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Les fonds d’investissement américains fous de foot européen
Champions de l’optimisation de marques sportives et après avoir investi les clubs de foot anglais, les financiers d’outre-Atlantique se ruent sur les clubs français, qui recèlent un potentiel inexploité de recettes marketing, et un vivier inépuisable de joueurs de valeur.
Le 24 décembre, les fans de Manchester United ont cru à la magie de Noël. L’arrivée d’un nouveau propriétaire, qui alimentait depuis plus d’un an la rumeur, s’est confirmée. Le milliardaire de la pétrochimie Jim Ratcliffe a bien déboursé 1,45 milliard d’euros pour devenir actionnaire du club. Mais, pour ce montant, le Britannique se contentera de 25 % du capital, de la gestion sportive et celle du stade iconique d’Old Trafford dans lequel il investira 274 millions d’euros supplémentaires.
Le fonds Red Football de la famille Glazer, établie en Floride, propriétaire du club depuis 2005, garde le contrôle de la structure commerciale de Manchester United. Cette machine à cash, parmi les plus performantes du foot européen, lui a déjà assuré une plus-value estimée à 2 milliards d’euros.
Outre-Atlantique, les financiers spécialisés dans l’investissement en capital de la trempe des Glazer ne manquent aucun épisode du mariage le plus ancien, le plus houleux aussi, entre un club de foot européen et un fonds américain. Mais le ticket d’entrée pour racheter un club britannique s’étant envolé, ils se sont trouvé un nouveau terrain de jeu. C’est pour le championnat français qu’ils traversent désormais l’Atlantique. De Nice à Lorient, de Toulouse à Strasbourg, en quelques années, plus de la moitié des clubs de Ligue 1, et même de deuxième division, sont passés sous contrôle étranger.
En décembre, après des mois de négociations, le propriétaire qatari du PSG a été le dernier d’une longue liste à ouvrir son tour de table à un fonds américain. Qatar Sports Investments (QSI) a cédé 12,5 % du club à Arctos Partners, structure créée il y a moins de cinq ans par deux spécialistes américains du divertissement. C’est justement à des investisseurs financiers, dont Colony Capital, que le fonds souverain du Qatar avait racheté le Paris-Saint-Germain en 2011. Le club de la capitale avait même été le premier, en 2006, à ouvrir ses portes à ces « barbares », comme on surnommait à l’époque les investisseurs en capital.
« Vendre au bon moment »
Toujours en 2023, en juin, le Racing Club de Strasbourg est devenu la propriété de BlueCo, consortium détenu notamment par le fonds Clearlake. En janvier, le milliardaire texan William Foley débarquait à Lorient pour acheter 40 % du club par le biais de sa société Black Knight Football & Entertainment.
A Marseille et à Toulouse, les propriétaires actuels, eux aussi américains, s’activeraient pour céder leur place à des compatriotes. Le businessman de Boston Frank McCourt, propriétaire de l’Olympique de Marseille (OM) depuis 2016, est donné partant depuis des mois. Pour le Téfécé, la page RedBird semble prête à se tourner, trois ans après avoir débuté par un chèque de plus de 10 millions d’euros à l’ancien propriétaire. « Ce que fait de mieux un fonds n’est pas tant d’acheter au bon prix que de vendre au bon moment, rappelle Jean-Philippe Bescond, associé-gérant de la banque d’affaires Lazard. A l’exception du PSG, tous les clubs français sont potentiellement à vendre. »
Un autre grand du capital-investissement (private equity), européen cette fois, CVC, a lui aussi fait une entrée remarquée dans le foot français en juin 2022. Connu en France pour ses prises de contrôle des pâtes Panzani, du mutualiste April ou de cliniques privées, le fonds luxembourgeois a convaincu la ligue de football de lui confier la gestion de ses droits TV. Pour 1,5 milliard d’euros, CVC est entré à hauteur de 13 % au capital de la structure commerciale créée pour négocier avec les diffuseurs. « Les droits télé constituent le nerf de la guerre, l’une des principales sources de revenus des clubs », souligne Jean-Philippe Bescond.
