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Romain Molina Le scoop à la maison; Rencontre avec le journaliste sportif iconoclaste qui navigue entre défense des droits humains, révélations sur les coulisses dans le monde du sport et méthodes de travail contestées.
Cet après-midi-là, il fait 25 degrés sur la côte andalouse, et la station balnéaire d'Estepona est plongée dans un épais brouillard, jusqu'à faire disparaître la plage dans un blanc de coton. Dans ce cadre irréel, Romain Molina nous attend à la terrasse d'un restaurant. Ce n'était pas joué d'avance. Le journaliste et youtubeur de 32 ans avait rapidement donné son accord à notre projet de rencontre. Ce fut plus compliqué ensuite, trois semaines de SMS et de messages vocaux elliptiques. On recevra finalement notre lieu de rendez-vous une heure à peine avant l'heure convenue. Précautions à la «Gorge profonde» surjouées ? Au vu des ennemis qu'il s'est créés, sa paranoïa n'est pas tout à fait infondée. OEil soupçonneux au premier abord, l'antagoniste autodéclaré des dirigeants du sport français commande un «Tinky Winky» citron-fruits rouges. Il habite en Andalousie sur les terres de ses aïeux hispaniques. Un peu pour le basket aussi, après avoir un temps joué semi-pro à Gibraltar.
Ce n'est pas la plus improbable dimension du personnage. On avait atterri en Andalousie pour tenter de tirer au clair l'énigme Molina.
Dans le panorama dantesque du sport-business, il est devenu celui par qui le scandale arrive. Notamment ces derniers mois, entre les accusations d'abus sexuels à la Fédération française de football, celles de racisme contre Christophe Galtier ou, dernièrement, la démission de Brigitte Henriques, patronne du Comité olympique français. Avec ses vidéos face cam sur canapé, tee-shirt cartoonesque (Space Jam le jour de notre rencontre) et débit survolté, Romain Molina est, pour ses adeptes, un prophète qui révèle les magouilles d'un sport mondialisé. Pour ses détracteurs, un fanfaron mégalo aux tuyaux parfois percés. D'où l'interrogation : où le situer sur un spectre allant de Fabrice Arfi à Juan Branco ?
SÉRIEUX SOUTIENS Pour lui, cette année ne fut «rien» comparée à 2020 et la chute du patron du foot haïtien Yves Jean-Bart, accusé d'abus sexuels sur plusieurs jeunes footballeuses. Quand on l'interroge, il parle surtout de ses enquêtes pour des médias anglosaxons, le New York Times ou la BBC, souvent des affaires de pédocriminalité dans des fédés francophones. Cette fois-là, c'était dans le Guardian, «un raz-de-marée». La Fifa suspend à vie Jean-Bart, qui nie les faits. Problème: la sanction a été annulée en février par le Tribunal arbitral du sport. Côté Jean-Bart, on avance qu'au lieu des «centaines» de victimes annoncées par Molina, la Fifa (qui a fait appel) n'a recueilli que deux témoignages. «Ils ont refusé d'anonymiser complètement les témoins!» s'insurge le journaliste. Jean-Bart l'a fait condamner mardi devant le tribunal judiciaire de Paris pour «diffamation publique» à 500 euros d'amende, 2000 euros de remboursement de frais de justice et le retrait des propos diffamatoires dans ses vidéos. Ciblant ainsi plutôt son travail sur YouTube que l'article du Guardian. «La justice française protège vraiment les pédophiles», a tweeté en réaction Romain Molina, qui a fait appel de la décision.
Survend-il ses révélations ? C'est ce que lui reprochent ses détracteurs. Il peut cependant compter sur de sérieux soutiens. Comme Human Rights Watch, qui a exfiltré un témoin de Haïti -Molina fait aussi en coulisses un travail d'activiste. «Dans le domaine des droits humains, Romain est indispensable, loue ainsi, dithyrambique, Minky Worden, directrice des initiatives mondiales de l'ONG. Dans certains cas, la seule justice que connaissent les survivants d'abus sexuels sur mineurs, ce sont les révélations des actes de leurs prédateurs par Romain.» Au-delà de Haïti, Molina s'est penché sur des faits d'abus sexuels dans les fédérations de basket au Mali, de foot au Gabon ou de handisport au Cameroun. Avec, à la fin, une vingtaine de dirigeants suspendus ou mis en examen. L'homme vit au rythme des scandales qui lui remontent aux oreilles, jours et nuits passés sur WhatsApp. Son 06 circule dans la francophonie comme un numéro d'urgence. Ce travail a commencé en 2012, quand, au milieu d'interviews avec des footballeurs de D2 suisse pour son site Sharkfoot, il tombe sur un scandale de faux papiers d'identité. Le Romain Molina originel est d'abord un passionné de folklore sportif, plus intéressé par les clubs de cinquième division anglaise que par le Real Madrid-Manchester City qui se joue le soir de notre rencontre. Ce qui explique son intérêt pour les gestions désastreuses de clubs mineurs, Chartres, Sète, Dunkerque, qu'il chronique aussi grâce aux infos filées par des journalistes locaux.
