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L’ancien attaché parlementaire de Bernard Tapie raconte au «Monde» comment il s’est arrangé avec le FN lors des législatives. Le député des Bouches-du-Rhône a toujours nié la rencontre.
Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie se sont-ils rencontrés entre les deux tours des élections législatives de 1993, pour mettre au point des arrangements électoraux? Lorrain de Saint Affrique, conseiller politique du patron du FN, l’affirmait dans Dans l’ombre de Le Pen (Hachette, 1998). Après avoir longtemps parlé de «divagations de mythomanes» ou «d’affabulations éculées», M.Le Pen a fini par reconnaître en 2010 l’existence du rendez-vous. L’ancien patron de l’OM, qui s’est toujours proclamé champion de la lutte contre l’extrême droite, a, lui, toujours nié: «délire total», répète-t-il, «fantasme», «calomnie», et, en2016 encore, «pure invention».
«Prétendre ça, ce n’est pas seulement me prendre pour un traître, c’est me prendre pour un imbécile», s’était indigné M. Tapie il y a huit ans, menaçant de porter plainte. Un homme a pourtant été le témoin de cette rencontre secrète. Le 22mars1993, Marc Fratani, alors assistant parlementaire de Bernard Tapie, a accompagné ce dernier jusqu’à la maison de M. Le Pen, dans le parc de Montretout, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine). Pour la première fois, il sort du silence.
Mitterrand «épaté» «En1988, dans la foulée de la réélection de François Mitterrand, qui joue alors l’ouverture, Tapie a été parachuté sur la scène politique marseillaise, raconte-t-il. Il arrive en tonnant: “Jean-Marie Le Pen ne sera jamais maire de Marseille.” Tapie n’a que dix-huit jours pour faire campagne.» Le candidat de la société civile s’appuie sur le député européen Charles-Emile Loo «et se fait aider par quelques personnes comme moi, des membres du milieu corso-marseillais qui peuvent lui assurer une tranquillité physique dans la campagne».
«Le rêve de Tapie, c’est de devenir un jour le maire de la deuxième ville de France», raconte Fratani. Il faut d’abord gagner l’élection du 12juin1988, dans une circonscription, la sixième des Bouches-du-Rhône, réputée imprenable par la gauche. Face à lui, un politique du cru, l’UDF Guy Teissier. On l’ignore, mais, dès cette époque, Bernard Tapie tente déjà des arrangements avec le FN. En mai1988, une semaine après avoir fait sa connaissance, il demande à Marc Fratani de lui organiser une rencontre avec le chef de file du FN à Marseille, l’avocat Ronald Perdomo. «Un parrain du milieu corso-marseillais nous prête son appartement en ville. J’organise chez lui une réunion avec Tapie, avec deux de ses amis.» Le président de l’OM implore Perdomo de maintenir son candidat au second tour – en vain. A 84 voix, Tapie doit s’incliner.
«Ce serait ridicule de faire tomber électoralement quelqu’un qui va nous être très utile dans nos rapports avec la droite et la gauche, affirme Jean-Marie Le Pen. Gardons au chaud ce personnage providentiel.» «Quelque temps plus tard, raconte Fratani, j’apprends par des membres du milieu, eux-mêmes informés par un fonctionnaire de police, qu’un trafic de fausses procurations a été organisé par nos adversaires. Je me mets au travail avec André Manivet, le neveu de Charles-Emile Loo, je récupère les photocopies des fausses procurations, je les monte à Paris à l’avocat de Tapie.» Le 25novembre, l’élection de Teissier est annulée par le Conseil constitutionnel. Tapie se représente sous l’étiquette majorité présidentielle et, le 29janvier1989, à la surprise générale, est élu député des Bouches-du-Rhône avec 50,9% des voix au second tour. Même Mitterrand se dit «épaté».