Dans le petit monde des fusions-acquisitions, personne ne s’est étonné de l’intérêt d’investisseurs professionnels pour le ballon rond. « Entre la restructuration, les achats et les ventes, le foot a toujours été un bon client pour le secteur financier », reconnaît Jean-Luc Juhan, associé au sein du cabinet d’avocats Latham & Watkins. « Le foot est un secteur qui court en permanence après le cash. Et plus il en a, plus il en dépense », ajoute Jean-Philippe Bescond.
Le capital-investissement a justement les poches profondes. L’an dernier encore, plus de 650 milliards de dollars (590 milliards d’euros) ont été injectés par des fonds dans des sociétés de tous secteurs, partout dans le monde. Ces placements, dits « alternatifs » par rapport aux obligations, à la Bourse ou à l’immobilier, sont alimentés par des fonds de pension, des banques, des compagnies d’assurances, des fortunes privées familiales, des milliardaires, des Etats pétroliers, qui acceptent une part de risque plus importante, pour une rémunération potentiellement plus élevée.
Potentiel sous-exploité
Ciselé par des décennies de pratique dans l’industrie, la distribution, la technologie, les services, les médias, le modèle de l’investissement en capital est toujours en quête de nouveaux territoires. Il ne pouvait pas manquer de s’intéresser au plus populaire des sports et à des clubs français qui correspondent à ses cibles.
Les équipes de gestion des fonds aiment les sociétés au potentiel sous-exploité, dont la croissance peut être dynamisée par quelques techniques éprouvées. Ils achètent au meilleur prix avec un fort endettement que rembourseront les revenus de l’entreprise. Pour vendre plus cher qu’ils ont acheté, ils mettent en place une gestion comptable rigoureuse, visent le développement à l’international ou le rachat de concurrents.
Le foot français a longtemps été aux mains de dirigeants plus intéressés par la performance sportive que par la rentabilité financière. Ses structures, associatives, se sont rarement distinguées par la transparence de leur gestion ou leur maîtrise des coûts. « La création de valeur ne peut pas découler d’une ingénierie financière sophistiquée. Le retour sur investissement se fera avant tout par des leviers simples et opérationnels », soulignent Martin Naquet-Radiguet et Stéphane Salustro, associés chez PwC, respectivement chargés du private equity et des activités de fusion-acquisition.
Pour ces deux experts football, la croissance des revenus marketing est un axe de développement important des clubs français. Les fonds américains spécialisés dans le sport business qui débarquent en France sont justement des champions de l’optimisation de marques sportives.
Aux Etats-Unis, les vannes se sont ouvertes massivement pour les financiers il y a cinq ans. Depuis, plus de 120 milliards de dollars ont été injectés dans cette industrie par des financiers. La ligue de base-ball a été la première à modifier ses statuts pour autoriser les fonds à détenir des participations minoritaires dans plusieurs équipes. Le basket et le football ont suivi en 2020, puis le hockey sur glace l’année suivante.
Aujourd’hui, cette classe d’actifs est estimée à près de 400 milliards de dollars en contrats de diffusion TV pluriannuels, redevances, licences, immobilier. Les fonds américains débarquent avec des recettes validées dans d’autres disciplines. « Ils ont derrière eux une vraie courbe d’expérience », insiste Jean-Philippe Bescond.
Avant de s’offrir Manchester United, les Glazer avaient acquis, en 1995, l’équipe de football américain de Tampa, les Buccaneers, pour un montant record à l’époque (192 millions de dollars). Frank McCourt, propriétaire de l’OM, détient aussi les droits du Marathon de Los Angeles et il est l’ancien propriétaire des Dodgers de Los Angeles (base-ball), revendus pour 2 milliards de dollars. William Foley, le milliardaire de Lorient, a créé la 31e équipe de hockey sur glace aux Etats-Unis, à Las Vegas, les Golden Knights de Vegas.
L’essor de la multipropriété
Arctos Partners, nouvel actionnaire du PSG, est une véritable plate-forme multisport et a pris une part dans l’écurie de formule 1 Aston Martin. CVC a aussi fait dans la F1. En 2006, le fonds a placé 1 milliard de dollars dans la société de droits commerciaux de Bernie Ecclestone (puis revendu ses parts pour 5 milliards, six ans plus tard). En 2021, il est entré au comité du Tournoi des six nations.
Pour les investisseurs américains, ayant le goût du risque autant que du sport, le foot européen et notamment français constitue tout d’abord une opportunité de diversification géographique. Mais pour accélérer le rendement de leurs actifs, ils ont introduit une martingale déjà largement exploitée chez eux : la multipropriété.
