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Voyage au coeur de Transfermarkt, « la Bible » des fans et des pros du mercato
Matthias Seidel a créé le site Transfermarkt il y a vingt ans. Ce portail web était alors confidentiel. Aujourd'hui, c'est une référence des acteurs du football et du marché des transferts. Reportage dans la maison mère en Allemagne, à Hambourg.
Hambourg, son opéra, ses vieilles pierres, ses grands hôtels. En périphérie reculée, au pied d'un immeuble quelconque comme il en existe des milliers en Allemagne, des enfants jouent devant la devanture d'un restaurant vietnamien. Dans ce décor sans histoire, loin de l'agitation du centre-ville, se niche l'un des grands acteurs de l'industrie footballistique : Transfermarkt.
Disponible dans plus de cent pays, traduit en quatorze langues, le site est devenu une référence dont se servent parfois agents et dirigeants de clubs dans les négociations de transferts ou les prolongations de contrat. De quoi inspirer une formule à un membre français d'une grosse agence de représentation : « Transfermarkt, c'est notre Bible. »
Le milliard de visites en 2020
À l'intérieur du lieu saint, le sol de la salle de réunion est en gazon artificiel, un cadre à l'effigie de Lionel Messi accueille les visiteurs. Sur les murs blancs des deux étages où les 70 employés sont répartis, des vignettes Panini champignonnent.
Depuis son lancement il y a vingt ans, l'entreprise a bâti sa réputation sur une base de données gargantuesque, la plate-forme recensant tout ce qu'il est possible de connaître sur un joueur de football : l'antécédent de ses blessures, sa situation contractuelle, ses buts, les coordonnées de ses agents...
Le site s'est spécialisé au fil du temps dans l'estimation des valeurs marchandes des joueurs, enregistrant un milliard de visites en 2020. Une place qu'il doit d'abord au flair de son fondateur. À la fin des années 1980, internet est réservé à une poignée d'initiés. Le MacBook n'est qu'à l'état d'embryon dans les usines du groupe Apple et les ordinateurs portables ne sont pas encore entrés dans les moeurs.
L'étudiant en ingénierie informatique Matthias Seidel vit à Brême, dans le nord-ouest de l'Allemagne, à une heure en voiture d'Hambourg. Il est fan de l'équipe locale, le Werder, et le jeune homme passe son temps libre à archiver tout ce qu'il peut dénicher sur son club : des articles de la presse locale, les communiqués du club. Son entrée dans la vie professionnelle, en 1991, n'altère pas la passion de Matthias, qui continue d'entretenir sa base de données artisanale.
En mai 2000, le jeune homme se décide finalement à partager ses feuilles de calculs et crée un portail sur le web pour discuter ballon avec d'autres internautes. Dix ans avant les réseaux sociaux, Transfermarkt devient, pour des milliers d'Allemands, le paradis des fans de foot, libres d'échanger leurs opinions sur leur sport favori.
Les premiers jalons posés sont assez simples et rappellent le fonctionnement d'un autre mastodonte en puissance sur le web, Wikipédia, créé six mois auparavant. Les membres de la communauté sont invités à consigner rumeurs de transfert, mouvements officiels et statistiques. Les données du site proviennent de ses utilisateurs.
« Comme Wikipédia, notre modèle est fondé sur le partage de connaissances de notre communauté », souligne le fondateur, accompagné de son bras droit Thomas Lintz, qui le coupe : « Mais nous avons fait le choix de la modération en écartant d'emblée les personnes ayant un avis trop partisan ou réducteur. Cela nous permet d'être le plus fiable possible. »
Au même titre que les performances des vedettes de l'époque, Ruud Van Nistelrooy ou Kaká, le montant des transferts s'impose rapidement comme un sujet de débat sur les forums. Le fondateur, qui a quitté son emploi pour se consacrer au développement du site, sent l'inflation du mercato frémir et lance les premières estimations.
La sagesse de la foule
Les contributeurs s'empressent aussi de jauger la valeur de leurs joueurs favoris. La direction du site se charge de trancher en faisant une synthèse des contributions. Le principe perdure. « C'est la base du succès de Transfermarkt, la grande étape qui a changé notre dimension », résume Matthias Seidel, un sourire électrique.
Du milieu de terrain moyen de L2 jusqu'au taulier du vestiaire de Manchester City, le portail compile les carrières de plus de 95 000 professionnels, un million d'amateurs, et fournit des données sur 100 000 clubs et 2 000 compétitions.
