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Veljko Belivuk, vie et chute d'un gangster des tribunes
Arrêté et incarcéré début février, Veljko Belivuk, chef redouté d'un groupe de supporters du Partizan Belgrade et soupçonné de nombreux crimes, est au coeur d'une invraisemblable saga politique et médiatique en Serbie.
Il est en détention préventive dans la section pénitentiaire du Tribunal spécial pour le crime organisé, au sud de Belgrade, sous haute surveillance. Depuis son arrestation, le 4 février, lors d'une fracassante opération policière, Veljko Belivuk, 35 ans, marié et père de deux enfants, a endossé le costume clinquant d'« ennemi public numéro 1 » en Serbie.
Il sera fixé sur son sort début août, au terme des six mois d'investigations légales menées par le parquet serbe. En attendant, sa chute et les crimes dont il est soupçonné, dont certains relèvent de l'atrocité, font l'objet d'une invraisemblable saga politique et médiatique. « J'ai débuté ma carrière d'avocat en 1991 et je n'ai jamais connu une telle folie », affirme l'avocat de Belivuk, Dejan Lazarevic. Depuis trois mois et demi, l'affaire est d'ailleurs régulièrement commentée, avec de nombreux détails sordides, par le chef de l'État lui-même, Aleksandar Vucic, et son ministre de l'Intérieur.
«C'était comme dans les films. Il n'a eu droit qu'à un seul coup de fil: il m'a appelé »
Maître Dejan Lazarevic, avocat de Veljko Belivuk
Dans ce dossier explosif, dans lequel une vingtaine de personnes ont été interpellées, Lazarevic défend aussi l'associé principal de Belivuk, Marko Miljkovic (29 ans), également arrêté. Leur conseil est rompu aux causes difficiles : par le passé, il a défendu d'anciens responsables de la Garde des volontaires serbes - les « Tigres » -, la milice paramilitaire ultranationaliste dirigée par Zeljko Raznatovic, dit Arkan (assassiné en janvier 2000 dans un hôtel de Belgrade), « nettoyeur ethnique » durant la guerre en ex-Yougoslavie.
Veljko Belivuk, surnommé « Velja Nevolja » (« Velja le trublion, Nevolja à problèmes »), a été interpellé dans une résidence secondaire, dans les montagnes de Rudnik, au centre du pays, après cinq années d'ascension dans la hiérarchie du gangstérisme. « C'était comme dans les films, raconte son avocat, il n'a eu droit qu'à un seul coup de fil : il m'a appelé. » Puis le balèze tatoué a été conduit dans un autre de ses repères, lors de perquisitions à grand spectacle. On l'a vu sortir, menottes aux poignets, du stade décrépit et tapissé de graffitis du Partizan Belgrade, entouré de policiers cagoulés du SAJ, l'unité spéciale antiterroriste serbe.
Il avait « privatisé » le restaurant du stade du Partizan Belgrade
Patron d'un groupe d'ultras qui régnait dans le virage sud, Belivuk avait notamment « privatisé » l'ancien restaurant de l'enceinte, transformé en rade clandestin. Il lui servait de camp de base pour ses activités illégales, sous le nez des dirigeants du club, apparemment impuissants. Il y a deux ans, Belivuk avait fait combler les grilles des deux accès extérieurs au restaurant par des plaques métalliques, rendant l'endroit invisible pour les curieux. Étonnant contraste avec le gardien officiel du stade, un vieux monsieur qui tue l'ennui dans une casemate ouverte à tous les vents...
Le jour du coup de filet, le ministre de l'Intérieur, Aleksandar Vulin, s'est empressé de commenter l'opération, proclamant que la Serbie est un « pays sérieux qui ne permettra pas la création d'un nouveau clan de Zemun ». La liste des soupçons qui pèse sur Belivuk et sa bande est chargée : meurtres, enlèvements, extorsion et trafic de drogue. Une partie des recherches s'est déroulée dans deux locaux du stade du Partizan, qui auraient servi à cacher des armes et de la drogue. L'autre scène de crime se situe dans un décor bucolique, en surplomb du Danube, dans le petit village de Ritopek, au sud-est de Belgrade.
Une maison de l'horreur où l'on pratiquait tortures, mutilations et exécutions
Surveillée par la police jour et nuit, voici la « maison de l'horreur », dont l'avocat de Belivuk nie qu'il en soit le propriétaire. Située au bord d'une route secondaire, qui mène vers des champs de cerisiers, elle fut, selon les autorités, un lieu stratégique de tortures, de mutilations et d'exécutions. Au rythme des révélations, les puissants tabloïds serbes, en connexion directe avec les structures étatiques, s'en donnent à coeur joie : dans la maison de Ritopek, les policiers ont notamment découvert un broyeur de viande industriel et procèdent, depuis, à de nombreuses analyses de traces d'ADN humain, retrouvées dans la machine et sur les murs.
