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Défiance vis-à-vis de la «culture locale», préceptes marketing, propositions loufoques… Quelques jours après l’assaut de la Commanderie, l’incongru président de l’OM apparaît menacé.
Grégory Schneider
L’histoire nous a été racontée par un membre du conseil d’administration de la Ligue de football professionnel (LFP), où il côtoie le président de l’Olympique de Marseille, Jacques-Henri Eyraud : fort d’une quarantaine d’années de pratique dans le foot français, le premier ne s’en est pas moins vu expliquer par le second, tout frais dirigeant puisqu’il est arrivé dans les bagages du nouveau propriétaire américain Franck McCourt à la tête du club phocéen en octobre 2016, l’inintérêt qu’il pouvait y avoir à former autre chose que des attaquants, «créateurs de plus-values sans commune mesure avec celles qui s’attachent aux défenseurs ou aux milieux».
D’abord atterré (on forme ce qu’on trouve, les joueurs susceptibles de passer pros dans un club hexagonal étant extrêmement rares), notre homme a fini par prêter une oreille attentive : après tout, il vivait un moment rare, aux confins de la leçon de choses et du baroque. En avril 2019, au «Sommet Start-Up et innovation» d’Aix-en-Provence, Eyraud proposait tout de go de modifier le règlement de Ligue 1 afin que les buts marqués depuis l’extérieur de la surface de réparation comptent double ; une aberration au regard des process immémoriaux qui régissent les modifications des lois d’un jeu qui, faut-il le rappeler, est le plus mondialisé de tous. Eyraud se voit comme un agitateur d’idées : provocant, disruptif.
Imprévisibilité. Pull camouflage, skate pour circuler dans la gare Saint-Charles et passion pour les Clash ou le rappeur californien Warren G ; discours entrepreneurial et cours à Sciences-Po où ses amis décideurs viennent expliquer que la clef du succès est de remplacer le café du matin par du thé vert ou de ne jamais se raser de la même manière pour s’ouvrir à l’imprévisibilité du monde. Quand il est arrivé à l’OM, Eyraud, 52 ans, a enfourché un credo : Marseille dérange. «La ville représente un certain nombre de symboles qui attirent parfois un traitement injustifié et inégalitaire, expliquait-il dans l’Equipe. Un jour, dans mon bureau, je vois en boucle sur une chaîne d’info bien connue, texto : "A Marseille, les rats empêchent les voitures de démarrer." J’ai appelé la personne la plus élevée dans la hiérarchie de cette chaîne pour lui dire que c’était une honte. J’ai travaillé sept ans de ma vie à Aubervilliers et en ce qui concerne les rongeurs, j’aurais des choses à dire.» Les mots racontent le bonhomme dans le détail : le carnet d’adresses, la propension à siffler la hiérarchie de gens dont le travail lui déplaît (des confrères en feront l’expérience au long cours) et une certaine propension à héroïser ses expériences passées.
Le Parisien de naissance aime par exemple mettre en avant un statut d’international de taekwondo alors qu’il n’a jamais représenté son pays en compétition, quand bien même il aurait été convoqué lors de stages en équipe de France en 1986 et 1987 - convocations dont les photocopies ont inondé les rédactions. Cette recherche de validation pose question : qu’est-ce qu’il a à prouver ? «C’est un type dur, qui se nourrit du conflit, mais je dois lui reconnaître une certaine honnêteté, raconte un ancien collaborateur de Media365, le groupe de production et d’édition de médias qu’il fonda en 2000 avec le journaliste Patrick Chêne. Il a viré des gens qui se retrouvent parfois à commenter ses faits et gestes à l’OM aujourd’hui. Ça n’aide pas. Je persiste à croire que c’est un bon directeur général : clair, organisé. Président, c’est autre chose : tu es au confluent de courants antagonistes, il faut charmer.»
