Information
L’improbable scénario de l’affaire Paul Pogba
Depuis fin août, les enquêteurs de l’Office central de lutte contre le crime organisé tentent de démêler les fils de ce feuilleton à tiroirs, où l’on croise des amis encombrants, des hommes armés de fusils d’assaut et même un marabout
De près, au ras du terrain de jeu, c’est comme un rébus. Cinq lettres, P, O, G, B, A, et un chiffre, le 6, affichés sur une sorte de nuage bleu de France 2018, la couleur des champions du monde de football. Vu de haut, tout devient plus clair : le nuage est une représentation du dos de Paul Pogba, et le croissant gris et or dessiné au-dessus, un hommage stylisé aux coiffures toujours très étudiées du joueur. Ce « Terrain des possibilités », ainsi nommé et conçu par la star du foot et son équipementier en 2021, est son legs à Roissy-en-Brie (Seine-et-Marne), une ville de 23 000 habitants qu’il a quittée à l’âge de 13 ans pour rejoindre Le Havre et son centre de formation. Ce miniterrain utilisé pour les matchs à cinq contre cinq, c’est son « honneur » et son « rêve », confie-t-il dans The Pogmentary, le documentaire maladroit consacré à son parcours, et diffusé sur Amazon Prime.
A en croire ce pilier des Bleus (91 sélections au compteur), Roissy-en-Brie est « la source, la famille ». A 29 ans, il n’y revient guère, mais ce point minuscule sur la carte demeure un repère majuscule pour celui qui navigue depuis des années dans le grand monde du foot, de Manchester United à la Juventus Turin, et dans les hauts lieux de la jet-set, de Dubaï à Miami. Un point sensible aussi, voire « un endroit dangereux », rappelle-t-il dans The Pogmentary, le cadre d’un passé qui vient de se rappeler brutalement à lui. En mars d’abord, sous la forme d’une soirée cauchemardesque avec de vieux « amis » de Roissy-en-Brie. Puis fin août, lorsque l’affaire a éclaté au grand jour, avec la diffusion sur les réseaux sociaux de deux vidéos pleines de rancœur, un fatras d’accusations et de menaces jetées en pâture par son propre frère aîné Mathias. Depuis près de trois mois,les enquêteurs de l’Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO) tentent de démêler les fils de ce feuilleton à tiroirs, où l’on croise des amis pour le moins encombrants, des hommes cagoulés armés de fusils d’assaut, et même un marabout.
Sur les deux vidéos, diffusées les 27 et 30 août, Mathias Pogba, 32 ans, fait état de révélations potentiellement embarrassantes pour son célèbre frère, « une personne prête à marcher sur tout et tout le monde, sur sa famille, pour son plaisir, son image et sa réussite ». Il évoque de supposés « sorts » jetés, à l’initiative de ce même Paul Pogba, contre l’un de ses coéquipiers chez les Bleus, Kylian Mbappé, et fait allusion à des promesses non tenues et surtout à une dette que Paul Pogba, toujours lui, aurait contractée auprès de mystérieux créanciers. Bientôt, un scénario digne d’un film de gangsters se dessine en toile de fond de cette histoire de dette : des hommes affirment avoir protégé la star depuis ses débuts professionnels et lui réclament 1 million d’euros par an. Treize ans de carrière, 13 millions, tel est leur tarif. Ils le lui rappellent avec insistance depuis le mois de mars.
Paul Pogba savait-il ce qui l’attendait, le 19 mars, quand quelques copains l’ont invité à les rejoindre à Roissy-en-Brie ? Il les connaît bien, il les « dépanne » assez souvent. Il connaît aussi les lieux, le quartier de La Renardière. A première vue, cette petite cité paraît plutôt paisible : quelques tours et immeubles de béton et briques marron posés derrière les voies du RER, non loin de son cher « Terrain des possibilités ». A bien y regarder, il y a tout de même un peu de trafic de stupéfiants dans les parages, et des conflits occasionnels avec des quartiers rivaux, de Pontault-Combault ou d’Ozoir-la-Ferrière.
