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Série Deschamps, dix ans à la tête des Bleus (3/5) : une relation profonde avec Paul Pogba
De tous les internationaux que Didier Deschamps a sélectionnés en dix ans, Paul Pogba est sans doute celui avec lequel il entretient la relation la plus intense.
Vu d'ici, ils n'ont pas grand-chose en commun. L'un, exubérant, solaire, les cheveux colorés mais jamais de la même manière, qui rappelait récemment dans une série à sa gloire combien son parcours, des cités de Roissy-en-Brie au faste de Miami, où il est devenu propriétaire, n'a pas été de tout repos ; l'autre, effacé, sobre, qui pèse chacun de ses mots comme un boulanger sa levure, élevé dans la verdoyante campagne basque, façonné à la Jonelière et qui préférera toujours la quiétude familiale à la caisse de résonance des réseaux sociaux. Et pourtant, Paul Pogba et Didier Deschamps entretiennent depuis bientôt dix ans une relation unique, intense, infrangible, toujours bienveillante, entre un joueur et son sélectionneur.
Témoin privilégié de leurs scènes de vie, Guy Stéphan, l'adjoint de Deschamps, confirme : « Oui, c'est une relation très forte, une relation de proximité car Paul est en bleu depuis le début, quasiment. Il a été appelé pour la première fois en mars 2013, huit mois après l'intronisation de Didier. » À l'époque, Pogba vit sa première saison à la Juventus Turin, un club cher à Deschamps. Le staff de l'équipe de France est séduit par ce milieu d'à peine 20 ans, à la personnalité aussi affirmée sur le terrain. Un peu trop, même.
Quand, pour sa deuxième sélection, face à l'Espagne (0-1, le 26 mars 2013), en pleine campagne de qualification à la Coupe du monde 2014, le néo-Bleu s'essuie les crampons sur Xavi, deux minutes seulement après avoir reçu un avertissement, l'arbitre l'expulse et son entraîneur ne goûte pas la blague. Publiquement, il protège Pogba, réfute tout regret de l'avoir laissé sur le terrain après son premier jaune et vante même le talent de son rookie : « Pogba a fait voir tout son potentiel. » En privé, il lui recommande vivement de ne plus jamais lui refaire un tel coup.
Parce que Deschamps place le collectif au-dessus des joueurs qui le composent. Et, au fil du temps, il se rend compte que Pogba est sur la même longueur d'onde, même si, au début, le plus jeune des deux en doute. « Je me souviens d'une conversation avec Tonton Pat (Évra) lors de mes premières sélections, raconte "la Pioche". Je lui ai dit : "Le coach ne m'aime pas, il est toujours sur moi, il me rappelle toujours à l'ordre." Pat m'a répondu qu'au contraire, s'il était toujours derrière moi, c'était justement parce qu'il m'appréciait, qu'il voulait me faire progresser. Il y a eu un déclic quelques semaines plus tard lorsque je suis allé parler au coach. On s'est dit les choses. À partir de là, j'ai vraiment pu apprendre comment il fonctionnait et j'ai surtout pu le comprendre. Ensuite, on a entretenu une très, très bonne relation, sur et en dehors du terrain. »
Plus ils se côtoient, plus les deux hommes se rendent compte qu'ils partagent beaucoup plus de points communs que les apparences ne le suggèrent. La Juventus, donc, leur poste, aussi - « le coach m'a appris à bien griffer, à bien travailler sur mes jambes sur le plan défensif, à ne pas perdre de ballon, être bien orienté sur la première touche de balle, tout ce qu'un milieu de terrain doit faire », dit-il -, leur dévotion pour la sélection, forcément, et leur façon de chambrer, un peu. Pogba décrirait ainsi leur relation : « Je sais quand être calme, le coach sait quand rigoler. Et on sait être sérieux quand il le faut. Ça nous rejoint. » Stéphan appuie : « Paul est un rassembleur et Didier l'aime dans ce registre. » Il est celui qui accueille et intègre au château de Clairefontaine les nouveaux appelés, tente de faire le lien entre les groupes ou entre les générations, cherche à se poser en rempart lorsque le vent s'élève.
Avant l'Euro 2021, alors que les déclarations d'Olivier Giroud au soir de France-Bulgarie, dernière rencontre de préparation, avaient énervé Kylian Mbappé, Pogba avait proposé ses services à Deschamps afin d'assurer le point presse du lendemain et calmer les ardeurs des médias. Le sélectionneur avait salué la démarche et accepté l'offre, qui partait d'une bonne intention. Dans la réalisation, en revanche, « la Pioche », bien que souriant, jovial, blagueur même, n'avait cependant pas récité sa meilleure partition : « Les seules tensions qu'on ressent, c'est au dos et aux jambes [...] On a tous une bonne mentalité mais c'est à nous de faire les choses, de faire attention à ce que ça ne nous monte pas à la tête. On va essayer de calmer ça entre nous, et à vous les médias de le faire aussi. »
Les médias, justement, ont été une sorte de fil conducteur de la relation entre Deschamps et Pogba. À ses débuts internationaux, l'ancien Havrais maintient une distance avec la presse qui confine à la défiance, comme s'il refusait de satisfaire les attentes exagérées qui volaient en escadrille et lui passaient largement au-dessus de la crête. Alors le sélectionneur de l'équipe de France lui parle, le conseille, le prévient du danger qui guette dans un environnement qui change. « Ne mène pas ce combat-là, tu vas le perdre », lui rabâche DD.
