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Football Leaks: l'UEFA bannit Manchester City de la Ligue des champions
Mediapart
Yann Philippin
16 février 2020
Suite à nos enquêtes Football Leaks, l’UEFA a condamné vendredi le club britannique à deux ans d’exclusion de la Ligue des champions pour dopage financier, le jour où se tenait une conférence de soutien à Rui Pinto, le lanceur d'alerte à l'origine des révélations.
Le verdict a fait l’effet d’une bombe. L’UEFA a annoncé vendredi sa décision d’infliger 30 millions d’euros d’amende et de bannir pendant deux ans de la Ligue des champions le richissime club anglais de Manchester City, détenu par un membre de la famille royale d’Abou Dhabi, reconnu coupable de dopage financier à la suite des révélations issues des Football Leaks publiées par Mediapart, Der Spiegel et leurs partenaires du réseau EIC.
[Un élément multimedia s'affiche ici, dans ce même article en ligne sur Mediapart.fr.]Hasard du calendrier : les avocats de Rui Pinto, le lanceur d’alerte à l’origine des révélations Football Leaks, ont réclamé le même jour que leur client soit « protégé » au lieu d’être poursuivi, lors d’une conférence de presse à Lisbonne.
L’UEFA a donc frappé très fort. C’est la première fois que la fédération européenne sanctionne aussi sévèrement l’un des clubs les plus riches du continent pour violation du fair-play financier. Ce règlement, introduit en 2010, interdit aux clubs de dépenser plus qu’ils ne gagnent, afin de tenter d’empêcher les émirs et autres oligarques d’injecter de l’argent à fonds perdus et ainsi fausser l’équité des compétitions.
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Manchester City a annoncé son intention de faire appel devant le tribunal arbitral du sport (TAS). Le verdict de l’Instance de contrôle financier des clubs (ICFC), le gendarme financier de l’UEFA, n’est donc que le début d’une bataille juridique qui s’annonce féroce. Si jamais les Citizens perdent devant le TAS, ils contesteront probablement le verdict auprès de l’Autorité européenne de la concurrence ou de la Cour de justice de l’Union européenne, a indiqué au Monde Antoine Duval, chercheur en droit européen du sport à l’Institut Asser, aux Pays-Bas.
Si la sanction est confirmée, ce serait un séisme dans le monde du foot business. Pour Manchester City, l’un des clubs des plus riches du monde, être exclu de la Ligue des champions pour deux ans se traduirait par au moins 100 millions d’euros de manque à gagner, et surtout rendrait le club invisible sur la scène internationale.
L’UEFA s’était pourtant montrée très complaisante par le passé. En 2014, l’institution alors dirigée par Michel Platini et Gianni Infantino (aujourd’hui patron de la Fifa) avait couvert le dopage financier massif du PSG et de Manchester City, ce qui avait provoqué la démission de l’enquêteur en chef de l’UEFA (lire nos enquêtes ici et là). Le PSG a également été blanchi une seconde fois en 2018 « pour des raisons politiques », selon des documents Football Leaks.
Si l’UEFA s’est finalement décidée à sanctionner Manchester City, c’est uniquement sous la pression de nos enquêtes Football Leaks publiées en novembre 2018. Nous avions révélé que le cheikh Mansour d’Abou Dhabi a subventionné son club à hauteur de 2,7 milliards d’euros, mais surtout l’ampleur des magouilles utilisées pour frauder : société offshore créée pour éjecter des dépenses des comptes du club, et surtout contrats de sponsoring avec des sociétés d’Abu Dhabi, qui étaient pour l’essentiel financés en sous-main par le cheikh (lire notre enquête ici).
Nos enquêtes dévoilaient aussi la morgue du propriétaire de City et son mépris total pour l’UEFA et les règles du fair-play financier. Le président du club, Khaldoon Al-Mubarak, « a dit qu'il préférerait donner 30 millions de livres sterling aux cinquante meilleurs avocats du monde pour les poursuivre en justice pendant dix ans» plutôt que de payer une amende à l’UEFA, raconte un cadre de City dans un courriel confidentiel.
L’UEFA a donc été forcée d’agir. Si jamais elle avait couvert une fraude aussi massive, les autres clubs s’en seraient servis pour faire la même chose, ce qui aurait signé l’arrêt de mort du fair-play financier.
La procédure de l’UEFA contre City a donc bien été déclenchée par les « articles publiés par Der Spiegel, Reuters etMediapart », écrit le TAS dans un arrêt du 15 novembre dernier, qui a rejeté la demande de City d’annuler l’enquête pour vice de procédure.
Le chercheur en droit du sport, Antoine Duval, estime que l’UEFA a de bonnes chances de gagner la bataille judiciaire, même si rien n’est jamais certain en la matière. Mais il souligne que le TAS pourrait juger « qu’il y a une rupture d’égalité en comparaison avec le traitement du PSG par l’UEFA ». Malgré un dopage financier presque aussi important financé par le Qatar, le club parisien a été blanchi pour vice de procédure. Or, l’UEFA n’a curieusement pas contesté cette décision alors que ses chances de gagner étaient jugées importantes en interne, selon une enquête du New York Times.
Quoi qu’il en soit, le verdict de l’UEFA est un message fort envoyé aux autres clubs les plus riches. Même s’il faudrait aller encore plus loin. Comme l’a admis l’UEFA dans un document interne révélé grâce aux Football Leaks, le football s’est converti en l’espace de vingt ans à un capitalisme sauvage, qui aboutit à une concentration extrême des revenus entre les mains des dix à vingt clubs les plus riches, lesquels trustent les victoires dans les championnats nationaux et européens (lire ici).