TERMINATOR Tout cela ne poserait pas de soucis s'il n'y avait ce hâbleur des réseaux sociaux, expert du teasing sensationnaliste.
«Les vidéos, je les fais pour attirer les gens vers moi, pour boucler certaines enquêtes parfois, explique-t-il. Je ne suis pas dans un délire d'ego.» Doit-on le croire? Il semble surtout aimer parler, lui, le fils de maraîchers isérois qui a écumé les marchés dès 6 ans : face à nous, il déroule du verbe, Terminator de la digression nous rafalant d'anecdotes. YouTube lui rapporte entre 2 000 et 3 000 euros mensuels, sans placements de produits ni crowdfunding.
Là-dedans, le symbole du foot-business qu'est devenu le PSG sous pavillon qatari est un cas à part. Molina en est devenu un rouage malgré lui. Avec une conviction : l'émir du Qatar se fait voler par les dirigeants placés à la tête du club. Ses vidéos, malgré quelques tirs à côté, décrivent parfaitement le pouvoir pris par d'improbables pièces rapportées du président Nasser al-Khelaïfi, comme le confirment à Libération plusieurs personnes au fait de l'ampleur du désastre. «Molina pour le PSG, c'est quelqu'un qui gêne», indique l'une d'entre elles. Nasser en aurait fait un ennemi personnel, traquant ses sources. Mais celles-ci se compteraient par dizaines. «L'émir se fait même traduire ses vidéos», dit-on dans son entourage. Foutaises, répond-on côté qatari, «l'émir ne sait même pas qui il est». Ceux qui l'ont pratiqué assurent que Molina n'est pas «achetable». Le jeune homme roulerait uniquement pour lui-même. Manipulable par contre ? Son rôle dans l'affaire Kheira Hamraoui, joueuse du PSG victime d'un guet-apens, fait tache. Il lui est reproché d'avoir servi le camp d'en face, celui d'Aminata Diallo, au coeur des soupçons avec, pour mobile présumé, une histoire de rivalité sportive. Lui refuse mordicus dans ses vidéos le récit médiatico-policier et croit toujours à la version d'un règlement de comptes d'ordre privé. Selon RMC, son nom revient à plusieurs reprises dans les écoutes téléphoniques entre Diallo et César Mavacala, conseiller de plusieurs joueuses du PSG, accusé d'être le cerveau de l'opéra- lll ??? tion. «On veut à tout prix me mettre dans cette affaire, mais j'ai rien à voir avec ça !» se défend Molina, entendu comme témoin par la police fin avril. Pour ces vidéos-là, il dit passer «dix à quinze» coups de fil avant de se filmer.
L'affaire Galtier donne à voir sa déontologie un peu élastique. Après avoir mis la main sur un mail dans lequel Julien Fournier, ancien directeur football de l'OGC Nice, accuse Christophe Galtier, son entraîneur à l'époque, d'avoir tenu des propos racistes, Romain Molina contacte les différentes parties pour obtenir confirmation. Sans réponse, il publie quand même une vidéo détaillant le contenu du document. Trop pressé d'envoyer un nouveau scud ? Dans une rédaction traditionnelle, la méthode passerait difficilement. En homme-média sans trop de filtres, sa propension au grand déballage fait aussi cliquer ses adeptes.
