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Le lieutenant Fratani règle ses comptes avec Tapie
Au milieu des années 1980, Marc Fratani entre au service de Bernard Tapie, qui entame son ascension à Marseille. Fidèle, silencieux, il va l'accompagner trente ans dans sa vie politique et à la tête de l'OM, mettant à son service ses réseaux corso-marseillais. Brouillé aujourd'hui avec son ancien mentor, il décrit au Monde les coulisses, des arrangements avec Jean-Marie Le Pen à la corruption au sein de l'OM.
Depuis 2016, le " Corso-Marseillais " a rompu les liens avec Tapie. De la corruption à l'OM aux arrangements avec Le Pen, il raconte la face sombre des années fastes de l'homme d'affaires
Ses cheveux gominés sont lissés en arrière, sa fine chaîne brille autour du cou. D'un mouvement de tête discret, paupières tombantes, il salue les connaissances, nombreuses, croisées sur la corniche ou à l'hôtel Sofitel Vieux-Port, son repaire. " Depuis soixante-quatorze ans que je vis à Marseille, je connais tout le monde et je peux à peu près tout savoir ", dit-il avec l'accent. Rares sont les politiques locaux qui ne connaissent pas Marc Fratani, ex-homme à tout faire de Bernard Tapie, ex-attaché parlementaire, ex-lieutenant à l'Olympique de Marseille, ex-chargé de mission au ministère de la ville.
" Ex ", car " après trente ans à son service ", Marc Fratani a décidé de se mettre à table, comme on dit. Longtemps, il a été " fasciné " par Tapie, sa " force de conviction ", son aisance. " Tout le monde à Marseille sait ce que j'ai fait pour lui, son élection de député, l'OM, sans jamais prendre un sou ", dit-il. Longtemps, il a applaudi l'artiste. " J'ai passé trente ans à empêcher par tous les moyens ceux qui voulaient lui nuire. " Mais depuis 2016, les deux hommes sont brouillés.
La cause du divorce ? " Il m'a cassé les reins sur un projet de production audiovisuelle qu'il a saboté personnellement ", explique Fratani. La version de Tapie, 75 ans, propriétaire du groupe de médias La Provence, diverge un peu : " Il a pensé à tort que le patron d'un journal ça pouvait faire comme le patron d'un club de sport. Chaque fois qu'il m'a proposé un machin, je l'ai renvoyé vers quelqu'un d'autre. Il est déçu et il me fait la gueule. " Fratani, en tout cas, est fâché, et, pour la première fois, a choisi de raconter " tout ce que le milieu a fait pour Tapie " et ce qu'il a couvert vingt-huit ans durant.
Oui, selon lui, ceux qui accusaient l'OM de corruption avaient raison : il a lui même participé à ces opérations, confesse-t-il au Monde. Oui, Bernard Tapie a bien rencontré Jean-Marie Le Pen à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) entre les deux tours des élections législatives de 1993 : " Je l'ai moi-même conduit en voiture. " Fratani voulait déjà l'expliquer dans un livre, il y a deux ans, mais l'annonce, en septembre 2017, du cancer de l'homme d'affaires l'avait stoppé dans son élan.
" Plus de scrupules "" Aujourd'hui qu'il a repris des couleurs et qu'il est à fond dans les médias, je n'ai plus de scrupules ", dit-il. Tapieest en effet sur toutes les ondes, notamment pour défendre les " gilets jaunes " à qui il a prêté un local du siège de La Provence, samedi 5 janvier. Il évoque moins le procès à haut risque qui s'ouvre le 11 mars, à Paris, où il sera jugé pour " escroquerie " et " détournement de fonds publics ", dix ans après un arbitrage controversé qui lui avait accordé 404 millions d'euros afin de solder son litige avec le Crédit lyonnais.
Les présentations entre les deux hommes ont eu lieu à Marseille, il y a trente ans. Tapie vient de la banlieue parisienne. Fratani est un pur " corso-marseillais ", comme on appelle ces milliers d'insulaires installés autour du Vieux-Port, à la recherche d'une vie meilleure. Sa mère est ajaccienne, son père de Corte – un militant à la SFIO, cet ancêtre du PS. Chanteur de rues, il installe sa famille au Pharo et continue de fréquenter les compagnons maquisards de Gaston Defferre, vrai " vivier de parrains et de gens du milieu, plus tard, ça a facilité les contacts ", détaille Fratani. C'est en effet par l'intermédiaire de cette petite bande de voyous ayant pignon sur rue marseillaise que Marc Fratani va rencontrer Tapie. Non sans quelques détours politiques.
Test peu communJeune homme, il épouse une militante d'extrême gauche qui défile tous les week-ends sur la Canebière en criant " paix au Vietnam ". Fratani l'accompagne et joue les gardes du corps. Elle l'entraîne en 1967 à la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis, après la dissolution de cette formation, en juin 1968, à la Ligue communiste, d'obédience trotskiste. " Mais mes relations corses à Marseille étaient plutôt proches de Pasqua ", dirigeant de Ricard dans les années 1960 et installé à Marseille, raconte Fratani. Quand Jacques Chirac crée le RPR, en 1976, il prend sa carte – elle est encore rangée au chaud dans son portefeuille.