La « maison de l'horreur » à Ritopek. Dans l'affaire Belivuk, c'est ici que des corps auraient été dissous dans de l'acide ou détruits avec un broyeur à viande industriel. (E. Garnier/L'Équipe)
La « maison de l'horreur » à Ritopek. Dans l'affaire Belivuk, c'est ici que des corps auraient été dissous dans de l'acide ou détruits avec un broyeur à viande industriel. (E. Garnier/L'Équipe)
Parmi les victimes présumées : Milan Ljepoja, qui fut l'un des « cerveaux » du gang des Pink Panthers, rendu célèbre pour ses braquages de bijouterie spectaculaires, au tournant des années 2000, aux quatre coins du monde. Arrêté dans l'Ain, fin mai 2008, Ljepoja, qui parlait sept langues, fut un temps incarcéré à la prison de la Santé, à Paris, où il s'était également mis au français. « Son idéal était de vivre intensément, quelles qu'en soient les conséquences, explique Me Sandrine Pégand, qui fut son avocate. Il était conscient que les rivalités entre gangs l'exposaient au-delà de la normale. »
Lors d'un précédent reportage à Belgrade, début août 2014, nous avions « croisé » sans le savoir Veljko Belivuk, à l'occasion d'un match qualificatif pour la Ligue des champions entre le Partizan et les Bulgares de Ludogorets Razgrad. Sur une des photos prises ce jour-là par Christophe Calais, puis publiée dans le Magazine L'Équipe, on le distingue de profil, accompagnant les chants, près du capo, au pied du virage sud, entouré de la foule des Grobari (les Fossoyeurs, les supporters inconditionnels du Partizan).
Veljko Belivuk (t-shirt blanc) dans le virage sud du stade du Partizan Belgrade avec le groupe ultras « Grobari » ( « Les croque-morts »). (C. Calais/L'Équipe)
Veljko Belivuk (t-shirt blanc) dans le virage sud du stade du Partizan Belgrade avec le groupe ultras « Grobari » ( « Les croque-morts »). (C. Calais/L'Équipe)
Près de lui, gorge tout autant déployée, se tient son ami Aleksandar Stankovic, alias « Sale Mutavi » (« Sale le Taiseux »). À l'époque, Stankovic, également lié au trafic de drogue, dirigeait le groupe des Janjicari , les Janissaires, un nom tiré des soldats d'élite de l'armée ottomane, recrutés parmi les enfants de Chrétiens enlevés et soumis par les Turcs. Un titre approprié : avant d'aller soutenir le Partizan, Stankovic fut un supporter de l'ennemi intime, l'Étoile Rouge. Quant à Belivuk, il fut d'abord fan du FK Rad, un autre club de Belgrade.
Cette « conversion » se comprenait dans les remous qui agitaient alors le virage sud, où les supporters entonnaient régulièrement des chants hostiles au chef de l'État, Aleksandar Vucic (alors Premier ministre), grand supporter et promoteur de l'Étoile Rouge. « La tâche principale de "Sale Mutavi" était de faire stopper ces slogans contre Vucic dans la tribune, quitte à utiliser la force physique, nous explique Vladimir Vuletic, ancien vice-président du Partizan Belgrade, dans son bureau de la Faculté de droit de la capitale serbe, où il est professeur. Il en a eu le pouvoir lors des matches de foot et de basket (le Partizan est une institution omnisports). »
« Sale le Taiseux », comparse de Belivuk, assassiné par balles à Belgrade
« Le Trublion » et « le Taiseux » imposent leur loi en défiant le club, usant d'intimidations. Un jet d'oeufs est organisé sur la tribune présidentielle, lors d'un match de Championnat du Partizan contre Mladost, début avril 2016. Puis Belivuk apparaît au grand public quelques jours plus tard, lors d'une action beaucoup plus violente : le passage à tabac - filmé par les caméras de surveillance - d'un agent de sécurité proche du directeur général, Milos Vazura, sur le parking du stade. Une agression à laquelle Belivuk est mêlé avec son compère « Sale Mutavi ». Mais six mois plus tard, ce dernier est assassiné par balles, à Belgrade, dans un énième règlement de comptes mafieux.