« Mon téléphone n'arrête pas de sonner, s'amuse Florian Zerrath, le responsable de l'espace professionnel des agents, au look de gendre idéal. Les représentants m'appellent sans cesse pour me demander : "Florian, peux-tu écrire sur la page de mon joueur que je suis bien son agent, le club acheteur ne veut pas me parler parce que je n'apparais pas sur Transfermarkt." »
Certains employés confient avoir déjà refusé des cadeaux en échange d'une meilleure évaluation de la valeur marchande d'un joueur. Matthias Seidel a toujours cru au modèle collaboratif, même lorsque en 2008 la maison d'édition allemande Axel Springer acquiert 51 % des actions de la société. Pas question pour le fondateur de se renier. Son dogme tient en une formule : la sagesse de la foule.
L'humain plutôt que l'algorithme
Popularisée par le journaliste américain James Surowiecki en 2004, cette théorie, très appréciée au sein des communautés des férus d'informatique, prône l'idée qu'un grand nombre de personnes répond mieux à une question qu'un unique expert.
Ici, on préfère mettre en évidence l'expertise d'un ado éthiopien connaissant son Championnat sur le bout des ongles plutôt que les calculs savants d'un ordinateur. « Quand je parle de mon job, je dis à mes amis : "On a une visée encyclopédique." Un romantisme un peu geek qu'on revendique », abonde Joachim Durand, coresponsable de la zone France.
Le site n'a jamais fait appel à un algorithme ni même aux cabinets d'expertise comptable, comme cela peut se faire dans les milieux industriels ou financiers. Il s'appuie plutôt sur des critères immuables : le potentiel, l'âge, le niveau du Championnat entrent dans la balance au même titre que la valeur marketing, la vulnérabilité aux blessures ou la durée du contrat.
Ce qui représente une charge de travail colossale. Derrière les écrans de leurs ordinateurs qui donnent sur le parking arboré de la Wandsbeker Zollstrasse, les employés agitent leurs souris pour faire le tri entre les propositions, parfois subjectives.
Chaque responsable d'un pays veille à éviter d'éventuelles campagnes de dénigrement visant à faire baisser la valeur d'un joueur. « On n'est jamais à l'abri d'une erreur », souffle l'un des salariés. De quoi douter de Transfermarkt ? Pas vraiment.
Lyon a adossé à plusieurs reprises la valeur de son effectif aux estimations de la compagnie, lors de son bilan annuel. Les présidents de club justifient parfois auprès des supporters le montant d'une recrue ou d'un départ en le comparant à l'estimation de Transfermarkt, comme a pu le faire Jacques-Henri Eyraud à l'OM.
Cas plus embarrassant pour la firme, ses valorisations ont servi à justifier des opérations douteuses. En juillet 2020, le président du Barça, Josep Maria Bartomeu, est questionné sur une radio locale à propos des 72 millions d'euros déboursés pour le joueur brésilien Arthur Melo à la Juventus. Lorsque le journaliste l'interroge, Bartomeu rétorque : « Sa valeur Transfermarkt était de 70 millions d'euros. »
La Juve s'est vu retirer 10 points par la justice fédérale italienne pour avoir usé d'astuces comptables afin d'embellir ses comptes, notamment sur le transfert du Brésilien. Quelques agents se montrent dubitatifs concernant Transfermarkt, comme Christophe Mongai : « On ne peut pas définir une valeur, c'est le marché qui la détermine. Sans club acquéreur, le footballeur ne vaut rien. »
Un point que Christian Schwarz, responsable international des estimations au sein du site, ne remet pas en doute : « Nous, on ne demande pas que les clubs se fondent sur nos estimations. »
Valeurs de référence pour la justice
Ce flou n'empêche pas Transfermarkt d'être régulièrement pris comme valeur étalon dans le cadre d'instructions judiciaires. Dans l'affaire des transferts présumés suspects de l'OM de 2009 à 2012, qui n'a débouché sur aucune condamnation, les juges s'étaient appuyés sur les estimations du site allemand pour mener leur enquête.
« On a aussi reçu des demandes de renseignements de la justice polonaise pour instruire un procès et utiliser nos données », ajoute Thomas Lintz, l'autre tête dirigeante du site. En 2016, des scientifiques des universités de Copenhague (Danemark) et de Vaduz (Liechtenstein) ont tenté de produire un modèle alternatif d'estimation. Après plusieurs mois à se triturer les méninges, ils ont finalement conclu que leur modèle était moins précis que la machine huilée de Transfermarkt.
« Quand on est dedans, on se rend compte de l'ampleur du travail abattu et on sait à quel point les vérifications sont sérieuses, détaillées, précises. Il y a tellement de contributeurs que la force de frappe est colossale », loue le coresponsable France, Joachim Durand.
Dans les locaux, quelques sièges demeurent vides. Il suffit de faire un tour sur le site pour apprendre que le groupe entend s'étoffer et recruter. Son fondateur n'a qu'un mot à la bouche : grandir, encore et encore. Prochain terrain de chasse ? Le Pérou.