Entraîneur depuis 2001, sélectionneur des Bleus depuis 2012, champion du monde en 2018, Didier Deschamps a connu, joueur, toutes sortes d'influences, de l'école nantaise au pragmatisme d'Aimé Jacquet, mais il a été surtout marqué par ses années italiennes.
L'image a environ trente-cinq ans et probablement n'a-t-elle n'a jamais vraiment quitté Didier Deschamps, tant elle s'est répétée durant ses années nantaises : lui, adolescent accoudé à la fenêtre de sa chambre et, en contrebas avec ses chiens, Jean-Claude Suaudeau qui en finit avec un footing et vient, pendant près d'une heure parfois, deviser avec son jeune milieu de terrain de tout, c'est-à-dire de football. Que reste-t-il de leurs discussions tactiques autour du mouvement, des appels et contre-appels ?
Une influence, évidente, mais qui se heurte aussi à la nature, la personnalité, du sélectionneur des Bleus. Car avant la Jonelière, où il est arrivé en 1983 avec Raynald Denoueix et donc Jean-Claude Suaudeau comme entraîneurs, avant la Juventus Turin de Marcello Lippi ou avant les Bleus d'Aimé Jacquet, sa vie a débuté à Bidart, dans un Pays basque qui a façonné, selon le Palois Édouard Cissé, la mentalité du sélectionneur de l'équipe de France : « Didier, c'est un vrai Basque, c'est le boulot avant tout. » Un Basque, donc « un garçon carré, dans le bon sens du terme », insiste Raynald Denoueix, deux années à la tête de la Real Sociedad (2002-2004), et qui le vit débarquer à 15 ans au centre de formation nantais avec l'autorité naturelle héritée de ses plus jeunes années.
« Un petit patron napoléonien », s'amusa un jour son ancien coéquipier Christophe Robert. « Plutôt rustique techniquement, s'était souvenu Robert Budzynski, l'ancien directeur sportif des Canaris. En revanche, quelle intelligence dans le jeu ! » Elle lui fut indispensable à l'assimilation des principes nantais, même si, de ses débuts professionnels à 16 ans jusqu'à son départ pour l'OM en 1989, il n'en connut pas l'aboutissement sur le plan des résultats, chaotiques, en D1. La génération Ouédec-Loko-Makelele-Pedros, championne de France étourdissante en 1995, atteignit le Graal sans lui. Peut-être la perception distante qu'il entretient aujourd'hui avec l'idéal nantais en aurait été changée s'il avait été sacré avec les idées de Suaudeau et Denoueix.
« Didier, au cours de sa carrière, a connu un mélange d'influences, mais s'il a conservé quelque chose de Nantes, c'est ce sens du collectif hyper élevé, analyse Raynald Denoueix, son premier formateur, également champion de France en 2001. Il met l'équipe au-dessus de tout, car il avait cette qualité de jouer pour les autres, de les pousser, de les guider. » Les combinaisons à l'infini, les courses pour libérer l'espace aux coéquipiers, la passe déclenchée par le receveur, les exercices iconoclastes de Coco Suaudeau, capable de poser une planche sur le terrain pour totalement modifier la nature d'un exercice, l'ont nourri, il en convient volontiers aujourd'hui, citant sans fourcher les préceptes nantais. Mais très vite, il les remet dans leur contexte : « Nantes a été une influence dans un cadre bien particulier, réalisable à partir du moment où des joueurs pendant plusieurs années baignent dedans, quotidiennement, et au point que cela devienne automatique. »
De fait, il utilisa certains des exercices nantais à Monaco (2001-2005) « à partir de la troisième saison car les joueurs se connaissaient parfaitement ». Deschamps n'est pas un formateur, il n'en a jamais eu envie, trop impatient face à la quête des résultats, qu'il veut immédiats. Il n'est pas non plus un idéaliste, ne le sera jamais, marqué par son passage dans un OM qui, en 1993, sous les ordres de Tapie, a déniaisé le football français des clubs, en remportant la finale de la Ligue des champions (1-0 face à l'AC Milan).
