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Nelio Lucas, le trader de footballeurs
Rencontre avec le Portugais à la tête de la société Doyen Sports, qui cumule les étiquettes : agent, banquier, recruteur... Grâce à son carnet d’adresses et ses moyens, il s’est rendu incontournable dans le foot européen.
Nelio Lucas est toujours partant pour une bonne affaire. Il peut vous le dire dans une des cinq langues qu’il maîtrise (le portugais, l’espagnol, l’anglais, l’italien, le français) et le statut de sa messagerie instantanée WhatsApp le rappelle à tous ses contacts : «Always available 4 good deal !» («toujours partant pour un bon deal !»). Nelio Lucas, 36 ans, est issu d’une famille très pauvre de Coimbra, dans le centre du Portugal, et est devenu le symbole du libéralisme le plus absolu dans le foot moderne. Vincent Labrune, le président de l’OM, le définit ainsi : «Nelio, c’est Jerry Maguire», l’agent de stars riche et célèbre, incarné par Tom Cruise dans le film du même nom, que Lucas toise d’une bonne vingtaine de centimètres. A la tête de la société Doyen Sports, le Portugais est tout à la fois : investisseur, banquier, imprésario, agent d’image, recruteur… «Nous sommes partenaires du club où nous nous engageons, résume-t-il. Depuis notre création en 2011, on a fait beaucoup d’investissement avec Porto, Benfica, l’Atlético Madrid, le FC Séville et d’autres. Je suis là pour trouver les meilleures solutions. Et si [elles] impliquent qu’un club ait besoin d’argent pour acheter un joueur, je peux lui donner. Bon, en ce moment, je ne peux pas, à cause de la Fifa qui interdit la third-party ownership [la troisième partie propriétaire en français ou TPO, lire page 18]. Une décision de fou.»
A l’été 2014, Doyen Sports avait réalisé la bascule du siècle : après avoir acquis 33,3 % des droits économiques du défenseur français Eliaquim Mangala auprès de Porto pour 2,65 millions d’euros, elle a récupéré 17,9 millions lors de la vente mirobolante (54 millions) du joueur à Manchester City. Mercredi, on apprenait que la Fifa avait diligenté une enquête sur ce transfert : Est-ce bien Porto qui a vendu Mangala en Angleterre, et non Doyen Sports ? En attendant, n'hésitez pas : cassez votre plan épargne-logement et refilez vos économies à Nelio Lucas, il transforme le ballon rond en or. Malgré l’interdiction de la TPO, les clubs de l’Hexagone font la queue : «En 2014, j’ai fait beaucoup de réunions avec des clubs de L1. Ils sont venus vers moi pour trouver des solutions. J’entends Jean-Michel Aulas critiquer les fonds d’investissement. Mais Lyon a été un de ces clubs-là.» Il dégaine un de ces deux smartphones aux coques dorées, fait glisser son doigt : «Tenez, regardez, c’était pendant le tirage au sort de la Ligue des Champions à Monaco, fin août. Vincent Ponsot (le dirigeant général adjoint de l’OL, ndlr) m’a envoyé un millier de messages pour me dire qu’Aulas voulait me rencontrer.»
Bien entouré. Lucas a préféré déjeuner avec Flavio Briatore et Vincent Labrune. Du beau monde, comme toujours. On a suivi le patron de Doyen Sports le 29 septembre, en marge de Porto-Chelsea, sommet du groupe G de la Ligue des champions. Avant de se retrouver sur le terrain, l’Europe du foot squatte les salons du Sheraton, avenue de Boavista. Les Anglais ont pris leurs quartiers dans cet établissement lumineux. José Mourinho rentre en trombe dans un ascenseur de verre, après avoir tapé dans la main de quelques amis. Diego Costa, l’attaquant plus vicieux du monde sur les pelouses, s’avère d’une gentillesse extrême en dehors et enchaîne les photos avec les fans. Dans un coin, Michael Emanolo, le directeur technique de Chelsea et homme de confiance du milliardaire russe Roman Abramovitch, prend le thé avec Pierre Philippe, un agent français aussi réputé que discret. Autour d’une grande table du restaurant, Nelio Lucas, mocassins en croco, jean, chemise blanche et montre de luxe au poignet gauche, déjeune avec le fils du propriétaire du FC Porto, Alexandre Pinto da Costa, et le sélectionneur de l’équipe de Belgique, Marc Wilmots, ainsi que plusieurs collaborateurs, dont Juan Manuel «Juanma» Lopez, ancien international espagnol au regard aiguisé. Un chauve aux petites lunettes les rejoint, dossier bleu sous le bras : le Belge Luciano d’Onofrio, 60 ans. Proche de Bernard Tapie comme de Robert-Louis Dreyfus, il a été dans tous les coups majeurs des années 1990, servant d’intermédiaires sur les transferts à la Juventus de Didier Deschamps et Zinédine Zidane, par exemple. Les juges d’instruction français et belges le connaissent bien : deux ans de prison, dont dix-huit mois avec sursis pour des transferts de l’OM période 1997-1999.