La famille Pogba a posé ses valises ici au début des années 1990, peu après la naissance de Paul, à Lagny-sur-Marne, en 1993. Ses deux aînés, les jumeaux Mathias et Florentin, avaient vu le jour trois ans plus tôt à Conakry, en Guinée. Leur père, Fassou Antoine, un ex-enseignant dans un lycée professionnel décédé en 2017, vivait et travaillait en France depuis des décennies quand son épouse, Yeo Mariba, l’y a rejoint.
Père chrétien, mère musulmane, les enfants ont le choix. Dans son documentaire, Paul Pogba se souvient avoir beaucoup fréquenté l’église. Mais un jour, alors qu’il accompagne ses copains musulmans dans leurs prières, il éprouve un sentiment « jamais ressenti ». Le voilà bientôt converti à l’islam. « La religion, ça m’a calmé, apaisé et fait ouvrir les yeux », indique-t-il. Côté football, la fratrie brille sur les terrains de la région parisienne. Vite repérés, tous trois en feront leur métier : Paul dans des clubs prestigieux et chez les Bleus, les jumeaux dans des formations bien plus modestes et avec la sélection guinéenne.
Comme nombre de joueurs français de sa génération, Paul Pogba a appris à composer, bon gré mal gré, avec les sollicitations pas toujours délicates de son « entourage », ainsi qu’il est d’usage d’appeler, dans le milieu du foot, les amis et faux amis, parfois prêts à tout pour grappiller une part du gâteau. Le phénomène des entourages insistants, ces « copains d’avant » ou ces parents plus ou moins proches enclins au chantage affectif et aux exigences financières XXL, est un souci majeur pour le football français. Les agents de joueurs, ces conseillers chargés aussi bien d’orchestrer les négociations de transfert que de veiller tant bien que mal aux fréquentations de leurs « poulains », sont bien placés pour le savoir.
Respiration en Île-de-France
Jean-Pierre Bernès, agent de nombreuses stars françaises et du sélectionneur Didier Deschamps, voit là « un désastre qui s’accélère depuis une dizaine d’années ». « Le foot est en danger à cause de ça », prévient-il. Son confrère Bruno Satin estime, lui, qu’il s’agit avant tout d’un « problème franco-français ». Selon lui, les autres pays, « la Belgique et les Pays-Bas mis à part », sont épargnés. Quant à l’actuelle agente de Paul Pogba, l’avocate Rafaela Pimenta, elle a récemment confié ses craintes au quotidien italien Tuttosport : « J’ai tout vu, surtout le chantage. Les joueurs ont peur de signaler ces choses parce qu’ils craignent pour leur image ou parce qu’ils ont honte. Ils se taisent et vivent des situations de stress incroyables. » Bref, un univers peuplé de faux agents et de vrais malfrats, que les enquêteurs de l’OCLCO ont découvert au fil des auditions de quelques-uns des membres de « l’entourage » de Paul Pogba.
En ce printemps 2022, près de quatre ans ont passé depuis ses exploits au Mondial 2018 en Russie. L’enfant de Roissy-en-Brie évolue alors à Manchester United, mais il traverse un long creux, marqué par des blessures et des relations tumultueuses avec ses entraîneurs. Les supporteurs s’impatientent ; les dirigeants se demandent s’il mérite vraiment son salaire, plus de 15 millions de livres sterling (plus de 17 millions d’euros) par an, sans compter les revenus publicitaires. En coulisses aussi, la période est délicate. Son agent et ange gardien, le truculent Mino Raiola, meurt en avril. Lui succède alors son bras droit, Me Pimenta – « Ma deuxième mère », dit Paul Pogba.
Sa respiration, son bonheur, en ces moments difficiles, c’est l’équipe de France, ce groupe où son charisme séduit encore. Il faut dire qu’il y bénéficie d’un statut particulier, un rang de leader. Pour ne rien gâcher, les rassemblements organisés avant les matchs internationaux lui offrent l’occasion de préserver le lien avec un pays qu’il a quitté dès l’adolescence. De revoir Paris, aussi, où il n’exclut pas de jouer un jour en club.
Le 19 mars, avant de rejoindre les Bleus dans leur centre de Clairefontaine (Yvelines), Paul Pogba pose ses valises dans un palace de la capitale, puis demande à son chauffeur de le conduire à Roissy-en-Brie. Des copains l’y attendent en cette soirée déjà printanière. Au programme : un passage à la fourrière pour les aider à récupérer sa Mercedes laissée à la disposition de l’un d’eux, Boubacar C., alias Boub’s, puis une visite à la mère de ce dernier, souffrante. Les amis, rien de tel pour se ressourcer.