« Velja le Trublion » prend alors la main dans le virage sud avec une fraction remodelée, les Principi, prolongement des Janissaires. Dès lors, tout le monde sait à qui s'adresser. Quand Zvezdan Terzic, le directeur général de l'Étoile Rouge, apprend un jour, avant un derby, que les ultras du Partizan préparent une banderole ordurière sur sa fille Masha, c'est à Belivuk qu'il fait passer le message, pour obtenir son retrait. Fin janvier 2017, un karatéka est abattu à Belgrade, sur fond de guerre dans le milieu de la sécurité privée des restaurants et boîtes de nuit. Principal suspect, « Velja le Trublion » est arrêté, incarcéré quinze mois, mais finalement relâché, officiellement pour manque de preuves.
Il échappe à un règlement de comptes
À la même période, Ljubomir Markovic, leader influent d'un autre groupe de supporters, « Alcatraz », vient, lui, de sortir de prison. Il a purgé sa peine pour son implication dans un drame retentissant : le meurtre du supporter toulousain Brice Taton, en septembre 2009, en plein coeur de Belgrade, avant un match de Ligue Europa face au Partizan. Quand Belivuk revient aux affaires, au printemps 2018, la lutte de pouvoir reprend dans les tribunes. Elle sera fatale à son concurrent Markovic, abattu à Belgrade, en novembre 2019, alors qu'il était lui-même armé.
Au-delà de ces conflits entre hooligans se joue un jeu encore plus périlleux. Car Belivuk est fortement soupçonné d'être lié au clan de Kavac, en guerre depuis plusieurs années contre le clan voisin de Skaljari. Deux villages du Monténégro séparés par une montagne, près de Tivat, sur la côte adriatique. Un conflit fratricide qui remonte à la « disparition » de 250 kg de cocaïne, fin 2014, en Espagne, et qui a déjà fait plus de quarante victimes.
Le 22 janvier, deux semaines avant son arrestation, Belivuk aurait dû être liquidé à l'aéroport de Tivat, en compagnie de son bras droit. « Les autorités locales (qui ont ensuite communiqué, le 28 janvier, sur trois assassinats déjoués) l'ont prévenu, raconte son avocat, Dejan Lazarevic. Il est resté quelques jours de plus à Kotor, chez un ami, puis il est rentré en Serbie. » Où il sera finalement arrêté le 4 février. Qui avait mis un contrat sur sa tête ? « La police monténégrine pense que ça pouvait venir du clan de Skaljari », ajoute le conseil de Belivuk.
«Ce groupe criminel n'a plus de complices mafieux, ni au bureau du procureur ni dans la police, comme il en avait auparavant »
Aleksandar Vucic, président de la Serbie
Un sentiment d'impunité, un attentat évité de justesse, un retour surveillé en Serbie et enfin une arrestation, quelques jours plus tard, à grands frais de publicité du pouvoir. La sombre partie qui se joue autour du cas Belivuk interpelle ; comme si le vent avait étrangement tourné, dans un triangle malsain qui mêle les tribunes, le crime organisé et les autorités publiques. Autant de personnes amenées à se croiser dans les assemblées de certains clubs.
« Ce groupe criminel n'a plus de complices mafieux, ni au bureau du procureur ni dans la police, comme il en avait auparavant », a fini par lâcher le président Vucic, le 14 mai, lors d'une interview télévisée : un aveu officiel des liens entre la bande de Belivuk et des complices au sein de l'appareil d'État. Une autre et même histoire.
Ivan Curkovic: « Le Partizan Belgrade ne pouvait pas lutter »
D'un côté, une institution patrimoniale et populaire, fondée en 1945, le club historique de l'armée yougoslave, fort de ses vingt-deux sections omnisports et de deux grands piliers, le basket et le football. De l'autre, une frange de supporters-hooligans, mêlés à des activités criminelles, qui gangrènent un club soumis à des jeux politiques. Le Partizan Belgrade n'est pas le premier, loin s'en faut, à affronter un tel contexte. Mais le cas Belivuk jette à nouveau une lumière crue sur la face noire du foot serbe, par ailleurs soumis à une affaire de matches truqués (deux clubs de D2 ont été sanctionnés le mois dernier par la Fédération).
Président d'honneur du Partizan, la « légende » Ivan Curkovic (77 ans), ex-gardien des Verts (1972-1981), observe avec stupeur l'affaire Belivuk et ses développements. « Le club ne pouvait pas lutter seul contre cette criminalité, se défend « Curko ». Ce n'est pas notre rôle mais celui de la police. Je ne me vois pas aller leur demander : "Alors, vous êtes trafiquants de drogue ?". Ils m'auraient répondu : "Mais on est purs comme la Vierge !". Certains ont toléré cette situation et seul l'État pouvait décider d'arrêter ça, comme pour le clan de Zemun. Belivuk, moi, je ne l'ai jamais rencontré. Après, les criminels savaient à qui s'adresser ou pas... »A. Tr.