Après avoir quitté la présidence du Standard de Liège, en 2011, il vit une seconde jeunesse avec ses nouveaux copains de Doyen Sports, prend des parts dans la poupée russe Mangala, ex-joueur de son club, via des sociétés-écrans. Avec Nelio Lucas, ils s’éloignent un instant des autres convives, vont passer un appel en FaceTime. Quelques instants plus tard, Lucas sourit : «Luciano vient me dire qu’Alex Witsel [international belge du Zénith Saint-Pétersbourg, ndlr] veut aller à Milan AC. Je lui ai répondu : "Luciano, ce n’est pas à moi de décider, mais à l’entraîneur. Je vais leur parler."» Nelio Lucas conseillant le futur repreneur du Milan AC, le Thaïlandais Bee Taechaubol, sa parole pèsera lourd. Le match Porto-Chelsea ne commence que dans quatre heures mais il est déjà daté : la future composition de bien des équipes européennes se joue là, dans les fauteuils rembourrés du Sheraton. On déambule dans les couloirs immenses et on tombe sur de vieilles connaissances : Philippe Pérez, le DG de l’OM, et Vincent Labrune. Il a été invité en corbeille présidentielle par son homologue portugais, mais s’en va au Stade du Dragão avec Nelio Lucas, dans un Range Rover bleu foncé conduit par un homme de Doyen. La société est derrière deux mouvements majeurs de l’été marseillais : le départ du milieu Giannelli Imbula à Porto, l’arrivée de l’entraîneur espagnol Michel. Nelio Lucas détaille sa stratégie en Provence : «Vincent a eu plein de propositions d’entraîneurs et, en août, il a rencontré Mariano [Aguilar], l’agent de Michel. Mariano, c’est mon ami, mon partenaire, et ma mission est de les aider. Si je peux le faire via mes connexions, je le ferai. Cet été, j’ai contacté la Juventus, Porto, le Real Madrid, des clubs dont je suis l’ami. C’est ça que je fais, je facilite la vie! Ils ont eu besoin du défenseur Rolando : en deux minutes, j’ai négocié ça avec Porto.»
Vous flairez le conflit d’intérêts ? Un entraîneur expédié en avant-garde, qui argue de nécessité footballistique pour faire venir des joueurs appartenant à la même écurie que lui, c’est-à-dire Doyen ? Nelio vous voit venir à 1000 kilomètres : «Pour le Brésilien Leandro Damião, j’ai dit non à Marseille, et le président m’a dit : "Attends, tu es un ami de l’OM et tu ne veux pas donner un joueur de Doyen!" Mais si je fais ça, demain on aura un problème. Tant que Michel sera à l’OM, il y aura zéro joueur de Doyen.»
QI hors normes. On s’y perd parfois, mais ces traders du foot voient loin. A chaque service rendu, un renvoi d’ascenseur dans un, deux ou cinq ans. Ils s’adaptent. La loge de Doyen Sports au Dragão, sur la gauche de la tribune présidentielle, raconte cette évolution. Epinglé sur un mur, le maillot dédicacé de Neymar, signé par tous les joueurs barcelonais. Comme ceux de Xavi ou de David Beckham, Doyen gère les droits d’image du prodige brésilien, et ils sont vastes. Pour un spot de pub vantant les mérites d’un matelas japonais, le cachet s’est élevé à 1 million d’euros. Une goutte d’eau à leur échelle. Dans la loge, le luxe n’est pas ostentatoire, les invités dégustent de la bacaulhau com natas, du gratin de morue, et descendent des verres de bière, sous le regard d’un Usain Bolt postérisé. Doyen produit un documentaire sur la star jamaïcaine, s’étalant sur trois ans. Nelio Lucas a passé une chemise à petits carreaux bleus, une veste gris anthracite, il se faufile entre les gens.