« Mes potes d’enfance »
En fin de soirée, un autre compère s’annonce devant le domicile de la famille de Boub’s : un homme de 36 ans, Roushdane K. Voilà un moment qu’il échange des SMS avec Adama, le frère de Boub’s. Il veut à tout prix parler à la star du foot, qui le rejoint un instant. Dehors, tous deux s’isolent, discutent, puis Pogba invite son chauffeur à regagner Paris sans lui. La nuit promet d’être longue, il se débrouillera pour rentrer. « Roushdane était très froid. Il m’a dit : “Tu vas venir avec moi, laisse ton chauffeur.” Comme j’étais avec mes potes d’enfance, je suis allé avec eux », a déclaré Paul Pogba aux enquêteurs de l’OCLCO lorsqu’il a porté plainte, le 9 août.
Une petite bande se forme. Il y a là Paul Pogba, les deux frères Boub’s et Adama, mais aussi le dénommé Roushdane. Ce dernier, accompagné ce soir-là de son frère Machikour, est connu de la justice : il a fait l’objet de procédures pour « tentative d’homicide » en 2002 et de « complicité de vol en bande organisée » en 2013.
Au départ de Roissy-en-Brie, on s’installe dans deux véhicules, la Mercedes et une Clio. En route pour Montévrain, une commune de Seine-et-Marne. Adama, qui vit désormais à Dubaï, y a réservé un logement pour les quelques jours qu’il a prévu de passer en région parisienne. Dans l’appartement se trouve déjà un certain Mamadou M., alias Mam’s, un ami que le footballeur a longtemps hébergé à Manchester et rémunéré en qualité d’homme à tout faire. Bien des joueurs emploient ainsi (plus ou moins officiellement) des personnes de confiance chargées de les seconder au quotidien, qu’il s’agisse d’organiser un voyage express, une soirée privée, ou de faire l’interface avec le monde extérieur, hors du « foot ». Ces personnes-là, en général, savent tout des joueurs et de leurs secrets, même les plus personnels, tant ils vivent dans leur ombre et à leurs crochets.
A Montévrain, l’atmosphère se tend très vite. Les reproches fusent. Paul Pogba est accusé d’avoir pris la grosse tête, d’avoir oublié ses amis. Aux dires du joueur, Mamadou M., son ex-factotum, est alors l’un des plus remontés. Il a entendu dire que la star raconterait partout qu’il lui aurait volé de l’argent, jusqu’à 200 000 euros dérobés avec la carte de crédit qu’il lui a confiée.
En guise de vengeance, ce même Mamadou promet de révéler les relations entre Paul Pogba et un marabout rémunéré pour porter du tort à ses adversaires. Il affirme même détenir les « preuves » de ces accusations sur « une clé USB », remise à Roushdane. Interrogé par la police à ce propos, Paul Pogba confirmera l’existence de cet homme, mais pour lui ce n’est pas un marabout, plutôt une sorte de « sage », auquel il aurait fait des « dons » en faveur d’une association, avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’un « charlatan qui ne faisait que prendre l’argent ».
Vers une heure du matin, Machikour, Boubacar et Mamadousont invités à sortir du logement. Roushdane, l’homme des SMS pressants et de la clé USB, ne veut plus voir dans la pièce qu’Adama et Paul Pogba. Les trois exclus n’ont pas quitté les lieux depuis une minute que surgissent deux hommes cagoulés, équipés de gilets pare-balles et lourdement armés, fusils d’assaut et fusil à pompe, croit distinguer Paul Pogba. Commence alors, d’après le joueur, un long huis clos, cinq heures de palabres et de menaces. Les téléphones ont été désactivés. L’appartement est comme coupé du monde.
