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Marc Fratani Tapi dans l’ombre
L’ancien homme de main de Bernard Tapie a décidé de régler ses comptes. Il lui aura suffi de quelques confidences parcellaires pour déclencher une tempête. DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL PERMANENT
MATHIEU GRÉGOIRE MARSEILLE –Marc Fratani a gagné. Le 3 mars, après la parution de ses propos dans le Monde sur un système de corruption en vigueur à l’OM entre 1989 et 1993 auquel il dit avoir lui-même participé, Bernard Tapie l’a appelé, après trois années de silence. « Il m’a demandé : ‘‘Pourquoi tu fais ça ?’’ », raconte Fratani, soixante-quatorze ans. Oui, pourquoi ? « Il n’avait qu’à bien se comporter avec moi, se rappeler tout ce que j’ai fait pour lui. » Les repentis passent parfois à table par déception sentimentale.
En 1986, soutenu par le maire PS de la ville, Gaston Defferre, Bernard Tapie prenait la tête de l’Olympique de Marseille. Après avoir déjoué un complot contre Tapie à l’assemblée générale du club, Marc Fratani s’était alors mis à la disposition de celui-ci. Et depuis, Fratani était l’ombre du « Boss ». Trois décennies à ses côtés, jusqu’en 2016, comme chauffeur, attaché parlementaire, combinard, facilitateur pour faire rentrer Tapie le Parisien dans les cercles marseillais qui comptent, de la politique à la voyoucratie locale, pour s’attirer les bonnes grâces du quotidien local le Provençal, pour répandre quelques rumeurs bien senties et garder les secrets les plus importants. Les joueurs de l’OM le connaissaient à peine, l’appelaient « le chauffeur », même s’il réglait parfois quelques-uns de leurs soucis privés.
« Fratani n’avait pas de vie, il était à la disposition de Tapie », confie un proche. En 1997, après sa condamnation à deux ans de prison (dont huit mois ferme) dans l’affaire VA-OM par la cour d’appel de Douai pour « corruption et subornation de témoins », Tapie passera plusieurs mois à l’ombre, à la Santé, à Paris, tout d’abord, puis aux Baumettes et dans la maison d’arrêt de Luynes, dans les Bouches-du-Rhône. Les amis de l’homme d’affaires déchu se font rares, mais Fratani, lui, est toujours là pour apporter des colis au parloir ou préparer la remise en liberté avec un emploi chez un armateur du quartier du Pharo. Quand il revient à l’OM, en 2001-2002, amené à s’occuper de la « gestion sportive » selon le souhait du propriétaire du club, Robert Louis-Dreyfus, Tapie n’oublie pas l’homme de main et ses copains de la pègre corso-marseillaise. Ce second et sulfureux passage sera un échec cinglant, les deux hommes quittent le milieu du foot pendant qu’un troisième larron entame son ascension : Jean-Pierre Bernès, l’ancien directeur général de l’OM, condamné, lui, à un an et demi de prison avec sursis par la cour d’appel de Douai dans l’affaire VA-OM. L’obsession de Fratani, celui qui a balancé vingt-trois ans avant lui sur le système de corruption en vigueur à l’OM, dans le bureau du juge d’instruction Pierre Philippon. Le brillant bras droit de Tapie, associé à de nombreuses décisions, quand Fratani n’est qu’un valet voué aux taches obscures. Et depuis, un des agents de joueurs et d’entraîneurs les plus influents du football français.
En 2009, Marc Fratani publie sa version des événements dans un livre intitulé Le mot d’ordre était LIQUIDONS TAPIE ! (ed. Hugo & Cie). Et lui liquide Bernès, qu’il accuse de trahison. Aujourd’hui encore, Fratani dit : « Le club, celui qui l’a tué, c’est Bernès, il a été mis en liquidation après l’affaire VA-OM. Crois-moi que si jamais je suis en charge de la corruption pour ce match à Valenciennes, je prends plus de précautions qu’il n’en a pris. Ne serait-ce que de téléphoner depuis sa chambre d’hôtel… Il va dans une cabine publique, il n’y a plus de dossier. » Contacté, Jean-Pierre Bernès n’a pas souhaité s'exprimer.
