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LA VERTIGINEUSE SURENCHERE Primes colossales, avantages en nature : confrontés à une intense concurrence interne et externe, les clubs français tentent de changer leurs habitudes et leur grille salariale pour conserver leurs jeunes espoirs. HUGO DELOM (avec BILEL GHAZI)
C’est un jeu de rôles récurrent, au moins une fois par mois les jours de matches de Ligue des champions. La scène se répète dans les stades qui accueillent, plus tôt dans l’après-midi, les rencontres de Youth League. Recruteurs, agents, directeurs sportifs, journalistes : tous sont acteurs de ce qui se décide sous leurs yeux. La bataille de recrutement des jeunes talents. Ça se jauge, ça se regarde, ça s’espionne aussi. Devant ces matches des moins de 19 ans, personne n’est dupe de ces enjeux devenus déterminants pour les clubs hexagonaux.
Presque traumatisée par les exemples des départs de Jérémie Aliadière (Arsenal), Mourad Meghni (Bologne) ou Vincent Péricard (Juventus Turin) au crépuscule des années 2000, la France du football est confrontée, dix-huit ans plus tard, à une problématique bien plus large. Avec un contexte économique et concurrentiel très différent, qui débouche depuis quelques années – les observateurs la situent vers 2010 – à une révolution des habitudes concernant le recrutement des jeunes talents. L’enjeu est connu : comment attirer ou conserver les meilleurs espoirs formés dans leurs centres ? Ce qui a changé, ce sont les méthodes mais aussi les sommes en jeu, désormais considérables. Pour les clubs d’abord : « Il y a encore dix ans, au-delà du fait que c’était rare de voir un jeune sous contrat aspirant partir, ces mecs-là n’avaient pas de forte “valeur”, détaille un agent spécialiste des jeunes. Aujourd’hui, un solide espoir de seize ou dix-sept ans a plus de valeur qu’un joueur moyen de L 1 qui a cinq ans de professionnalisme. »
L’exemple de l’ex-Lyonnais Willem Geubbels (17 ans), qui a décliné la proposition de l’OL et a été transféré pour 20 M€ à Monaco cet été, a marqué les esprits. Elle n’est que la face apparente d’un marché XXL. L’équation est limpide : « Les jeunes joueurs français sont perçus comme les mieux formés au monde. Le club, quel qu’il soit, sait qu’il faut anticiper ce marché-là. Il vaudra toujours mieux payer des primes importantes que se retrouver, trois-quatre ans plus tard à payer 35 ou 40 M€ de transfert. »
Formation au top, concurrence accrue et, au final, des prix qui s’envolent. Les clubs sont obligés de développer leur créativité pour rivaliser. « Les clubs français, pour la grande majorité d’entre eux, ont changé leur méthodologie contractuelle, ils savent qu’ils doivent dépasser la charte, glisse un agent influent. Les clubs qui ne vont pas s’adapter se casseront les dents. » Si les équipes les plus modestes restent attachées aux tarifs de la charte du football professionnel – 2 800 €, 3 500 €, 4 200 € (sur les trois premières années professionnelles) –, Bordeaux, Rennes, Saint-Étienne se sont adaptés depuis deux ou trois ans en gonflant les premières propositions. De 5 000 à 10 000 € mensuels brut et très souvent une prime à la signature à six chiffres. Les talents – par exemple le Stéphanois William Saliba, les Rennais Yann Gboho et Lucas Da Cunha (tous 17 ans) – sont à ces niveaux-là. Une obligation pour des clubs confrontés à la concurrence de structures étrangères très organisées pour accueillir des jeunes joueurs (RB Leipzig, Juventus Turin, Mönchengladbach) et perçues, notamment grâce aux parcours des Pogba, Griezmann ou Laporte, comme des tremplins efficaces : « Prenons l’exemple Saliba. Saint-Étienne a été obligé de faire l’effort car il savait qu’il y avait une concurrence allemande, détaille un autre agent. Des clubs comme Mönchengladbach sont capables de verser des primes de 500 000 € à 3 M€. Au final, le calcul est simple pour “Sainté”. Avant même qu’il pose un pied sur le terrain, Saliba vaut déjà 5-6 M€. Même s'ils lui offrent une forte prime, ils feront une plus-value. » Parfois, cela ne suffit pas. S’il est parvenu à faire signer le jeune Adil Taoui (17 ans), Toulouse, qui a fait évoluer sa grille salariale pour Jean-Clair Todibo (18 ans[☻*]), ne parvient pas à convaincre son espoir, qui dispose d’autres sollicitations en Angleterre (Wolverhampton) et en Allemagne (RB Leipzig) à des hauteurs déjà exceptionnelles.
