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Enquête
AS Monaco: l’oligarque Dmitri Rybolovlev, anguille sous Rocher
Actionnaire majoritaire du club monégasque, l’homme d’affaires russe prétend n’avoir plus aucun lien avec le Kremlin afin d’échapper aux sanctions contre les proches de Poutine, prises à la suite de l’invasion de l’Ukraine. L’Union européenne ne l’a pas encore blacklisté.
par Renaud Lecadre
publié le 20 avril 2022 à 18h23
Il navigue actuellement – et opportunément – dans les mers australes, sur l’un de ses deux méga yachts (Anna, 110 mètres de long, 230 millions d’euros), renforçant un peu plus sa réputation de nomade hauturier, fiscal, politique et financier, voguant entre la Russie, la Suisse, Malte, Monaco ou Singapour. L’homme est parti de Saint-Vincent et a pour destination officielle l’Australie, des sites internet dédiés aux yachts de luxe permettent de le suivre à la trace sur les océans du globe. A moins qu’il ne fasse plutôt escale en Afrique du Sud, pays qui n’a pour le moment pas condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie, pour éviter une éventuelle et future saisie de son yacht en Australie (1).
L’UE n’a pas encore osé blacklister Dmitri Rybolovlev en tant qu’oligarque poutinophile. Mais ce richissime Russe, 55 ans, apparaît sur les radars des Etats-Unis. En 2018, le Trésor américain l’avait déjà placé sur une liste de Russes potentiellement sanctionnables. Et en janvier, quelques semaines avant la guerre en Ukraine, son nom apparaissait dans un projet de loi de la Chambre des représentants, le «Putin Accountability Act», recensant les avoirs de ressortissants russes susceptibles d’être gelés pour leur proximité avec le maître du Kremlin. C’est tout l’intérêt et l’impasse de ces listings à géométrie très variable.
Ses communicants martèlent à l’envi – sans, pour autant, avoir répondu aux sollicitations de Libération – que Rybolovlev n’a plus remis les pieds en Russie depuis «plusieurs années», qu’il n’y exercerait plus aucune activité économique, industrielle ou financière. Comprendre : Dmitri Rybolovlev et Vladimir Poutine ne sont pas bons amis.
Il suffit de consulter la presse moscovite pour constater le contraire : non seulement «Rybo» se rend régulièrement en Russie, mais il y conservait jusqu’à décembre d’importants actifs immobiliers et miniers, notamment dans l’Oural, où il a fait fortune dans la potasse. Il les a depuis vendus d’un seul bloc comme s’il avait anticipé un boycott. L’impétrant fait savoir qu’il ne s’agissait que de liquider quelques actifs résiduels dans la mère patrie, pour solde de tout compte, avant de tirer définitivement sa révérence.
Oligarque Kremlin-compatible
Dans la liste de ses ultimes biens russes figure encore la société immobilière Financial House, possédant une tour de bureaux, vendue tout récemment 10 milliards de roubles, soit 85 millions d’euros, selon la revue Kommersant. Mais aussi quelques actifs diamantaires. Il y a quatre ans environ, le magazine Forbes annonçait pourtant la vente à des promoteurs chinois (par ailleurs actionnaires du Club Med en France) de son «dernier actif majeur en Russie», un bâtiment de 7 000 m² baptisé «Grand magasin militaire central». Manifestement, ses intérêts résiduels en Russie tardaient à être totalement soldés.
Dmitri Rybolovlev est le parfait exemple de ces oligarques russes dont on ne sait s’il faudrait les blacklister sur fond de guerre en Ukraine. En attendant, l’AS Monaco (ASM), dont il est l’actionnaire majoritaire aux deux tiers depuis une vingtaine d’années, peut continuer à disputer des matchs de foot – à l’instar de Chelsea, club londonien contrôlé par Roman Abramovitch, autre homme d’affaires russe plus ou moins expatrié en Occident.
