne lui échappe. Un entraîneur qui se retourne sur son passé n’a pas d’avenir. Il dit prendre beaucoup plus mal les défaites, maintenant, parce qu’il a moins de temps. « Ma faim de victoires est encore plus grande que quand je suis arrivé, avouait-il le week-end dernier, après la victoire sur Chelsea (3-0), parce que je sais que je n’ai pas vingt autres années devant moi. Et puis, je ressens la responsabilité. Vous ne pouvez pas passer vingt ans quelque part et ne pas ressentir ce poids de rendre les gens heureux. »
À la fin de sa carrière, Guy Roux, un autre entraîneur au long cours, disait que le moteur d’une vie d’entraîneur était une libido et qu’il l’avait perdue, à la fin. Chez Arsène Wenger, rien n’annonce la fin, surtout pas lui-même. Il aura soixante-sept ans dans trois semaines, l’âge de Bruce Springsteen, qui donne encore des concerts de quatre heures, et les photos de lui à vingt ans de distance, sans photoshop, sans lifting, disent que ce jeu l’a moins vieilli que bien d’autres. Il y a de l’avenir pour l’ascétisme. Il avait les cheveux moins gris, un costume croisé parce que c’était la mode, des lunettes plus larges parce que c’était le siècle dernier, et les défaites n’avaient pas creusé autant de rides, mais il était le même. Sinon, bien sûr, que l’Angleterre n’avait jamais entendu son nom. C’était le célèbre titre de l’Evening Standard, le quotidien londonien devenu un gratuit, depuis : « Arsène who ? » (Arsène qui ?). Ses références n’avaient pas de quoi émouvoir l’île. Relégué en D 2 avec Nancy (1984-1987), privé d’un bien plus beau palmarès national avec Monaco parce qu’il jouait rarement à onze contre l’OM de Tapie (1987-1994), ouvert à une autre culture à Nagoya (1994-1996), l’Alsacien a pourtant trouvé le club de sa vie, à Arsenal. Il l’a révolutionné, d’abord, l’a rebâti, ensuite.
L’entraîneur français qui aura eu le plus de pouvoir dans un club
Dans un contexte très britannique, très conservateur et très alcoolisé, deux éléments ont accéléré sa réussite : sa réforme culturelle est survenue au moment même où Tony Adams, le leader du vestiaire, avait décidé d’arrêter de boire, et l’apparition de Patrick Vieira sur le terrain, qui aura bouleversé l’équipe, a donné de la crédibilité à ses choix comme à ses allures de professeur. Il est devenu le premier entraîneur étranger à réussir en Angleterre, le premier à changer sa culture, le premier à imaginer le futur.
Dans le jardin anglais de Highbury, au coin d’Avenell Road, où il lui arrive encore de rêver qu’il parcourt l’étroit couloir qui n’existe plus, rare aveu d’une nostalgie fantôme ressentie malgré la disparition du monument, il a giflé l’ancienne identité du « Boring Arsenal » pour lui donner une philosophie de jeu comme un esthétisme. Les années Bergkamp et les années Henry ont été magnifiques, le plus souvent. Avant d’arriver, il avait imaginé une défense à trois, une révolution absolue. Il a finalement étiré de quatre ou cinq saisons la vie du « back four », Dixon, Keown, Adams, Winterburn. Il aurait bien le temps d’aligner, furtivement, une équipe sans joueurs britanniques.
Il est paradoxal de reprocher aussi souvent à Arsenal de ne pas changer, alors que le club a été un pionnier historique du changement, de l’ère d’Herbert Chapman, dans les années 1930, négociant avec le métro londonien la modification de la station Gillespie Road en Arsenal. Alors qu’il a été l’un des premiers à reconstruire un nouveau stade, en plein Londres, comme Tottenham est en train de le faire, dix ans après.