Son expérience à la Juventus Turin (1994-1999), aux plus belles heures du Calcio, l'a rapproché pour de bon de sa nature profonde, de ce pragmatisme assumé. Avec Nantes, il a appris le jeu, avec Marseille et la Juve, il a appris à gagner. Mais, dès ses débuts sur le banc, il s'est affranchi de ses influences nantaises, en tout cas le jeu pour le jeu uniquement, et quand il retrouva, en 2011, Coco Suaudeau, à l'invitation de France Football, le débat ressemblait à une émancipation d'un adolescent qui sait tout ce qu'il doit au père, mais souhaite marcher tout seul, à sa façon.
Coco avait allumé en premier l'entraîneur de l'OM à l'époque : « Il y a une expression, "gagner à tout prix", à laquelle je n'adhère pas du tout. »
Réponse de l'élève, qui n'en était déjà plus un : « Pour moi, le plaisir n'existe que dans le succès [...]
- Cette victoire dont tu parles, elle ne dure pas. C'est fort sans doute, mais éphémère.
- Moi, j'ai ce plaisir. Je me souviens de matches horribles que j'ai été heureux de gagner, de remporter.
- Toi, tu vis le moment. Moi, je vis plus loin. »
En novembre 2003, Suaudeau avait pourtant adoubé dans une interview à France Football le tout jeune coach monégasque : « Je ne m'intéresse pas particulièrement à Monaco. En revanche, son jeu, oui, m'intéresse, d'autant qu'il est de qualité. » Plus loin, il expliqua la filiation avec l'école nantaise : « Il (Deschamps) a réussi à faire comprendre à ses joueurs que le plaisir vient toujours après les contraintes, les courses, la mobilité, le déplacement, les fausses pistes [...] Il a été nourri puis élevé dans ce foot nantais, auquel on demande beaucoup mais donne aussi beaucoup. »
Dix ans plus tard, ils débattirent aussi sur le milieu de terrain, « une zone de vérité » pour Suaudeau, pas la plus importante pour DD, qui a toujours martelé : « Il existe deux zones de vérité : ta surface et la surface adverse. Le milieu, c'est le coeur du jeu, c'est ce qui t'apporte le liant et te donne l'équilibre d'équipe, mais ce ne sera jamais une zone de vérité. » Un crime de lèse-majesté en terre ligérienne, et on sent bien que cette sortie récurrente embête Raynald Denoueix, pourtant grand fan de « Desch'», comme il l'appelle : « Je lui donne tort, car entre le gardien et l'attaquant, s'il n'y a pas de liaison, cela ne va pas marcher. Mais je comprends ce qu'il veut dire. J'ai connu ça, ce sentiment de ne pas pouvoir marquer faute d'attaquant. Mais il a été milieu, il ne peut pas nier l'importance de ce secteur. » Sans surprise, la répétition des passes, à l'espagnole, ne l'a jamais séduit, il aime la verticalité et, en ce sens, il renoue avec l'école nantaise et cette quête de « l'espace vers l'avant », expression qu'il a entendue des dizaines de fois du côté de la Jonelière.