Les clubs de cette « money league » (la « ligue de l’argent »), du nom du classement annuel du cabinet Deloitte, qui constituent un quasi-cartel, mettent une énorme pression sur l’UEFA pour accaparer une part toujours plus grande des revenus, menaçant de créer une ligue des champions privée si leur demandes exorbitantes ne sont pas satisfaites (lire notre enquête ici).
Ce constat a été confirmé dans une enquête en deux volets publiée vendredi par The Independent, et intitulée « Comment le football moderne a été cassé de façon irréparable ». Le quotidien britannique y démontre, chiffres à l’appui, que jamais les plus gros clubs n’ont été aussi dominateurs sur le terrain, au risque de tuer l’aléa sportif qui fait tout l’intérêt du football.
S’il faudrait aussi redistribuer davantage d’argent aux clubs petits et moyens, le fair-play financier fait partie des mesures qui peuvent contribuer à limiter le déséquilibre entre les clubs les plus riches et les autres.
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L’UEFA s’est pourtant montrée très frileuse envers Rui Pinto, le lanceur d’alerte portugais à l’origine des Football Leaks, sans qui Manchester City n’aurait jamais été condamné. La fédération européenne a pourtant signé en février 2018 un document où elle reconnaît l’importance des lanceurs d’alerte dans la lutte contre la fraude et la corruption. Mais elle n’a jamais contacté Rui Pinto pour lui demander de fournir ses documents sur Manchester City, se contentant d’exploiter ceux qui ont été publiés par Der Spiegel, Mediapart et les membres de l’EIC.
Hasard du calendrier : ce vendredi, jour de l’annonce du verdict contre Manchester City, les avocats de Rui Pinto organisaient à Lisbonne une conférence de presse de soutien au lanceur d’alerte, qui est également à l’origine des révélations Malta Files, et très récemment des Luanda Leaks, qui ont dévoilé la façon dont Isabel Dos Santos, la fille de l’ex-président de l’Angola, a « siphonné l’économie angolaise » et accumulé de manière frauduleuse une fortune estimée à 1,8 milliard d’euros.
Placé en détention provisoire à Lisbonne depuis près d’un an, Rui Pinto a été renvoyé en correctionnelle pour 90 délits, dont une tentative présumée d’extorsion de fonds et une flopée d’actes présumés de piratage informatique. Il doit être jugé d’ici le mois de septembre et risque jusqu’à 25 ans de prison.
« Ce n’est pas un délinquant, c’est un grand lanceur d’alerte comme Julian Assange ou Edward Snowden et il doit être protégé par les autorités portugaises [...], il n’y a pas en Europe d’autre lanceur d’alerte qui subisse le sort de Rui Pinto », a déclaré son avocat français William Bourdon. Il a indiqué avoir des preuves que Pinto a alerté la justice portugaise, avant même la publication des Football Leaks, sur l’intérêt de ses données pour combattre la fraude dans le foot.
Mais les autorités portugaises n’ont pas donné suite, alors que des enquêtes ont été ouvertes dans plusieurs pays et que Rui Pinto a collaboré avec le parquet national financier (PNF) français, lequel a ouvert une procédure de collaboration européenne via Eurojust. Delphine Halgand-Mishra, directrice de l’ONG de soutien aux lanceurs d’alertes The Signals, a révélé que les autorités de plusieurs pays ont déjà encaissé « au moins 35 millions d’euros » grâce aux révélations de Rui Pinto, notamment via les amendes pour fraude fiscale infligées à des stars comme Cristiano Ronaldo.
Plusieurs représentants des réseaux de médias ayant travaillé sur les données de Rui Pinto ont participé à la conférence de presse pour défendre l’intérêt public de ses révélations. « Je veux dire à tous les journalistes présents ici que défendre Rui Pinto, c’est nous défendre nous-mêmes. Il est un héros de la démocratie, un héros du peuple, qui a permis de révéler ce qui était caché », a déclaré le directeur de Mediapart, Edwy Plenel (lire son billet de blog ici).
Stefan Candea, coordinateur du réseau European Investigative Collaborations (EIC), dont fait partie Mediapart, qui a publié grâce à Rui Pinto les enquêtes Football Leaks et Malta Files, a souligné « la valeur et l’intérêt public exceptionnel » de ce que « Rui Pinto a révélé ». « Comment le fait de révéler la vérité peut-il être considéré comme un crime ? », a ajouté Gerard Ryle, directeur du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) qui a mené l’enquête sur les Luanda Leaks. Et d’appeler à « considérer Rui Pinto pour ce qu’il est : un lanceur d’alerte ».
Boite noire
[Un élément multimedia s'affiche ici, dans ce même article en ligne sur Mediapart.fr.]Après une première saison en 2016, Mediapart et 14 médias européens regroupés au sein du réseau European Investigative Collaborations (EIC) ont publié en novembre 2018 la deuxième saison des Football Leaks, la plus grande fuite de l’histoire du journalisme, basée sur plus de 70 millions de documents obtenus par Der Spiegel, soit 3,4 téraoctets de données. Corruption, fraude, dopage, transferts, agents, évasion fiscale, exploitation des mineurs, achats de matchs, influence politique : les Football Leaks documentent de manière inédite la face noire du football.
Boîte noire
[Un élément multimedia s'affiche ici, dans ce même article en ligne sur Mediapart.fr.]Après une première saison en 2016, Mediapart et 14 médias européens regroupés au sein du réseau European Investigative Collaborations (EIC) ont publié en novembre 2018 la deuxième saison des Football Leaks, la plus grande fuite de l’histoire du journalisme, basée sur plus de 70 millions de documents obtenus par Der Spiegel, soit 3,4 téraoctets de données. Corruption, fraude, dopage, transferts, agents, évasion fiscale, exploitation des mineurs, achats de matchs, influence politique : les Football Leaks documentent de manière inédite la face noire du football.