« Roushdane m’a dit que c’étaient mes protecteurs, car, selon lui, des bandits voulaient me racketter ou m’enlever, a précisé le joueur aux enquêteurs. Et qu’il fallait que je les paye. Les deux gars ont armé leurs fusils et les ont braqués sur moi en me disant que je devais payer sinon tout le monde serait en danger. Ils m’ont demandé 13 millions d’euros, 3 millions en cash et 10 millions en virement. En étant braqué sous la menace, je leur ai dit que j’allais payer. »
Le duo finit par partir. Paul Pogba se retrouve avec Roushdane. « [Il] a expliqué que ce qui venait de se passer, c’est normal lorsqu’on est un joueur de foot connu, mais que je devais payer, car il s’était porté garant. » Face aux policiers, le 15 septembre, Roushdane K. a assuré, lui, qu’il se trouvait « dans une pièce à côté », et qu’il s’était « interposé entre eux et Paul » quand les deux hommes cagoulés avaient « chargé leurs armes ». A l’entendre, il aurait tenté de « calmer la situation ».
A 6 h 13, les téléphones sont de nouveau en service. Chacun peut rentrer chez soi. Le joueur a vécu une « dinguerie », « un truc de ouf », répète-t-il, sonné, à son ami Boub’s, dans la Clio blanche, en route vers son palace parisien. Dans la matinée, il appelle sa banque afin de savoir s’il est possible d’effectuer un virement rapide, « pour une sorte d’investissement ». Onze millions d’euros ? Son conseiller refuse. Le champion du monde croyait-il vraiment qu’une telle opération financière serait possible dans l’urgence ? Ou voulait-il juste afficher sa bonne volonté devant Boub’s, toujours présent à ses côtés au moment de cet appel ? Aux policiers chargés de l’interroger, il a fourni la deuxième hypothèse. Quelques semaines plus tard, en mai, il sollicitera pourtant une autre banque, italienne cette fois, à laquelle il réclamera un virement de 13 millions d’euros pour approvisionner un compte qu’il détient à Dubaï, un pays d’où il pourra plus facilement transférer la somme sur le compte local d’Adama, le frère de Boub’s. Puis il se rétractera, renonçant à ce virement.
Espagne, Slovénie, Belfort
Mais revenons aux événements du 20 mars. En toute fin de soirée, soit une quinzaine d’heures après l’appel infructueux à une première banque, Machikour et Adama retrouvent Paul Pogba dans un restaurant de Pontault-Combault, pour lui présenter leur nouvelle idée : puisqu’il ne peut pas régler sa « dette », il n’a qu’à demander à son sponsor principal, Adidas, de leur faire profiter de ses largesses. Depuis des années, l’équipementier permet au champion de « piocher » dans sa grande boutique parisienne. Pogba accepte, et sollicite le directeur du magasin pour lui demander de laisser les deux compères se servir pendant deux jours.
Le 23 mars, cinq personnes se présentent au magasin. Huit heures durant, elles empilent les emplettes, 97 articles au total. Et encore 62 le lendemain. Le directeur alerte Paul Pogba, alors à Clairefontaine avec les autres Bleus. Ce dernier renégocie le plafond autorisé, gracieusement porté de quelques milliers d’euros à 30 000, mais l’addition atteint de tels sommets qu’une partie des achats reste bloquée au magasin jusqu’à ce que le champion vienne en personne régler le surcoût. Quand il arrive sur place, le 26 mars, les chers amis se font quelques plaisirs supplémentaires. Il y en a pour 47 000 euros. Stupeur de Paul Pogba, auquel on réclame finalement un chèque de 17 000 euros, qu’il signe à la suite d’une discussion animée, d’après les employés, avec Machikour et Adama.
Aider, « dépanner », régler des ardoises… Pogba en a l’habitude depuis que le foot a fait de lui un millionnaire. Ainsi affirme-t-il avoir avancé « pas mal d’argent » au trio Machikour-Boubacar-Adama, en 2021, pour les aider à ouvrir un restaurant à Pontault-Combault. L’affaire n’ayant pas connu le succès espéré, ils auraient réclamé une rallonge. Puis une autre, un peu plus tard, pas moins de 7 millions d’euros, « pour d’autres projets ». Là encore, Pogba dit avoir refusé.