Tapie est désormais le champion qui a remis l’OM sur pied et se bat contre le Front: la légende est en marche. En1993, lorsqu’il décide de se représenter – à Gardanne cette fois, dans la 10e circonscription (la plus à gauche du département), Tapie, conforté par des sondages d’intentions de vote favorables, croit l’affaire dans la poche. C’est compter sans le discrédit de la Mitterrandie, plongée dans les «affaires». Au premier tour, Hervé Fabre-Aubrespy (RPR), ex-conseiller de Charles Pasqua, le talonne d’un point. Damien Bariller, candidat du FN et bras droit de Bruno Mégret, ne voit pas pourquoi il offrirait une victoire à Tapie en se maintenant dans une triangulaire. Seul Jean-Marie Le Pen, se dit Tapie, échaudé par sa défaite de 1988, peut régler l’affaire.
«Seul avec le “salaud”» «C’était, je pense, le lundi après le premier tour des législatives, j’ai du mal à me souvenir, ça fait quand même trente ans. J’étais alors l’attaché parlementaire de Tapie depuis quatre ans, je monte de Marseille en avion et je retrouve Bernard avenue de Friedland, où BTF [Bernard Tapie Finance] avait ses bureaux. Il y a là aussi sa secrétaire particulière et la secrétaire générale de son groupe. Juste avant, je suis passé acheter des films opaques pour les coller sur les vitres de sa voiture.» La rencontre doit en effet rester discrète: durant la campagne des régionales, un an plus tôt, le ministre de François Mitterrand traitait de «salauds» les électeurs du Front. Le Pen, lui, appelle l’ancien patron d’Adidas le «sabordeur d’entreprises».
«Tapie conduit la voiture, raconte Fratani. Nous arrivons à Saint-Cloud. A 500 mètres environ du parc de Montretout, il se gare dans le parking d’une copropriété. Tout à coup, il a peur. “Et si c’était un piège?”, me dit-il, “et s’il y a des photographes? Va voir à pied si l’entrée du manoir n’est pas surveillée”. Je fais le repérage. Personne. Je remonte dans la voiture et je le rassure. Il roule alors vers le portail de la propriété.»
«Devant la maison, je sonne, et j’annonce: “M. Bernard Tapie.” On monte quelques marches, une femme nous reçoit et nous accompagne au premier étage jusqu’au bureau de Jean-Marie Le Pen. Je le laisse seul avec “le salaud”. Une demi-heure plus tard environ, moins d’une heure en tout cas, Tapie ressort. Nous repartons en voiture. Il a l’air content, se dit sûr d’être élu. Je comprends qu’il a obtenu ce qu’il voulait et qu’on n’est pas venus pour rien.»
Quelques jours plus tard a lieu le bureau politique du FN. Au terme d’un débat animé, le «chef» indique que le candidat Bariller doit se maintenir à Gardanne. Mégret, Marie-France Stirbois et Saint Affrique n’en reviennent pas. Conseiller en communication du parti, ce dernier demande des explications. «Ce serait ridicule de faire tomber électoralement quelqu’un qui va nous être très utile dans nos rapports avec la droite et la gauche, lui répond Jean-Marie Le Pen. Gardons au chaud ce personnage providentiel.» Le patron du FN téléphone lui-même au candidat de la 10e circonscription pour lui annoncer la nouvelle.
«Quand un ordre vient d’en haut, je l’applique», a raconté à l’époque M. Bariller, ignorant que Tapie avait pactisé avec le «patron». Au second tour de l’élection, le candidat du FN rassemble plus de 8000 bulletins, permettant à Bernard Tapie de devancer Fabre-Aubrespy de 2271 voix. C’est la fête autour de «Nanard», élu avec 44,48% des suffrages. «La seule ombre au tableau, se souvient Fratani, c’était la déculottée de la gauche. Tapie comprend ce soir-là qu’on entre en cohabitation et qu’il ne sera plus ministre.» Interrogé par LeMonde, le proprétaire du groupe de médias La Provence a une nouvelle fois nié l’existence de ce rendez-vous. « Fratani dit ce qu’il veut, j’en ai rien à foutre », ajoute M. Tapie.