L’un de ses prédécesseurs, l’actuel président de la LFP Vincent Labrune, avait retiré la gestion des abonnements aux associations de supporteurs en février 2016 dans une concorde relative, le but étant alors de rhabiller la mariée avant de vendre le club. Eyraud a vu fleurir depuis des mois dans Marseille des banderoles réclamant son départ pour moins que ça. Ce qui a fait ressurgir une antienne ; celle du techno froid incompatible avec cet empirisme bouillonnant que l’on prête à la cité phocéenne : un ramassis de clichés. Mais ceux-ci peuvent servir pour faire diversion. Un local ayant partagé sa table y a vu une forme de jusqu’au-boutisme consistant à se couper à toute force du microcosme marseillais, le même s’interrogeant sur «le principe de réalité» qui finit par rattraper, tôt ou tard, tous ceux qui président l’OM. A moins, bien sûr, qu’ils n’aient baigné dedans depuis le premier matin à l’image d’un Pape Diouf, président du club de 2005 à 2009, et disparu en mars 2020.
Fin décembre, un bon mois avant l’assaut donné à la Commanderie, Eyraud a eu le cran de définir ce «principe de réalité», ou plutôt ces réalités invisibles : «Nous voyons des bandes désorganisées fondre sur nous. Ce sont les coalitions baroques d’anciens salariés licenciés, de dirigeants à la retraite qui pensent que l’OM leur appartient toujours, de supporteurs ultras exclus du stade, de prestataires écartés, de politiques locaux en mal de notoriété, d’anciens joueurs frustrés de ne pas avoir décroché de contrat avec le club. On regarde ça avec beaucoup de distance.» Puis, il a cité Clémenceau («Ne craignez pas d’avoir des ennemis ; si vous n’en avez pas, c’est que vous n’avez rien fait») comme il aime à citer Nelson Mandela («Je ne perds jamais : soit je gagne, soit j’apprends») ou d’autres : entre le prêt-à-penser et le doudou. Qui ne font pas avancer une cause pourtant solide : de Vincent Labrune à Jean-Claude Dassier, de Jean Fernandez à Didier Deschamps, beaucoup ont quitté le club phocéen la trouille au ventre. L’intimidation physique avait parfois sa place.
Fixette. Alors que ces réalités-là s’étaient progressivement imposées à ses prédécesseurs, Eyraud les a surveillées du coin de l’œil dès ses premiers mois à l’OM, un suiveur régulier sur club y voyant une fixette «morbide». Qui a pris un tour extrême en décembre à l’occasion de sa sortie au Shack, un espace de coworking parisien, où Eyraud a jugé la présence d’employés marseillais au sein du club contre-productive, pour cause de déprime en cas de défaite. Selon plusieurs salariés, il fallait plus y voir une agressivité mal maîtrisée envers un microcosme qu’il juge menaçant qu’une quelconque ligne managériale.
Ce qui pose la question de son départ, Jacques-Henri Eyraud en ayant remis une couche en évoquant dimanche sur Canal + «l’OM du chaos, […] parfois des magouilles, des chroniques judiciaires, des affaires», les adversaires corrompus ou drogués de l’ère Tapie, les transferts rassemblant jusqu’à une trentaine d’intermédiaires. Avant de replonger dans l’arène médiatique à la suite de l’attaque de la Commanderie, qu’il impute non pas aux forces invisibles mais à un traitement médiatique qu’il juge biaisé et hostile, Eyraud s’était fait plus abstrait depuis quelques mois, sans doute par prudence, déroulant des préceptes marketing dont les contours ont parfois laissé ses interlocuteurs perplexes. Tout à sa vision, il en avait oublié d’aborder l’épineuse question du loyer du Vélodrome au temps du Covid et des huis-clos lors d’une réunion avec des représentants de la mairie, ce qui avait amusé ces derniers. Un œil neuf, plus exotique encore à l’échelle du foot français qu’à l’échelle marseillaise, fixé sur quelque ligne d’horizon. Dans le foot, avoir du temps est pourtant l’un des luxes les plus extravagants qui soit.