Après l’épisode Adidas, la pression ne retombe pas. « Ils m’ont dit qu’ils avaient parlé avec les personnes [les braqueurs de l’appartement] et qu’ils attendraient dix jours, a témoigné le joueur. Ils m’ont dit de voir pour le cash quand je rentrerai en Angleterre. » Le 29 mars, il est sur le banc des remplaçants de l’équipe de France, qui affronte l’Afrique du Sud à Marseille. Dès le lendemain, il est de retour en Angleterre. Il y retrouve Boub’s et lui remet 100 000 euros en espèces. « Je lui ai donné cet argent, car Roushdane exigeait 1 million. Mais je ne lui ai donné que 100 000 euros, car je lui ai dit que je ne pouvais pas plus. » Lors de son audition, Boub’s a nié avoir perçu cette somme. Toujours à en croire ce que Paul Pogba a déclaré à la police, il aurait néanmoins accepté de signer « un document d’engagement d’investissement dans de la cryptomonnaie », « avec le montant laissé en blanc, de même que le nom de la société ».
Longtemps Mathias Pogba a tout ignoré des tourments de son frère cadet, c’est du moins ce qu’il affirme avec constance. Le 19 mars, au moment de la fameuse soirée à Roissy-en-Brie puis à Montévrain, il dînait avec une proche, dans le 17e arrondissement de Paris et a dormi dans un hôtel de la Défense (Hauts-de-Seine). Dans les semaines suivantes, personne àRoissy-en-Brie, ni Boub’s ni Machikour, ses copains de l’école primaire, qu’il a chaque semaine au téléphone, n’a trouvé l’occasion de lui parler, selon lui, du braquage nocturne de Montévrain.
En ce printemps 2022, Mathias Pogba séjourne plus souvent aux côtés de son autre frère, Florentin, alors engagé à Sochaux. La carrière « pro » de Mathias a pris fin peu avant, à Belfort. Des trois frères, il est celui qui a connu le parcours le plus modeste, sautant d’un club à l’autre, d’un championnat à l’autre, sans jamais convaincre, et en ne laissant pas que de bons souvenirs derrière lui. Au FC Tours, qu’il approche en 2019, son agent fait savoir que le salaire, les charges et les frais de déplacement du joueur seront indirectement pris en charge par… son frère Paul ! L’équivalent de 80 000 euros, selon le président du club, Jean-Marc Ettori, qui assure n’avoir « jamais vu arriver l’argent ». « Les contrats n’ont pas été respectés, regrette Ibrahima Sacko, un ancien du FC Tours, toujours très remonté. On parle quand même de la famille Pogba ! »
Voyage express à Turin
Etonnant parcours que celui de Mathias Pogba…
Après ce passage contesté à Tours, il écume encore l’Espagne et la Slovénie, et finit par atterrir à Belfort. Il tente une carrière à la télévision, sur la chaîne L’Equipe. Après des prestations jugées peu convaincantes, la production ne renouvelle pas son contrat. Il crée une association, Golden Score, destinée à seconder les sportifs dans leur reconversion. Celle-ci est lancée en grande pompe au lendemain du braquage, le 20 mars, à l’Hôtel Shangri-La, à Paris, en présence de Paul. C’est la dernière fois que les deux frères se côtoient. A table, on a bien rigolé, mais on n’a pas évoqué l’agression survenue la veille au soir à Montévrain, a déclaré Mathias Pogba aux policiers français, le 15 septembre.
Mathias Pogba assure avoir découvert l’affaire très tard, le 13 juillet, grâce à Machikour, Boubacar et Roushdane. Il veut en savoir plus, en parler avec Paul « en tant que grand frère », en face-à-face plutôt qu’au téléphone. Son idée : confronter les récits, celui de Paul et celui des quatre du 19 mars. Dès le 14 juillet, il organise donc un voyage express à Turin avec quatre des protagonistes de cet épisode. L’objectif est de se rendre au centre d’entraînement de la Juventus afin de voir Paul au plus vite. Le groupe patiente cinq heures devant l’entrée du site. Mathias échange des SMS avec son frère, mais celui-ci refuse de les voir. Deux jours plus tard, il portera plainte auprès du parquet de Turin et sera placé sous la protection de la police italienne. De retour en France, Mathias se fait de plus en plus insistant. Le 31 juillet, il laisse un message d’insultes sur la boîte vocale de Paul. « J’ai failli clamser, enculé va, rappelle-moi tout de suite, dépêche toi, (…) sinon je vais m’occuper de ton image et, wallah, tu vas regretter ça toute ta vie. » La veille au soir, il s’est fait braquer à Roissy-en-Brie, affirme-t-il. Deux hommes « tout habillés de noir et cagoulés » lui ont ordonné de rappeler à son frère ses « engagements », sa promesse de « régler la situation », de verser les 13 millions d’euros.