«JE SUIS BANKABLE» Dans les rédactions sportives parisiennes, ses plus féroces détracteurs dénigrent ainsi son travail comme un «bingo» des rumeurs du milieu -par chance, il tomberait parfois juste. En France, Romain Molina travaille avec Blast et le jeune bimestriel d'enquête la Brèche. La plupart des autres portes lui sont fermées. A RMC, l'Equipe ou So Foot, on estime sa méthode de travail trop imprudente. Même si rédacteurs en chef et journalistes de ces publications louent son réseau travaillé à l'ancienne, sa clairvoyance sur certains dessous véreux du football et lui voient unanimement un «bon fond» malgré un ego qui prend parfois le dessus. Mais la principale raison de sa mise au ban n'est pas déontologique. Elle est la conséquence de vendettas virtuelles que Romain Molina a pu initier contre plusieurs journalistes. Notamment Mohamed Bouhafsi, à l'époque directeur du football sur RMC, accusé d'être «plus communicant que journaliste». «Je sais que ça m'a coûté», confesse-t-il aujourd'hui. Mais il capitalise aussi sur cette posture de grand incompris, seul contre le reste de la profession. Dans le milieu de l'édition, même topo. Romain Molina a publié cinq ouvrages chez Hugo Sport. Avant une brouille à la suite d'un procès pour diffamation et injure publique mené par deux agents sportifs contre son livre la Mano Negra. Hugo Sport avait suspendu le versement de ses droits d'auteur, arguant que Molina rechignait à transmettre des preuves pour se défendre. Lui affirme avoir fourni une bande audio. Les deux agents ont perdu, les droits lui ont été restitués quatre ans plus tard, à l'automne 2022. L'éditeur Bertrand Pirel reste amer sur la trajectoire de son ancien protégé: «Il est dans une démarche solitaire, tandis que l'édition est un sport collectif.» De son côté, Molina s'interroge: «Mes livres se vendent: la Mano Negra, plus de 20 000 ventes… Quoi qu'on pense de moi, je suis bankable dans le milieu du livre sportif. J'ai contacté des maisons d'édition, je me prends des vents !»
Il publie aujourd'hui chez Exuvie, petite maison d'édition lancée en 2019 par Fabien Moine. L'éditeur, naturopathe et accompagnateur de jeûne, est proche de la figure antivax Louis Fouché, qu'il publie également. Que fait donc là Molina, entre un livre sur les soignants suspendus et le témoignage d'une guérison du cancer par des «solutions naturelles»? «Fabien est le seul qui m'ait fait une proposition ! s'exclame-t-il. Il a ses idées. Moi, en santé, j'y connais rien. C'est fait main, c'est aussi ça qui me plaît.» «J'étais un grand fan, dit de son côté Fabien Moine. J'y suis allé au culot et on a bien accroché humainement.» Sa confiance permet à Molina de s'aventurer sur des thèmes pas toujours vendeurs, comme une récente enquête géopolitique un brin fourre-tout sur le conflit au Yémen, sous-titrée «Al-Qaeda, Total et ONU: pillages organisés». Dans la sphère conspi, son discours contre les institutions sportives et les médias parisiens semble plaire. Mais selon lui, son public se compose surtout de «gens des diasporas, des quartiers, de la France périphérique», pas de complotistes. Il a aussi pour principe de ne pas refuser une invitation. Ça l'a amené du côté d'Egalité et Réconciliation, le média d'Alain Soral, pour une interview et un voyage en Corée du Nord. «Que je sois d'accord ou pas avec celui qui m'invite, mon discours n'a jamais été politisé», se défend-il, et après l'avoir écouté des heures durant, on ne pourrait lui donner tort. «J'ai des gens folklo dans mes connaissances. Certains me reprochent même d'écrire pour Blast. Mais je ne leur appartiens pas !» Le brouillard s'est levé sur Estepona. On est un peu plus avancé sur Romain Molina, autodidacte-bulldozer qui a poussé hors des clous, avec ce que ça implique de dérives nourries par les algorithmes. Combien de temps va-t-il tenir comme ça? Il annonce un livre sur les faillites de petits clubs du foot français, mais pose aussi son CV pour d'éventuelles missions pour des organismes luttant contre les abus sexuels dans le sport. Pour la séance photo, il nous emmène sur le front de mer. Arrivés à un échiquier géant, on comprend : s'il nous a donné rendez-vous ici, c'est parce qu'il avait en tête une photo de lui au milieu, maître du jeu. Est-ce ainsi qu'il se voit ? La photographe saisit quelques poses. Mais c'est un peu trop surligné. Là, comme dans son travail, le même souci : il y a toujours trop de mise en scène avec
Molina est régulièrement poursuivi en diffamation pas tant pour le contenu de ses enquêtes que pour l'absence de «prudence dans l'expression» dont il fait preuve dans ses vidéos. Mardi, il a été condamné à 500 euros d'amende dans l'affaire Yves Jean-Bart.
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