Le secret a été bien gardé. Ni le procureur de Marseille ni l’état major de la police marseillaise n’ont eu vent du coup de filet décidé par les juges d’instruction en charge d’une information judiciaire ouverte en 2011 pour extorsion en bande organisée, association de malfaiteurs et blanchiment en lien avec les transferts de l’OM. Mais, ce matin du 18 novembre 2014, le club connaît une première dans son histoire : ses trois derniers présidents sont simultanément placés en garde à vue. Pape Diouf (2005-2009) est cueilli dans sa villa marseillaise, Jean-Claude Dassier (2009-2011) à Paris, et Vincent Labrune, alors en exercice, dans sa résidence de Saint-Rémy-de-Provence. Une interpellation au saut du lit, à 6 heures du matin, par un policier de l’Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO), assisté d’un capitaine et d’un major de la Brigade nationale de lutte contre le crime organisé corse (BNLCOC), que le jeune père de famille prend avec philosophie. Et un rien de désinvolture. Après tout, le début de saison lui est favorable. Le Stade-Vélodrome rugit à chacune des apparitions de l’OM et du coach argentin Marcelo Bielsa, dont l’arrivée est tout à mettre à son crédit. L’équipe est en tête du Championnat, les supporters sont aux anges et les observateurs, admiratifs devant le jeu pratiqué. Un doux vent d’euphorie souffle sur la ville. Lorsqu’il débarque dans les locaux de l’Évêché, le commissariat central de Marseille, Vincent Labrune est si confiant qu’il renonce à être assisté par un avocat, il n’en « ressent pas le besoin ». « Surpris à la lecture des infractions », l’homme lige de Margarita Louis-Dreyfus lance même un « allons-y » quand démarre l’interrogatoire.
Sur la gestion de ses prédécesseurs, le président, qui émarge à 60 000 euros mensuels à l’OM, ne mâche pas ses mots. À commencer par les premiers transferts de l’ère Dassier, à l’été 2009. Comme celui du milieu argentin Lucho Gonzalez. Transféré de Porto pour 22 millions d’euros alors qu’il existe une clause d’achat de 15 M€, le joueur dispose en outre d’un salaire mensuel « disproportionné » de 270 000 € brut, d’une prime de 175 000 € tous les neuf matches joués et d’une prime sans condition de 867 000 €. « Le recrutement de Lucho, ça a été de l’arnaque », assène Labrune. Idem pour l’arrivée d’André-Pierre Gignac, en août 2010, pour 18 millions d’euros et un salaire mensuel de 350 000 € brut, que, sur les écoutes, il a qualifié « de catastrophe économique » et même « d’extorsion ». « C’est une image, minore Labrune. C’est mon expression à moi pour dire que c’est une arnaque. »
Nommé président du conseil de surveillance par Robert Louis-Dreyfus en 2008, chargé à ce titre de scruter les actions de Pape Diouf puis de Jean-Claude Dassier, Labrune assure n’avoir découvert les erreurs de gestion et contrats suspects qu’a posteriori. Et avec eux, le pouvoir des intermédiaires du foot. « Les dirigeants sont obligés de composer avec les agents. Je suis convaincu qu’on peut s’en passer. Mais, à l’épreuve des faits, on ne peut s’en passer. Et il faut composer avec eux. » Quand il succède à Dassier aux manettes de l’OM, en 2011, Labrune, donc, s’adapte. Il cherche à limiter l’influence de José Anigo, directeur sportif depuis déjà six ans, qui quittera Marseille pour Marrakech en 2014, quelques mois après l’assassinat de son fils Adrien en septembre 2013.
Labrune s’appuie également sur Farid Ayad, un collaborateur d’agents, pour placer Alou Diarra, Stéphane Mbia ou Loïc Rémy en Angleterre, en 2012 et 2013. Le jeune homme jouit d’une telle influence que des salariés du club le considèrent comme le nouveau directeur sportif... Pour percevoir ses 600 000 euros de commissions, Ayad utilise un agent agréé, Grégory Dakad, qui ne prend toutefois pas part aux négociations. Un simple prête-nom. « Cela ne me gêne pas car il travaille vraiment, se défend le président face aux enquêteurs. De plus, c’est une pratique assez courante dans le milieu du foot. »
Les heures passent, les détails s’accumulent, la fatigue s’installe et les policiers resserrent leur étau… Quand ils évoquent le rôle de José Anigo, Labrune donne encore le change et assure qu’il « fait de l’excellent travail ». Sur Jean-Luc Barresi, agent de joueurs suspecté de liens avec le grand banditisme ? Il n’a que quelques anecdotes. « Je l’ai croisé trois fois dans ma vie, la première fois en sortant de l’hôtel Sofitel à Marseille. Il discutait avec mon chauffeur (Jean-Luc Rosa), qui m’a dit qu’il s’agissait de Jean-Luc Barresi. La deuxième fois au Fouquet’s, à Paris (…) J’étais en terrasse après une journée de réunions et il est venu me saluer. Il m’a vanté les résultats de l’OM ces derniers temps. » La troisième fois, c’est un joueur, Morgan Amalfitano, en instance de départ, qui le lui passe au téléphone : « Barresi m’a dit : “Morgan est un ami, il ne faut pas le harceler.” »