Une invraisemblable toile de clubs hétéroclites selon leur taille et leur nationalité est déjà tissée, au gré des opportunités, et à l’échelle mondiale. Dans l’Hexagone, une douzaine de mariages sont déjà recensés au point que l’UEFA, l’instance du foot européen, a dû assouplir une réglementation qui interdisait à deux clubs d’une même « galaxie » de participer à la même compétition.
En plus de Strasbourg, BlueCo possède le club londonien de Chelsea, racheté en mai 2022. Toulouse partage le même actionnaire que le Milan AC, payé par RedBird 1,2 milliard de dollars. Le propriétaire de Lorient avait signé, quelques mois plus tôt, l’acquisition de Bornemouth pour 150 millions d’euros. Si le Qatar avait déjà acquis le Sporting Braga, son nouveau partenaire Arctos a mis des billes dans Liverpool.
Même des clubs de Ligue 2 en France participent à ce Meccano. Troyes est l’un des satellites de City Football Group, aux mains du fonds d’Abou Dhabi, propriétaire de Manchester City et de la révélation de l’année dans le championnat espagnol, Gérone.
Dans ce grand paysage en plein bouleversement, les clubs français offrent aux investisseurs un actif de valeur : la qualité de leurs joueurs et de leurs centres de formation. « La performance de l’équipe de France dans les grandes compétitions en est la preuve la plus éclatante. Notre balance commerciale est largement excédentaire », souligne Jean-Luc Juhan, de Latham & Watkins.
Le PSG à la conquête du marché américain
La France est donc un réservoir de talents que le système de galaxie de clubs permet d’exploiter à plein. « Les grands clubs constituent une formidable vitrine pour vendre un joueur, sur un marché où la valeur des transferts a explosé », relève Jean-Philippe Bescond.
Troyes s’est ainsi retrouvé au cœur d’un mercato piloté par son actionnaire. Il a acheté en juillet 2022, Savio Moreira pour 6,5 millions d’euros, le plus gros transfert de l’histoire du club pour un joueur… qui n’en a jamais porté le maillot. L’ailier brésilien a d’abord été prêté au PSV Eindhoven, puis cette saison 2023-2024 à Gérone où il explose. Et sa valeur, avec.
Le PSG, lui, n’a pas toujours brillé dans la gestion de ses joueurs. Mais en matière d’optimisation des recettes, le travail est bien avancé. Avec 654 millions d’euros de revenus en 2022, Paris se classe cinquième de la dernière édition de la Deloitte Football Money League – un classement des clubs de foot en fonction de leurs chiffres d’affaires –, et vise plus haut. Son partenariat avec Arctos Partners doit lancer le club parisien sur le marché américain. Les revenus qu’il génère en Asie et dans les pays du Golfe ne lui suffisent plus.
Pour satisfaire leur ambition de devenir « l’une des plus grandes marques sportives du monde », selon leurs propres mots, le PSG doit se tourner vers l’ouest. Assuré de figurer dans les douze équipes européennes qui vont s’aligner pour un Mondial des clubs, aux Etats-Unis, à l’été 2025, le club est déjà passé à l’offensive. En mars 2022, il s’est offert une deuxième boutique officielle, après celle de Los Angeles, sur la Ve Avenue, à New York. C’est la toute première d’un club de sport étranger dans la ville.
Le réseau international de distribution du PSG compte ainsi trois boutiques au Japon (deux à Tokyo et une à Nagoya), une en Corée du Sud et deux au Qatar. QSI a aussi payé, cette année, 200 millions de dollars pour acquérir 5 % du capital du club de Washington de basket-ball et d’équipes de hockey. Le PSG se targue d’être le quatrième club sportif au monde sur les médias sociaux avec 189,6 millions de fans.
La marche est encore haute pour atteindre Manchester United et ses 224,5 millions de fans. Mais, dans la Deloitte Football Money League, 30 millions d’euros seulement séparent les revenus de Paris de ceux du club anglais. Face à cette ascension du club de la capitale, chez le grand rival, Marseille, nombreux sont les supporteurs qui verraient d’un bon œil l’arrivée de Saoudiens au Vélodrome.
Le Monde