A défaut d’être poutinophile, Dmitri Rybolovlev est un oligarque Kremlin-compatible. Son berceau historique est l’Oural, il est né dans la capitale, Perm. La région est un bastion industriel de l’aluminium que ce médecin de formation s’est chargé de faire fructifier, via sa société Uralkali, avant d’être contraint à la revente en 2010. Pour cause de catastrophe écologique (l’effondrement d’une de ses mines en 2006 aura créé un trou béant, de la taille d’un terrain de football) ou de reprise en main ? Le prix du rachat, 6,5 milliards de dollars, était dans tous les cas très sympathique.
Le repreneur, Suleyman Kerimov, un obligé du Kremlin, aura payé le plus ou moins juste prix sans rechigner. De quoi permettre à Rybolovlev de s’offrir la belle vie à travers le monde, singeant les ploutocrates sans frontières ayant prospéré bien avant lui. En sus de l’ASM : un extravagant penthouse de 1 600 m² sur le Rocher, une île grecque ayant autrefois appartenu à la dynastie Onassis, un manoir floridien racheté 95 millions de dollars à Donald Trump… Selon le dernier palmarès des grandes fortunes sans frontières établi par Bloomberg, Dmitri Rybolovlev émarge au modeste 200e rang mondial, avec 11 milliards de dollars – partiellement amputés par un coûteux divorce en Suisse.
Un port franc à Vladivostok
Si Rybo n’a rien d’un refuznik, demeurent toutefois des liens persistants avec l’oligarchie poutinienne. Essentiellement avec Iouri Troutnev, ancien ministre en charge de l’Environnement, à l’époque peu sourcilleux sur la catastrophe écologique d’Uralkali, et actuel vice-premier ministre de la Russie. En 2016, Dmitri Rybolovlev, ancien partenaire en affaires du Suisse Yves Bouvier, le roi des ports francs (à Genève et à Singapour), veut créer un nouveau débouché commercial à Vladivostok, dans l’extrémité est de la Russie. Il le fait sur instruction d’un Vladimir Poutine soucieux de développer le commerce entre la Russie et l’Asie Pacifique et, surtout, en tandem avec Iouri Troutnev. Pas mal pour un oligarque qui jure ne plus remettre un pied dans la mère patrie depuis deux décennies.
Interrogé par Libération, Bouvier raconte avoir reçu la visite de Iouri Troutnev à Singapour, en 2016, donc : «Je ne peux pas affirmer que Rybolovlev avait lui-même la volonté de créer un port franc à Vladivostok, mais il aura quand même assisté à toute la carrière politique de Iouri Troutnev à Perm.» Manifestement, ce port franc n’a toujours pas vu le jour, mais le vice-premier ministre russe plastronnait encore l’été dernier : «C’est pratiquement du offshore.» Il disait, aussi, prendre comme un «honneur» d’avoir été récemment placé sur liste noire aux Etats-Unis.
Les connexions de Dmitri Rybolovlev avec des proches de Poutine ne s’arrêtent pas là. C’est ainsi qu’il a noué des liens avec Alexandre Loukachenko, l’autocrate bélarusse, accroché au pouvoir depuis 1994. Principal relais de l’invasion en Ukraine, Loukachenko avait fait affaire avec Rybolovlev dans le domaine de la potasse, en vue de contourner l’embargo commercial décrété par les Etats-Unis contre ce vassal de la Russie.
Un avion pour Moscou
A priori, Monaco est à l’abri de ces considérations minières ou géostratégiques. Mais le prince Albert II se garde bien de délivrer la nationalité monégasque à «Rybo», pourtant installé sur le Rocher depuis bientôt un quart de siècle. OK pour lui donner les clés de l’ASM, le droit de claquer une (petite) partie de sa fortune localement, mais guère plus – son père Rainier avait vécu dans l’ombre d’Aristote Onassis, menaçant de virer à une OPA sur la principauté. L’homme de Perm a donc obtenu bien plus facilement un passeport chypriote – tout en acquérant 10% de l’une des principales banques locales, en vue de conforter un peu plus son emprise sur l’île. Mais après sa garde à vue à Monaco en 2018, dans le conflit qui l’opposait à Yves Bouvier à propos de la revente de tableaux de maîtres et d’un trafic d’influence, ce néo-Russo-Chypriote n’avait rien trouvé de plus urgent que de prendre illico un avion pour Moscou…
Peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, Rybolovlev a toutefois pris soin de publier un communiqué, depuis son yacht dans les mers du grand sud, en vue de proclamer au monde entier un don à la Croix-Rouge en faveur des «populations civiles qui souffrent du conflit armé en Ukraine». Sans en préciser le montant, sûrement par pudeur, simplement qualifié de «conséquent». L’essentiel n’est-il pas de le faire savoir ?