Le message ne parvient pas tout de suite au destinataire, à l'image de cette réaction épidermique du milieu de la Juve face à la tribune de presse du Stade-Vélodrome, lors du deuxième match de groupe de l'Euro 2016 face à l'Albanie. Deschamps ne l'enverra plus à la presse, comme on dit, pour mieux le protéger, mais il lui répétera le même refrain au fil des rassemblements pour mieux le raisonner. Il finira par être entendu.
Pogba jongle désormais avec les mots sans qu'on l'y encourage. En bleu, tout ou presque, chez lui, transpire la joie de vivre. C'est d'ailleurs ce que son ancien agent, Mino Raiola, lui explique à l'été 2021, dans le documentaire dédié sur Prime, alors qu'il discutait avec plusieurs clubs d'un éventuel transfert : « Il faut te trouver un club où tu seras aussi heureux qu'en bleu. » Il aurait peut-être fallu lui trouver un club où Deschamps serait l'entraîneur. Il a beau plisser les yeux, hocher de la tête, Pogba sait qu'un tel schéma est impossible. Et c'est pour cette raison qu'il ne sait quoi répondre à son représentant sur le coup.
« En dix ans, Didier n'a jamais douté de Paul, reprend Stéphan. Il sait que c'est un joueur qui a besoin d'être galvanisé. » En écho, Pogba ajoute : « Il me pousse toujours à donner le meilleur de moi-même. » « DD » aime utiliser « la Pioche » comme l'un de ses principaux relais. Il sait aussi qu'il a besoin de ne pas se disperser sur le terrain, de ne pas trop déborder de son rôle pour être encore plus performant, ce qui a valu quelques mises au point entre les deux hommes, mais jamais d'éclat de voix dans une relation pas comme les autres. Faussement légère, véritablement amicale, nécessairement pudique, mais aussi tellement acrobatique dans leur désir de victoires. La seule vitamine dont ces deux animaux de compétition se nourrissent est la performance, et tout ce qui concourt à élever le niveau d'ensemble est bon à prendre, même s'il laisse parfois une pointe d'amertume.
Ce fut le cas, par exemple, lors du huitième de finale du dernier Euro, contre la Suisse, le 28 juin 2021. À plusieurs reprises, en fin de seconde période puis lors de la prolongation, le milieu de terrain se retourne vers son banc, maugrée et s'adresse à son coach avec force geste. Le désaccord est manifeste. Il a même l'air musclé. « Non, il ne l'était pas, précisera Pogba dans Téléfoot, deux mois plus tard. Quand tu es joueur ou coach, il y a des moments où c'est comme ça... C'est une discussion, il y a de la frustration. »
Celle de Pogba est née de l'insuffisance du repli des attaquants français à ses yeux. À cet instant de la rencontre, tout le monde est un peu nerveux. Pogba, Kingsley Coman qui ne veut pas sortir... Deschamps choisit juste de ne pas rajouter de la tension à la nervosité. Mais il comprend son milieu de terrain et sait qu'il est sur une ligne de crête, qu'il faut trouver les gestes les plus réconfortants, avoir le regard le plus rassurant, sortir les mots les plus justes pour le maintenir dans son match. Cela ne suffira pas à éviter l'élimination, mais cela n'entamera en rien leur relation.
Pogba, un des seuls joueurs capables de rappeler à l'ordre Mbappé
Le Turinois confirme : « Avec le coach, on s'est toujours dit les choses. Ce soir-là, on s'est parlé. C'est ce qui se passe entre un entraîneur et un joueur. On ne s'est pas chamaillé ni rien. On s'est juste parlé à un moment important de la compétition. Mais rien de méchant ni d'anormal. » Le lendemain, au moment du départ de Bucarest, où avait lieu le match, Pogba promettra à Deschamps de le rappeler une fois qu'il sera arrivé à Miami pour quelques jours de vacances. Ce qu'il fit. « Pogba est un leader expressif », affirmera le sélectionneur, le 4 octobre 2021. Un leader dont il ne se priverait pour rien au monde tant il mesure son influence sur les autres joueurs, y compris sur Kylian Mbappé.
L'ancien Havrais est l'un des seuls joueurs capables de rappeler à l'ordre l'attaquant parisien s'il estime qu'il n'effectue pas assez le travail de replacement. Et Mbappé s'exécutera. Mais Pogba est un leader auquel le sélectionneur n'a jamais vraiment envisagé de confier le brassard. Parce qu'Hugo Lloris, le capitaine, et Raphaël Varane, le vice-capitaine, font le métier comme son sélectionneur le conçoit. Et parce qu'il sait que son milieu n'en a pas besoin pour apporter la lumière nécessaire à son équipe.
Le contrat de confiance entre les deux hommes suffit. Mais, comme une récompense, Pogba, qui avait été capitaine de toutes les équipes de France de jeunes, finira par porter le brassard chez les A, le 29 mars dernier, lors des dix dernières minutes de France-Afrique du Sud (5-0), au moment du remplacement de Varane par Jules Koundé. Dans le vestiaire, à la fin du match, l'ancien Havrais était heureux comme un gamin. « Je pourrai dire que j'ai été capitaine de l'équipe de France », fanfaronnait-il. Mais aux yeux de Deschamps, il est un peu plus que ça, et depuis longtemps.