« La garde à vue est une épreuve violente, tu es faible, alors tu te raccroches à ce que tu peux », plaide aujourd’hui Labrune auprès de L’Équipe Magazine. De fait, ce 19 novembre 2014, lorsque les enquêteurs commencent à égrener les commissions touchées par l’agent Barresi et son entourage, près d’un million d’euros, Labrune, vacille… « Je tombe des nues », souffle-t-il. Avant de lâcher, contrit : « C’est le système, on ne veut pas s’acheter des problèmes. » Cela fait 36 heures que le président alors en exercice est soumis à un feu roulant de questions par les trois enquêteurs. Quand ils lui demandent si « verser des commissions indues à des agents fait partie du système », Vincent Labrune craque. « Oui, je confirme. » Trois mots qui annoncent sa chute. Il est 18 h 30. L’ancien communicant se lance alors dans une véritable confession sur son histoire personnelle avec le club. Les pressions qu’il a subies lors du premier procès des comptes de l’OM, qui a vu la condamnation de Robert Louis-Dreyfus, son mentor, à dix mois de prison avec sursis et 200 000 € d’amende par la cour d’appel en 2007 (voir chronologie). Les audiences, raconte-t-il, le marquent profondément. « Je me dis que jamais je ne travaillerai à l’OM (…) Je vois cette ville comme quelque chose de terrifiant. » La prise de recul de RLD après le jugement en appel le plonge dans la fosse aux lions. « Je me retrouve du jour au lendemain à recevoir des coups de fil de tout un tas de personnes interlopes qui appelaient avec insistance pour entrer en contact avec Robert ou me faire passer le message que Robert leur devait de l’argent. »
Dès 2007, Louis Acariès, notamment, le harcèle de coups de fil. Intime de RLD, l’ancien boxeur, qui a mené une mission d’audit auprès du club de 2004 jusqu’en 2008 dans un rôle de censeur, reproche à Labrune de l’avoir éloigné de Louis-Dreyfus et revendique le paiement d’une dette. « Il m’indiquait que Robert lui devait de l’argent et qu’il devait le rembourser. Cela s’est traduit par un harcèlement psychologique, notamment par des appels téléphoniques. Je n’en dormais plus la nuit. Parfois, il pétait les plombs en nous disant que cela n’allait pas se passer comme ça. Il n’y avait pas de menaces physiques à proprement parler. Il employait le ton qu’il fallait. »
Un événement marque particulièrement Labrune. Lors d’un match du Standard de Liège, auquel il assiste en tribune en 2009, il reçoit un coup de fil anonyme. Son interlocuteur exige de le rencontrer le lundi suivant, à 11 heures au Fouquet’s. « Il conclut sa conversation en disant que, si je ne venais pas, ils viendront me chercher chez moi. Je comprends qu’il vient de Marseille. Il avait un ton calme et posé, très froid. Cela faisait encore plus peur. Vous comprenez la peur que j’ai ressentie à la suite de ce coup de fil. Je n’ai pas dormi pendant quatre jours. » Lors du rendez-vous, trois hommes se présentent. Et un certain Nader lui demande d’être « gentil avec Louis ». Labrune, qui a demandé à un garde du corps de l’accompagner, refuse. « J’avais conscience que si je répondais oui, je mettais le doigt dans un engrenage. » Un an plus tard, alors qu’il assiste à un match de l’OM, le même Nader pénètre dans sa loge. « Il m’a dit : “C’est fini, l’incident est clos, oublie ce qu’il s’est passé.” J’ai trouvé cela hallucinant. Ce qui m’hallucine, c’est que j’ai quand même des vigiles devant ma loge. Lorsqu’il vient me parler, il n’y a plus personne. »
Sur une planche photos présentée par les policiers, Labrune reconnaît Nader B., surveillé par la police dans des affaires d’extorsions dans les bars d’Aix-en-Provence et considéré comme un membre du grand banditisme marseillais.
La garde à vue touche à sa fin, Labrune reprend son souffle. Mais les enquêteurs ne le lâchent pas et reviennent sur leur cible : le duo Anigo-Barresi, qu’ils suspectent d’avoir mis les transferts sous coupe réglée. « Quel rôle joue José Anigo dans ce système ? », insiste le trio de policiers. « Vu le comportement de José Anigo au quotidien dans le travail, c’est très difficile pour moi de le charger et de le blâmer. II jouait le rôle de tampon avec les agents. Et cela m’arrangeait bien (…) José Anigo ne se cache pas des relations qu’il a pu avoir avec les voyous marseillais. Mon analyse est la suivante : José est le point d’entrée des agents malveillants et proches des voyous dans le système, au vu de ses amitiés. Mais, pour moi, je pense que José subit également le système, et ce, peut-être, dès l’origine. » Dans ce système, Labrune inclut Jean-Luc Barresi, « qui dégage un charisme et une énergie particulière ».
Les enquêteurs le pressent encore. « À votre arrivée, en tant que président, quel constat avez-vous fait ? Que pouvez-vous nous dire sur le système mis en place à l’OM ? » Le constat du désormais ex-président n’est guère optimiste. « Le seul moyen de diriger l’OM, c’est de composer et de prendre en compte les forces en présence que sont les agents et l’environnement local, à savoir les figures du milieu marseillais qui gravitent autour du club. » Et de s’amender. « Les mauvaises décisions que j’ai pu prendre au préjudice de l’actionnaire ont été dictées par cet état de fait, que je ne pouvais pas remettre en cause par peur de représailles ou de pression. »
Il est 23 h 45, ce 19 novembre 2014, Labrune signe le procès verbal qui scelle sa libération. Placé sous le statut de témoin assisté en décembre 2015 par le juge Cotelle, remplacé à la tête du club le 25 juillet, l’ancien président a confié à L’Équipe Magazine ne pas souhaiter revenir sur les propos tenus lors de ses auditions.