Mathias prend peur, « pète les plombs » comme il dit, et se rend à Santeny (Val-de-Marne), chez sa mère, Yeo Moriba. Là-bas, il ouvre la porte aux frères Roushdane et Machikour, ainsi qu’à Mam’s et à Boub’s. Elle seule pourra faire revenir son fils cadet à la raison, et le convaincre de payer, pensent-ils. Auditionnée le 9 août, Yeo Moriba décrira un Roushdane « assez menaçant », qui voulait lui « faire peur ». Elle précisera aussi les relations entre les uns et les autres : « Boub’s était payé pour être mon chauffeur en France, et quand Mam’s vivait avec Paul à Manchester, il y avait eu une dégradation de leurs relations suite à une histoire avec une petite amie de Mam’s. »
Le 13 août, une deuxième expédition conduit Mathias Pogba et Machikour au Crowne Plaza, un hôtel niçois où séjourne alors Yeo Moriba. Trois jours plus tôt, Roushdane a passé une soirée à l’hôpital de Bagnolet, après avoir reçu une balle dans la main tirée par un homme masqué. Mathias tient à montrer à sa mère une vidéo sur laquelle apparaît la main ensanglantée du blessé, preuve qu’il y a bien un risque de violence si Paul ne paye pas. Yeo Moriba refuse de regarder ces images.
Les semaines passent. A Turin, la star du foot ne répond toujours pas aux appels de sa famille. Confronté à ce silence, Mathias passe à la vitesse supérieure. « Face à la peur de voir ressurgir ces braqueurs à tout moment, nous avons décidé de faire réagir Paul en enregistrant cette vidéo afin qu’il règle son problème avec les personnes concernées », indique-t-il aux enquêteurs de l’OCLCO. C’est alors que Mathias Pogba aurait enregistré les deux vidéos, près de Caen, en présence de Roushdane et de Machikour. On l’y voit en train de lire un texte dont il n’est visiblement pas l’auteur. Agit-il sous la menace ? Est-il lui-même impliqué dans une forme de racket ? Impossible, à ce stade de l’enquête, de le savoir.
Des perquisitions ont lieu chez quatre des cinq participants de la soirée tumultueuse du 19 mars. Un seul y échappe : Adama, qui, on l’a vu, ne vit pas en France, mais à Dubaï. Roushdane est intercepté alors qu’il se dirige vers Orly pour prendre un avion vers la Tunisie. Le 17 septembre, les quatre hommes sont mis en examen pour « extorsion avec arme en bande organisée », « arrestation, enlèvement, séquestration ou détention arbitraire en bande organisée, pour préparer ou faciliter la commission d’un crime ou d’un délit » et « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime ».
Lui aussi placé en détention provisoire, et mis en examen pour « extorsion avec arme en bande organisée », Mathias Pogba reconnaît sa participation aux expéditions de Turin, au domicile de sa mère et à l’hôtel niçois. En revanche, il nie toute tentative de pression sur cette dernière ; il n’aurait agi que pour la prévenir des accusations portées contre son frère, et se défend des soupçons d’extorsion de fonds : « Je n’étais pas présent la nuit du 19 au 20 mars. » Sollicités par Le Monde, l’avocat de Roushdane K., Me Daphné Pugliesi, et celui de Mathias Pogba, Me Yassine Bouzrou, n’ont pas donné suite. L’avocat de Mamadou M., Me Steeve Ruben, n’a pas souhaité réagir.
Pendant ce temps, confiné dans sa bulle piémontaise, Paul Pogba a repris l’entraînement avec ses coéquipiers de Turin, où, après une blessure, il mène une autre course contre la montre. «
Paul est avec nous depuis 2013 et il s’est imposé comme un cadre, rappelle au Monde le sélectionneur Didier Deschamps. Je suis évidemment en contact avec lui et avec mon staff, nous suivons son évolution. » Il n’a pas perdu l’espoir de figurer dans la liste des Bleus sélectionnés pour le Mondial au Qatar, loin de Roissy-en-Brie, du « Terrain des possibilités » et des « copains d’avant ».
Le Monde