Il salue gaiement Willy Ndangi, le père du Giannelli Imbula. Willy a une casquette Nike sur la tête, des Clarks au pied, mais comme il fait bon à Porto, il va regarder la première mi-temps du match pieds nus. «Sans Doyen, Giannelli n’aurait jamais terminé à Porto, confie-t-il. Porto n’avait que 10M€ à proposer l’OM, ils en ont trouvé 10 autres.» Comment? Doyen aura bientôt un agrément bancaire, mais Nelio Lucas affirme n’avoir pas prêté d’argent : «Quand l’OM m’a dit : ‘‘Je veux 20M€ pour Imbula'', c’était impossible pour Porto. Je les ai trouvés, ces 20M€, j’ai dit aux dirigeants de Porto : ‘‘C’est très cher, mais c’est un bon investissement, je suis sûr que vous allez faire un super business à la fin. Vous l’avez vu ce soir? Porto va récupérer plus de 20M€ sur Imbula. Tout le monde est content. Malheureusement, je n’ai pas d’argent dedans.» Il assure ne pas savoir combien de saisons Imbula restera à Porto, mais il ajoute : «C’est un business qui va faire de l’argent.» A vrai dire, on n’était pas vraiment inquiet sur ce point précis.
Entre deux coups d’œil sur sa boîte mail, Nelio Lucas regarde le match. Il saute de joie sur le premier but de Porto, amené par le dribbleur fou Yacine Brahimi, dont Doyen détient une partie des droits - l’investissement a été fait auprès du club avant l’interdiction effective de la TPO. Il se lève pour la sortie du jeune Ruben Neves, le métronome de 18 ans. Au coup de sifflet final, il saute sur Willy Ndangi, mais aussi sur François Gil, l’agent historique de Brahimi. Il vient même nous checker, guilleret. Si Porto avait perdu, il n’aurait pas pleuré comme le premier fan venu. «Quand j’étais petit, je n’étais pas pour Porto, glisse-t-il. Aujourd’hui, j’ai ressenti la même émotion que si c’était mon club de cœur. Mais l’Atlético Madrid, le FC Séville, Marseille, tous ceux avec qui je travaille, ce sont aussi mes clubs de cœur.» L’argent n’a pas de maillot attitré.
Bruce Springsteen. Nelio Lucas sait qu’il ne faut pas s’attacher, depuis ses 11 ans et ce test scolaire révélant un QI hors normes, qui lui vaut une bourse aux Etats-Unis : une famille d'accueil à Cap Canaveral, en Floride, puis l’université de Californie, à Los Angeles, où il se spécialise en marketing communication et en politique internationale. Il débute dans une agence à Beverly Hills «représentant beaucoup d’acteurs et de stars de la musique. Je me suis occupé de Mariah Carey, j’ai été le road-manager de Bruce Springsteen !» Au début des années 2000, direction Londres, où le foot le happe par l’entremise du patriarche Pini Zahavi, le plus gros agent du royaume. «On a travaillé ensemble pendant neuf ans. Lui avait les contacts en Angleterre, moi dans le reste du monde, je trouvais les joueurs qu’il souhaitait, et lui concluait le business.» Ambitieux, il fondera la filiale Doyen Sports en 2011, après avoir rencontré les actionnaires du groupe Doyen : «On s’est mis d’accord en deux minutes. Pini est très classique, il n’a pas de bureau, pas de secrétaire, il bosse dans le lobby de l’hôtel. Je voulais de l’organisation, une structure, des observateurs aux quatre coins du monde. Il m’a dit récemment : ‘‘Nelio, tu avais raison, je te félicite.’’ Deux ou trois fois, sa femme m’a demandé de revenir avec lui.»
Entouré d’une trentaine de salariés, il boxe maintenant dans la catégorie des Zahavi et des Jorge Mendes (l’agent superstar de Cristiano Ronaldo et de Mourinho). Avec Mendes, dont la loge colle celle de Doyen au Dragão, les relations seraient fraîches, selon la presse portugaise. Lucas : «Tout le monde spécule, mais Jorge est un ami, on a fait beaucoup de business ensemble et j'espère qu'on fera encore beaucoup d'affaires ensembe. C’est un immense agent.» Qui aime l’ombre, quand Nelio Lucas n’a pas peur de s’exprimer en public, dans les colloques, auprès des ligues, et même à Bruxelles. «Il faut des règles pour investir, je suis d’accord avec ça. Doyen fait de l’investissement dans la construction, l’hôtellerie, l’extraction de minerais… il y a des règles! Mais le football ne peut pas être le seul secteur où on ne peut injecter de l’argent», conclut-il, à l’heure d’aller rejoindre Labrune et le gratin dans un restaurant de poissons de Porto, et de parler de futurs transferts jusqu’à trois heures du matin. En attendant l’issue des conflits juridiques avec la Fifa et l’UEFA, Lucas s’apprête à fonder Doyen Consulting, pour proposer son expertise aux clubs. Il envisage aussi de changer le nom de sa société. Il avance et connaît la règle : si ce n’est pas lui, ce sera un autre conquistador du foot-business qui fera des affaires à sa place.
Mathieu Grégoire