Pour l’anecdote, l’AS Monaco a pour actuel dirigeant opérationnel Oleg Petrov (avec le double titre superfétatoire de vice-président et DG), ancien d’une école militaire russe, spécialiste des langues. «Et pas pour être traducteur à l’ONU», ironise un Monégasque de souche, le soupçonnant d’être de mèche avec le FSB (héritier du KGB). Avant le business du foot, on l’avait vu, lui aussi, dans le plus prosaïque domaine de la potasse, notamment dans le Bélarus de l’inamovible Loukachenko : Petrov y était vice-président d’une filiale locale d’Uralkali…
Ce nouveau numéro 2 de Rybolovlev à l’AS Monaco n’y connaît strictement rien en football – quoique sa maîtrise du portugais lui sera fort utile en cette matière. Mais il comprend tout en matières premières, puisqu’il a été directeur d’une filiale d’Alrosa, géant mondial dans le secteur du diamant (devant le sud-africain De Beers), grâce à ses mines en Yakoutie, dont l’Etat russe se déleste peu à peu (environ un tiers détenu par le Kremlin, avant une éventuelle reprise en main). Dans la perspective d’un boycott mondial des avoirs russes en général et d’Alrosa en particulier, le leader du diamant pourrait faire utilement escale en Afrique du Sud – tout comme le yacht de Dmitri Rybolovlev. Hasard miraculeux du calendrier…
800 résidents russes
La France, qui a renoncé de longue date à toute influence réelle sur Monaco (à part l’envoi de quelques magistrats ou fonctionnaires en fin de carrière, faisant mine d’y défendre l’Etat de droit), n’a pas Dmitri Rybolovlev directement en ligne de mire. Et le Rocher, qui accueille quelque 800 résidents russes, encore moins même si les autorités ont annoncé le 2 mars, pour la forme, procéder à des «vérifications» pour accompagner les sanctions européennes contre la Russie.
Si, dans l’affaire qui l’oppose à Yves Bouvier, la justice monégasque a finalement été contrainte de faire machine arrière, ce fut sous pression de la presse française (Libération, le Monde, Mediapart…), détaillant le copinage outrancier entre dignitaires russes et monégasques. Car entre oligarques, on se comprend. Surtout lorsqu’il s’agit de tenter de faire briller les marques sportives du deuxième plus petit Etat de la planète.
C’est ainsi qu’un autre homme d’affaires russo-hongrois, Aleksej Fedoricsev, patron de Fedcom, est devenu le nouveau président du club de basket de la principauté, engagé en Euroligue. Mais sans grand succès sportif à ce jour. Au tournant du millénaire, le prince Rainier avait mis son véto à l’OPA de Fedoricsev sur l’ASM, mais son fils Albert lui aura donné l’occasion de se faire la main sur un plus gros ballon.
A ce jour, Dmitri Rybolovlev ne risque donc aucune mesure de confiscation immédiate, ni l’AS Monaco une interdiction de compétition sportive – à la différence de Roman Abramovitch et de Chelsea. Mais son cas reste entre deux eaux, litispendant diraient les juristes.
(1) A l’instar de l’oligarque Roman Abramovitch qui, après les nombreuses et récentes saisies de yachts russes en Méditerranée, a jugé prudent d’amarrer le sien dans un port du Monténégro, à l’abri d’éventuelles poursuites.