Il manque de l’argenterie dans les placards, mais, en vingt saisons, Arsenal a terminé quatorze fois sur le podium
Et Arsène Wenger a été, aussi, l’homme de cette révolution, comme il avait veillé à la construction du centre d’entraînement de Colney, s’impliquant jusqu’au moindre détail, jusqu’à la plantation de 280 arbres sur le site. Malgré le départ en cours de route de David Dein, qui l’a laissé un peu seul, ensuite, face aux nouveaux actionnaires, il est l’entraîneur français de l’histoire qui aura eu le plus de pouvoir dans un club.
Il n’y a pas que le palmarès dans la vie, mais il ne faut pas s’y tromper : dans celle d’Arsène Wenger, il y a aussi le palmarès. La moquerie de Mourinho, qui l’aura qualifié de « spécialiste de l’échec », reste une insulte d’ego à ego, mais qui résiste peu aux faits. Il manque à Wenger de l’argenterie dans les placards, et le tunnel sans trophée de 2006 à 2014 aura été interminable, mais en vingt saisons à la tête des Gunners, il a terminé quatorze fois sur le podium du Championnat d’Angleterre, et n’est jamais allé au-delà de la quatrième place. À l’échelle européenne, depuis 2001, son niveau le plus bas demeure les huitièmes de finale de la Ligue des champions. Cela ne suffit à personne, à l’Emirates, puisque ce jeu demande des étincelles et des sentiments en montagnes russes, mais c’est une œuvre. Manchester United aura disputé une seule fois la Ligue des champions lors des trois dernières saisons. Chelsea, plombé par les neuf défaites en quinze journées de la fin de l’ère Mourinho, en est privé, cette saison. Quand Arsenal est nul et que Wenger est trop vieux, les Gunners sont au moins quatrièmes de la Premier League et en huitièmes de finale de la Ligue des champions.
Il ne sort jamais, reste chez lui, passe des heures à regarder le football mondial à la télé
La trace de Wenger à Arsenal, si l’on ne s’occupe que du palmarès, est marquée par le doublé de 1998, par la finale de la Ligue des champions 2006 perdue face à Barcelone (1-2) au Stade de France, après que l’expulsion de Lehmann lui avait fait perdre deux joueurs majeurs (il avait choisi de sortir Pirès), et par l’accomplissement absolu des « Invincibles », champions d’Angleterre sans défaite en 2004. « Le rêve d’une vie », avouera-t-il.
Il est fascinant, lorsqu’on le croise, de constater à quel point ses rêves et son obsession sont intacts. On se souvient d’une soirée passée dans son bureau, la saison dernière, à l’Emirates, après une victoire sur Manchester City qui l’avait apaisé au moins quelques heures, sûrement. Jusqu’à une heure très avancée de la nuit, il avait évoqué la recherche de la performance, comment il pouvait mettre bout à bout, pour un détail biomécanique ou mental, des études confidentielles qui recelaient une piste, un sujet de curiosité. Il était entraîneur d’Arsenal depuis plus de dix-neuf ans et on s’était dit, ce soir-là, que son but n’était pas de durer, mais bien de continuer à gagner.
Il ne cède rien à l’âge ni à l’usure. Ne sort jamais, reste chez lui, dans sa maison de Totteridge, passe des heures à regarder le football mondial à la télé. « Pour parler de foot avec lui le lundi, il faut avoir tout vu le week-end, a confié, un jour, l’un de ses proches. Si tu veux être au niveau dans la discussion, il faut n’avoir rien manqué. »
Il vient de passer vingt années à Arsenal et ce n’est pas fini. Il est en fin de contrat, en juin prochain. Ce n’est pas la première fois. Depuis le 1er octobre 1996, il a toujours respecté ses engagements, et les a toujours prolongés. Il n’est jamais parvenu à partir, alors que le monde entier est venu sonner à sa porte, et il est possible qu’il n’arrivera pas, non plus, à s’arrêter. Un jour, il lui faudra s’arracher à cette obsession du match suivant, à cette addiction du pouvoir, de l’adrénaline et du plaisir, à ce sentiment sans pareil d’être exactement là où il a toujours rêvé être. Un jour. Mais là, tout de suite, et puisque l’équipe d’Angleterre rêve de lui, il va sûrement signer un nouveau contrat avec Arsenal. Il y aura d’autres anniversaires.