Fratani confie avoir remis de l’argent à un arbitre « bienveillant » au lendemain d’un Classique au Parc des Princes, et injecté un anesthésiant dans les bouteilles d’eau de l’équipe adverse, « une ou deux fois ». Ces anecdotes, sans plus de précision ou de preuves à l’appui, ont suffi à mettre une sacrée pagaille. Bernard Tapie avait ainsi démenti vivement les propos de son ancien ami auprès du Parisien : « Tout ça, c’est pipeau ! Si lui a acheté un arbitre, il faut qu’il donne son nom, dise où, quand et qui lui a donné l’argent. » Sur RTL, l’ancien président de l’OM ajoutait : « Je vais demander aux tribunaux de se saisir de ces déclarations pour connaître le nom de cet arbitre. » Au micro de RMC Sport, l’ancien Marseillais Éric Di Meco n’était pas moins virulent : « Moi, je me sens sali quand j’entends ça alors que je pense avoir fait mon métier normalement, en étant honnête pendant toute ma carrière. Il y a prescription, allez-y, donnez les noms. »
L’instrumentalisation et l’influence, Fratani, passé par la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis la Ligue communiste, trotskiste, avant d’être encarté en 1976 au RPR tendance Charles Pasqua, il connaît. « Tu pourras me torturer, jamais je ne donnerai le nom de l’arbitre, dit-il avec une pointe de délectation. Tu comprends bien ça, non ? Je me suis même dispensé de savoir si ce type-là était vivant ou mort. Cet arbitre, ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Moi, la seule chose que je fais, c’est d’apporter les sous. »
Au début des années 2010, il n’a pas vu ou voulu voir arriver la réconciliation Tapie-Bernès. Impossible. Elle lui laisse encore un goût amer : « Ils le font par nécessité. Tapie ne renoue pas des liens avec Bernès parce qu’il est amoureux, mais parce qu’il a besoin de lui. Bernès est très content, car il se dit : ‘‘Il ne m’en veut plus.'' » Le mot « amoureux » n’est pas anodin. L’affect, la loyauté, la fidélité. En 2013, Bernard Tapie revient à Marseille en fanfare, à la tête du quotidien la Provence, acheté au groupe Hersant. Fratani joue les espions dans les réunions publiques, veut faire sauter quelques journalistes du canard, demande des coups de main pour ses amis de la télévision locale. Le « Boss » va se lasser, et il en va de ses collaborateurs comme des joueurs de l’OM. « Tant que tu fais partie de son équipe, surtout quand il sait ce que tu sais faire, il te protège un maximum, nous avait confié il y a quelques années la légende du club marseillais, Jean-Pierre Papin. Après, tu ne fais plus partie de ses plans et ça change. C’est la vie. »
Fratani n’a jamais digéré le divorce de 2016, après un énième service demandé au Boss . Il vit toujours à Marseille, dans son appartement HLM des Catalans, avec sa retraite à 1 600 euros par mois. Cheveux gominés, allure soignée et désuète, il reçoit toujours au Sofitel Vieux-Port, son QG, mais laisse désormais les journalistes payer la note. Lors des législatives de 2017, il a contribué à la défaite d’un successeur potentiel du maire Jean-Claude Gaudin, Yves Moraine (LR), dans la 5e circonscription des Bouches-du-Rhône. Fratani a organisé la campagne d'un candidat divers droite, Maurice Di Nocera. À peine 2 % au premier tour, un petit score suffisant pour embêter Moraine, qui ratera la qualification pour le deuxième tour pour 43 voix... De quoi l’occuper, mais pas l’apaiser. Tapie. Bernès. Tapie. Bernès. Ses nuits sont hantées.