En 1981, les militants gaullistes reçoivent pour consigne de voter pour François Mitterrand, afin de faire battre Giscard. Nouveau virage : " Aider Mitterrand, à Marseille, ça passait du coup par soutenir Gaston. " C'est justement l'époque où le maire de Marseille cherche une personnalité pour relever l'OM. Sa femme, Edmonde Charles-Roux, souffle le nom de Bernard Tapie. Fratani rencontre cet as des reprises d'entreprises en faillite le 12 avril 1986, lors de l'Assemblée générale de l'OM qui doit élire Tapie président. " Bonjour ! Tu as une cigarette ? " demande le patron de l'OM lorsqu'il croise Fratani. Il ne s'est pas encore mis aux chewing-gums à la nicotine.
Ils se retrouvent en mai 1988. Parachuté candidat aux législatives, Bernard Tapie lance sa campagne éclair à Marseille. Fratani ne met pas longtemps à trouver qu'il séjourne au Petit Nice, une institution hôtelière de la presqu'île de Malmousque. " Je veux bien me mettre à sa disposition ", explique-t-il à Noëlle Bellone, la plus proche collaboratrice de l'homme d'affaires. Elle lui propose de devenir son chauffeur dans les artères du quartier Sainte-Marguerite et du Stade-Vélodrome, celles de la 6e circonscription des Bouches-du-Rhône.
Tapie devine vite que Fratani compte des réseaux capables de lui " assurer une vraie tranquillité ", dit l'homme de confiance dans un joli euphémisme. Avant de l'enrôler, il fait passer à son futur lieutenant un test peu commun. Il l'invite à partager une pizza. Au retour du repas, le candidat à la législative, d'ordinaire assis sur le siège avant – pour pouvoir tirer sur le frein à main si nécessaire, une manie – s'était allongé à l'arrière de la voiture, se plaint d'avoir été intoxiqué et geint comme s'il agonisait. " C'était du chiqué, glisse-t-il dix jours plus tard à Fratani. Et comme je n'ai pas vu d'écho de tout ça dans la presse, je t'em-bauche. "
" Bernard Tapie engage son chauffeur comme attaché parlementaire ! ", titre Le Méridional, quotidien de la droite marseillaise. Il est surtout factotum du " boss " à l'OM, ses oreilles, ses yeux, ses… bras. " Quand Tapie débarque pour sa campagne de 1988,raconte Fratani, je suis allé trouver les Corso-Marseillais pour leur dire : “Ce type-là est à poil. Il va se faire découper en morceaux, il faut l'aider”. A l'époque, le milieu était organisé. Le contrat était sans contrepartie : la seule chose établie, c'est qu'on se ferait pas de saloperie. Tapie ne s'est d'ailleurs jamais fait racketté par mes amis. " En revanche, " quand il a fallu que sa permanence soit plastiquée, j'étais là… ".
" Il a tout renié "Le 12 juin 1988, veille de l'ouverture des bureaux de vote pour les législatives, une bombe explose devant la porte de la permanence du candidat Tapie, boulevard Gillibert. Pas de blessé, mais un article du Provençal, non signé, qui tombe à point : " Il est évident que quelqu'un – ou quelques-uns – a voulu faire peur au patron de l'OM "." C'était pour sensibiliser les indécis ", avoue aujourd'hui Fratani. Interrogé par Le Monde sur cet épisode, Tapie soupire : " Je n'ai jamais eu ma permanence plastiquée. "
Fratani fait aussi office d'attaché de presse, passe des savons après les mauvais articles, harcèle les médias locaux et les journalistes sportifs. " Je leur raconte que Tapie n'est pour rien dans l'affaire VA-OM de 1993. Toutes ces années, je leur vends Tapie, je leur mens sur toute la ligne ", raconte-t-il aujourd'hui. Pour confondre les " organisateurs " des tentatives de " mises à mort " politiques et médiatiques de son patron, il va même jusqu'à écrire un livre, Le mot d'ordre était : liquidons Tapie (Hugo & cie, 2009). Il y accuse Jean-Pierre Bernès, le directeur sportif du club, d'avoir ourdi l'opération de corruption de 1993. Bernès, celui qui a " lâché " Tapie durant l'instruction du procès, entre 1994 et 1996.
C'était il y a vingt-cinq ans. Fratani n'était alors pas encore prêt à balancer. " En 1988, un accord a été passé entre des gens du milieu et Bernard Tapie pour l'aider à devenir député. Chacun s'était tacitement promis de ne pas nuire aux intérêts des uns et des autres. Pendant vingt-huit ans, il n'y a d'ailleurs pas eu de problèmes. Mais il a tout renié. Du coup, je me sens moi aussi délié de ma parole vis-à-vis de lui. Je lui rappelle aujourd'hui ce que j'ai fait à sa demande. Et comme tout est prescrit, mes propos ne risquent pas de le jeter à nouveau en prison. "
Le dernier échange entre les deux hommes date du 21 juillet 2017. Tapie accuse Fratani d'avoir envoyé à la presse une lettre anonyme dans laquelle il aurait distillé des rumeurs sur son ancien patron. " Pendant trente ans, j'ai tout fait pour lui et il m'accuse d'être un corbeau ! ", s'indigne l'ex-lieutenant de l'homme d'affaires. Un nouveau message s'est affiché le 17 janvier : Tapie était à la recherche de son score aux élections européennes de 1994. Fratani préparait déjà sa vengeance. Il n'a pas répondu.
Ariane Chemin, et Laurent Telo