Mais il s'en éloigne de nouveau, d'un point de vue plus philosophique cette fois, sur les moyens à mettre en place pour parvenir à ce qui guide tous les entraîneurs, la victoire. Ses formateurs ont toujours avancé que le résultat est la conséquence. Pour Deschamps, il est un objectif : « C'est affreux, grince Denoueix. Il a tort, car je l'ai entendu après un match de l'équipe de France dire à ses joueurs à la mi-temps : "Si on continue de jouer comme ça, on va perdre !" Cela prouve bien que la manière est importante. Le beau jeu ne veut rien dire, bien jouer, c'est-à-dire marquer des buts sans en prendre, oui ! Beau, bien, regardez dans le dictionnaire, ce n'est pas la même définition. »
D'un pays à l'autre, encore plus et lors d'un nouvel entretien croisé avec Leonardo Jardim, Deschamps avait entendu le technicien portugais, alors en poste à Monaco, réduire la Serie A à son expression la plus minimaliste (« en Italie, jouer bien, c'est être bien placé, sérieux, gagner 1-0 »), ce qui n'avait pas dû lui déplaire. Car avec la Juve de Lippi, DD a tout gagné, le Championnat, trois fois (1995, 1997 et 1998), la Ligue des champions (1996) et un état d'esprit qui ne l'a pas quitté au moment de passer de l'autre côté de la barrière, en 2001. Nicolas Bonnal, l'ancien milieu de terrain, se rappelle des premiers pas monégasques du Bayonnais : « Ce qui m'avait impressionné, c'est la façon dont il se servait du foot italien, avec son staff, la prépa physique... Mais, dans le jeu, jamais son idée de départ n'a été le catenaccio, ça jouait au ballon, avec des idées offensives. Nous n'avions pas une équipe qui défend, qui attend. »
Même souvenir chez Ludovic Giuly : « Quand il est arrivé avec la grande armada italienne, des joueurs comme Panucci, Bierhoff, Jugovic et son staff, on s'est dit qu'on allait devoir se tenir à carreau, qu'on allait souffrir physiquement. Mais tactiquement, il n'était pas dans l'exagération, comme j'ai pu le connaître avec (Luciano) Spalletti ensuite (avec l'AS Rome en 2007-2008). »
De la Serie A, comme joueur, il a ramené une culture tactique, une base défensive solide, une efficacité dans les deux surfaces, les zones de vérité dont il n'a jamais dérogé, et qui participera, on le verra plus tard, à lui donner cette image d'entraîneur, au mieux frileux, au pire défensif. De Marcelo Lippi, son principal mentor, il explique aujourd'hui avoir retenu « la culture du travail à travers les séances d'entraînement, la répétition des gammes, des exercices tactiques, avec opposition ou sans opposition, pour réduire au maximum la marge d'erreur. Pour résumer, Nantes était plus dans un esprit de formation, la Juve était une machine de combat pour gagner. L'une ne va pas à l'encontre de l'autre, mais l'objectif n'est pas le même », constate-t-il aujourd'hui.
Ses victoires à Marseille, à la Juve, en équipe de France, l'ont conforté dans ce pragmatisme, son réalisme, « sa logique plutôt » (Denoueix), comme un écho à ce que Lippi lui martelait sans cesse : il n'y a pas une seule façon d'entraîner, mais il faut tenir compte de l'environnement dans lequel l'entraîneur évolue. Mais si Giuly le voit en technicien « polymorphe », Guy Stéphan, son adjoint depuis 2009, consent que « Didier est un Italien. Pas dans le sens catenaccio, mais dans l'exigence, ce côté guerrier qu'il avait joueur. Son poste de récupérateur de ballons a contribué à le former comme entraîneur ».
Ancien coéquipier chez les Bleus, le consultant de L'Équipe Bixente Lizarazu se poste sur la même ligne : « Nantes, la Juve, l'Italie et Aimé Jacquet ont forcément eu une influence majeure. Dans sa réflexion tactique et d'entraîneur, il a sûrement pioché partout. Déjà, capitaine, il avait ce souci de l'équilibre, il ne voulait pas qu'on prenne le vent au milieu et derrière, il rappelait les attaquants, il replaçait, il avait un rôle de compensation précieux. » Le double vainqueur de la Coupe du monde avait ça en lui, depuis toujours, et lui-même s'était défini comme « un maçon » plus qu'« un architecte du jeu », sur lequel se reposa pourtant Aimé Jacquet, un autre mentor, un pragmatique comme lui.
En 1998, tous les deux incarnèrent cette France sur le toit du monde, tournant le dos au romantisme de la génération 82-86, sacrée en 1984 mais défaite par les Allemands lors des deux Coupes du monde. Les médias italiens l'avaient tout de suite compris, et au lendemain de l'élimination de leur Nazionale en quarts de finale (0-0, 3-4 aux t.a.b.), certains avaient titré : « On a enfanté des monstres. »