3 M€ de prime à la signature pour le Parisien Nsoki
Au-delà de la concurrence étrangère, ces clubs intermédiaires ne peuvent pas faire grand-chose face aux mastodontes de la Ligue 1, Monaco et le Paris-SG. Le club de la Principauté a structuré son modèle économique en attirant ces dernières années des dizaines de jeunes (voir page 4). Paris a largement fait évoluer ses habitudes. Et chez ces gros clubs, toutes les méthodes sont bonnes. Anticipation de la signature du contrat pro dès la deuxième année du contrat aspirant, pression sur les agents en cas de non-signature et surtout rémunérations colossales. De l’ordre de 7 000 à 15 000 € mensuels brut. Avec des cas à part pour les joueurs offensifs. S’il va au bout de son contrat, Geubbels touchera (primes comprises et lissées sur la durée du bail) 80 000 € mensuels à l’ASM. Le Parisien Yacine Adli (18 ans) émarge, lui, à 60 000 € mensuels. Sans parler des 3 M€ à la signature de Stanley Nsoki (19 ans). À ces primes s’ajoutent des bonus de fidélité (si le joueur reste sur la totalité du contrat), des primes par titularisation qui peuvent être conséquentes (3 000 €) et possiblement une somme d’argent non négligeable (plusieurs dizaines de milliers d’euros) si le joueur atteint un certain nombre de matches. Des montants encore revalorisés si le joueur intègre une sélection nationale.
Au-delà de ces primes spécifiques qui peuvent consister, pour un gardien par exemple, à un bonus pour un penalty arrêté, les clubs proposent des avantages en nature (paiement du permis de conduire, frais kilométriques pour les parents, billets de train ou d’avion et même récemment cours de piano !).
Le pacte de non-agression entre clubs de Ligue 1 a volé en éclats
Et si cela ne suffit pas, et au-delà des nécessaires garanties sportives (certains intermédiaires essaient d’imposer des clauses de temps de jeu), ils n’hésitent pas à trouver un travail aux proches. Un père kiné officie pour le LOSC, une formation professionnalisante a été trouvée pour le père d’un espoir lyonnais, le père du jeune Kays Ruiz (16 ans) travaille en tant que recruteur au PSG... Tous les moyens sont bons pour tenter d’attirer ou de conserver les profils. Car la concurrence n’a jamais été aussi intense en France. « Le gentleman agreement qui voulait que les clubs français ne s’attaquent pas [au marché des] jeunes a volé en éclats avec l’arrivée des propriétaires étrangers », décrypte un scout français qui travaille pour un club anglais. À Monaco puis à Lille, où il est aujourd'hui le conseiller du président Gérard Lopez, Luis Campos a été l’un des premiers à bouleverser les habitudes. Avec à la clé des succès : deux gros espoirs lyonnais – Nassim Innocenti (16 ans) et Yassine Ben Hamed (15 ans) – ont ainsi rejoint le LOSC au cours des deux dernières années.
Le dirigeant portugais n’hésite pas à franchir des plafonds psychologiques importants. Très grand espoir européen, le jeune Ferhat Cogalan (16 ans), arrivé l’été dernier à Lille, reçoit un salaire mensuel de 30 000 € brut, plus des avantages en nature. Dès ses premières réunions, le directeur sportif Andoni Zubizaretta s’est ému que l’OM ne se positionne pas sur des jeunes Français en vertu de ce pacte de non-agression. Marseille, qui a réussi à faire signer Boubacar Kamara (18 ans, 1 M€ de prime, 30 000 € brut), est en train d’évoluer sur ce point. Lyon, au savoir-faire de formation reconnu, tend à changer également. Mais progressivement. Si la proposition à Geubbels était consistante, l’OL a encore du mal à dépasser les 35 000 € brut mensuels sur le premier contrat pro. Seul Houssem Aouar (20 ans), et à un degré moindre Clément Grenier à son époque, ont bénéficié de ces émoluments. Il sera intéressant de voir l’évolution contractuelle de Titouan Thomas (16 ans), Rayan Cherki (15 ans) ou Florent Da Silva (15 ans), trois grands espoirs du centre. Comme d’autres membres de leur génération, ces trois-là profiteront du contexte de concurrence, mais pas seulement : « L’émergence d’une nouvelle génération d’agents participe à l’inflation. On est dans l’obligation, pour sécuriser les joueurs, d’obtenir des contrats ''max'', explique l’un d’entre eux. À l’époque, les agents, plus proches des clubs, sur les contrats jeunes, faisaient des fleurs pour ensuite maximiser leur com' (commission) sur les deals de pros. Ce n’est plus le cas. » Le marché des jeunes n’a pas fini sa croissance…
(*) Il a été écarté du groupe pro..
L'Equipe